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Contes canadiens/Les trois diables/3

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Texte établi par Librairie Beauchemin Limitée (Les trois diablesp. 65-93).


TOM CARIBOU














TOM CARIBOU

CONTE DE NOËL


— Cric, crac, les enfants ! Parli, parlo, parlons ! Pour en savoir le court et le long, passez l’chachoir à Jos. Violon, Sacatabi, sac-à-tabac ! À la porte les ceuses qu’écouteront pas !

Est-il besoin de dire que le conteur qui débutait ainsi n’était autre que Jos. Violon lui-même, mon ami Jos. Violon que j’ai déjà fait connaître quelque part ailleurs ?

C’était la veille de Noël.

J’étais tout jeune bambin, et, pour me consoler de ne pas aller à la messe de minuit — il y avait plus d’une lieue de chez nous à l’église, et un accident quelconque était arrivé à notre cheval dans le cours de la journée — mon père m’avait permis, bien accompagné naturellement, d’assister à une veillée de contes, dont Jos. Violon devait faire les frais chez le père Jean Bilodeau, un bon vieux de nos voisins que je vois encore assis à la porte du poêle, les coudes sur les genoux, avec le tuyau de son brûle-gueule enclavé entre les trois incisives qui lui restaient.

Jos. Violon, comme on le sait peut-être, était un type très amusant, qui avait passé sa jeunesse dans les chantiers de « bois carré », et qui n’aimait rien tant que de raconter ses aventures de voyages dans les « pays d’en haut », comme on appelait alors les coupes de bois de l’Ottawa, de la Gatineau ou du Saint-Maurice.

Ce soir-là, il était en verve.

Il avait été « compère » le matin, suivant son expression ; et comme les accessoires de la cérémonie lui avaient mis un joli brin de brise dans les voiles, une histoire n’attendait pas l’autre.

Toutes des histoires de chantier, naturellement : batailles, accidents, pêches extraordinaires, chasses miraculeuses, apparitions, sortilèges, prouesses de toutes sortes, il y en avait pour tous les goûts.

— Dites-nous donc un conte de Noël, Jos., si vous en savez, en attendant qu’on parte pour la messe de mènuit, fit quelqu’un — une jeune fille qu’on appelait Phémie Boisvert, si je me rappelle bien.

Et Jos. Violon, qui se vantait de connaître les égards dû au sesque, avait tout de suite débuté par les paroles sacramentelles que j’ai rapportées plus haut.

À la suite de quoi, après s’être humecté la luette avec un doigt de Jamaïque, et avoir allumé sa pipe à la chandelle, à l’aide d’une de ces longues allumettes en cèdre dont nos pères, à la campagne, se servaient avant et même assez longtemps après l’invention des allumettes chimiques, il entama son récit en ces termes :

— C’était donc pour vous dire, les enfants, que, cette année-là, j’avions été faire une cage de pin rouge en-haut de Bytown, à la fourche d’une petite rivière qu’on appelait la Galeuse, histoire, je présuppose, de rimer avec la Pouilleuse, qui se trouve un peu plus loin, du côté du lac à la Varmine.

Un pays, comme vous voyez, qui peut donner des démangeaisons, rien qu’à en entendre parler.

J’étions quinze dans not’ chantier : le boss, le commis, le couque, un ligneux, le charrequier, deux coupeux de chemin, deux piqueurs, six grand’haches, épi un choreboy, autrement dit marmiton.

Tous des hommes corrects, bons travailleurs, pas chicaniers, pas bâdreux, pas sacreurs — on parle pas, comme de raison, d’un petit torrieux de temps en temps pour émoustiller la conversation — et pas ivrognes.

Excepté un, dame ! faut ben le dire, un toffe !

Ah ! pour celui-là, par exemple, les enfants, on appelle pus ça ivrogne ; quand il se rencontrait face à face avec une cruche, ou qu’il se trouvait le museau devant un flacon, c’était pas un homme, c’était un entonnoir.

Y venait de quèque part derrière les Trois-Rivières.

Son nom de chrétien était Thomas Baribeau ; mais comme not’ foreman qu’était un Irlandais avait toujours de la misère à baragouiner ce nom-là en anglais, je l’avions baptisé parmi nous autres du surbroquet de Tom Caribou.

Thomas Baribeau, Tom Caribou, ça se ressemblait’c’pas ? Enfin, c’était son nom de cage, et le boss l’avait attrapé tout de suite, comme si c’avait été un nom de sa nation.


C’était pas un homme, c’était un entonnoir.
Toujours que, pour parler, m’a dire comme on dit, à mots couverts, Tom Caribou ou Thomas Baribeau, comme on voudrait, était un gosier de fer-blanc première qualité, et par-dessus le marché, faut y donner ça, une rogne patente ; quelque chose de dépareillé.

Quand je pense à tout ce que j’y ai entendu découdre contre le bon Dieu, la sainte Vierge, les anges et toute la saintarnité, il m’en passe encore des souleurs dans le dos.

Il inventait la vitupération des principes, comme dit M. le curé.

Ah ! l’enfant de sa mère, qu’il était donc chéti, c’t’animal-là !

Ça parlait au diable, ça vendait la poule noire, ça reniait père et mère cinq six fois par jour, ça faisait jamais long comme ça de prière : enfin, je vous dirai que toute sa gueuse de carcasse, son âme avec, valait pas, sus vot’respèque, les quat’fers d’un chien. C’est mon opinion.

Y en avait pas manque dans not’gang qui prétendaient l’avoir vu courir le loup-garou à quat’pattes dans les champs, sans comparaison comme une bête, m’a dire comme on dit, qu’a pas reçu le baptême.

Tant qu’à moi, j’ai vu le véreux à quat’pattes ben des fois, mais c’était pas pour courir le loup-garou, je vous le persuade ; il était ben trop saoûl pour ça.

Tout de même, faut vous dire que pendant un bout de temps, j’étais un de ceux qui pensaient ben que si le flambeux courait queuque chose, c’était plutôt la chasse-galerie, parce qu’un soir Titoine Pelchat, un de nos piqueurs, l’avait surpris qui descendait d’un grot’âbre, et qui y avait dit : "Toine, mon maudit, si t’as le malheur de parler de d’ça, je t’étripe fret, entends-tu ? »

Comme de raison, Titoine
Ça parlait au diable !
avait raconté l’affaire à tout le chantier, mais sous secret.

Si vous savez pas ce que c’est que la chasse-galerie, les enfants, c’est moi qui peux vous dégoiser ça, dans le fin fil, parce que je l’ai vue, moi, la chasse-galerie.

Oui, moi, Jos. Violon, un dimanche midi, entre la messe et les vêpres, je l’ai vue passer en l’air, dret devant l’église de Saint-Jean-Deschaillons, sus mon âme et conscience, comme je vous vois là !

C’était comme on dirait un canot qui filait, je vous mens pas, comme une ripouste, à cinq cents pieds de terre pour le moins, monté par une dizaine de voyageurs en chemise rouge, qui nageaient comme des damnés, avec le diable déboute sus la pince de derrière, qui gouvernait de l’aviron.

Même qu’on les entendait chanter en répondant avec des voix de payens :

Vlà l’bon vent ! Vlà l’joli vent !

Mais il est bon de vous dire aussi que y a d’autres malfaisants qu’ont pas besoin de tout ce bataclan-là pour courir la chasse-galerie.

Les vrais hurlots comme Tom Caribou, ça grimpe tout simplement d’un âbre, épi ça se lance sus une branche, sus un bâton, sus n’importe quoi, et le diable les emporte.

Y font jusqu’à des cinq cents lieues d’une nuit pour aller marmiter on sait pas queux manigances de réprouvés dans des racoins oùs que les honnêtes gens voudraient pas mettre le nez pour une terre.

En tout cas, si Tom Caribou courait pas la chasse-galerie, quand y s’évadait le soir tout fin seul, en regardant derrière lui si on le watchait, c’était toujours pas pour faire ses dévotions, parce que — y avait du

« Le diable debout sur la pince de derrière qui gouvernait de l’aviron. »
sorcier là-dedans — malgré qu’on n’eût pas une goutte de boisson dans le chantier, l’insécrable empestait le rhum à quinze pieds, tous les matins que bon Dieu amenait.

Oùs qu’il prenait ça ? Vous allez le savoir, les enfants.

J’arrivions à la fin du mois de décembre, et la Noël approchait, quand une autre escouade qui faisait chantier pour le même bourgeois, à cinq lieues plus haut que nous autres sus la Galeuse, nous firent demander que si on voulait assister à la messe de mênuit, j’avions qu’à les rejoindre, vu qu’un missionnaire qui r’soudait de chez les sauvages du Nipissingue serait là pour nous la chanter.

— Bâtêche ! qu’on dit, on voit pas souvent d’enfants-Jésus dans les chantiers, ça y sera !

On n’est pas des anges, dans la profession de voyageurs, vous comprenez, les enfants.

On a beau pas invictimer les saints, épi escandaliser le bon Dieu à cœur de jour, comme Tom Caribou, on passe pas six mois dans le bois epi six mois sus les cages par année sans être un petit brin slack sus la religion.

Mais y a toujours des imites pour être des pas grand’chose, pas vrai ! Malgré qu’on n’attrape pas des crampes aux mâchoires à ronger les balustres, et qu’on fasse pas la partie de brisque tous les soirs avec le bedeau, on aime toujours à se rappeler, c’pas, qu’un Canayen a d’autre chose que l’âme d’un chien dans le moule de sa bougrine, sus vot’respèque.

Épi ça se lance sur une branche.

Ça fait que la tripe fut ben vite décidée, et toutes les affaires arrimées pour l’occasion.

Y faisait beau clair de lune ; la neige était snog pour la raquette ; on pouvait partir après souper, arriver correct pour la messe, et être revenus flèche pour déjeuner le lendemain matin, si par cas y avait pas moyen de coucher-là.

— Vous irez tout seuls, mes bouts de crimes !… dit Tom Caribou, avec un chapelet de blasphèmes à faire dresser les cheveux, et en frondant un coup de poing à se splitter les jointures sur la table de la cambuse.

Pas besoin de vous dire, je présuppose, que personne de nous autres s’avisit de se mettre à genoux pour tourmenter le pendard. C’était pas l’absence d’un marabout pareil qui pouvait faire manquer la cérémonie, et j’avions pas besoin de sa belle voix pour entonner la Nouvelle agréable.

— Eh ben, si tu veux pas venir, lui dit le foreman, gêne-toi pas, mon vieux. Tu garderas la cabane. Et puisque tu veux pas voir le bon Dieu, je te souhaite de pas voir le diable pendant qu’on n’y sera pas.

Pour lorse, les enfants, que nous v’là partis, la ceinture autour du corps, les raquettes aux argots, avec chacun son petit sac de provisions sur l’épaule, et la moiquié d’une torquette de travers dans le gouleron.

Comme on n’avait qu’à suivre la rivière, la route faisait risette, comme vous pensez bien ; et je filions en chantant La Boulangère, sus la belle neige fine, avec un ciel comme qui dirait viré en cristal, ma foi de gueux, sans rencontrer tant seulement un bourdignon ni une craque pour nous interboliser la manœuvre.

Tout ce que je peux vous dire, les enfants, c’est qu’on a pas souvent de petites parties de plaisir comme ça dans les chantiers !

Vrai, là ! on s’imaginait entendre la vieille cloche de la paroisse qui nous chantait : Viens donc ! viens donc ! comme dans le bon vieux temps ; et des fois, le mistigris m’emporte ! je me retournais pour voir si je voirais pas venir derrière nous autres queuque beau petit trotteur de par cheux neus, la crigne au vent, avec sa paire de clochettes pendues au collier, ou sa bande de gorlots fortillants à la martingale.

C’est ça qui vous dégourdissait le canayen, un peu croche !

Et je vous dis, moi, attention ! que c’était un peu beau de voir arpenter Jos. Violon ce soir-là ! C’est tout ce que j’ai à vous dire.

Not’messe de mênuit, les enfants, j’ai pas besoin de vous dire que ça fut pas fionné comme les cérémonies de Monseigneur.

Le curé avait pas un set de garnitures numéro trente-six ; les agrès de l’autel reluisaient pas assez pour nous éborgner ; les chantres avaient pas toute le sifflette huilé comme des gosiers de rossignols, et les servants de messe auraient eu, j’crois ben, un peu plus de façon l’épaule sour le cantouque que l’ensensoir au bout du bras.

Avec ça que y avait pas plus d’Enfant-Jésus que sus la main ! Ce qui est pas, comme vous savez, rien qu’un bouton de bricole de manque pour une messe de mênuit.

Pour dire la vérité, le saint homme Job pouvait pas avoir un gréement pus pauvre que ça pour dire sa messe !

Mais, c’t’égal, y a ben eu des messes en musique qui valaient pas c’t’elle-là, mes p’tits cœurs, je vous en donne la parole d’honneur de Jos. Violon !

Ça nous rappelait le vieux temps, voyez-vous, la vieille paroisse, la vieille maison, la vieille mère… exétéra.

Bon sang de mon âme, les enfants, Jos. Violon est pas un pince-la-lippe, ni un braillard de la Madeleine, vous savez ça ; eh ben, je finissais pas de changer ma chique de bord pour m’empêcher de pleurer.

Mais y s’agit pas de tout ça, faut savoir ce qu’était arrivé à Tom Caribou pendant not’ absence.

Comme de raison, c’est pas la peine de vous conter qu’après la messe, on revint au chantier en piquant au plus court par le même chemin. Ce qui fait qu’il était grand jour quand on aperçut la cabane.

D’abord on fut joliment surpris de pas voir tant seulement une pincée de boucane sortir du tuyau ; mais on le fut encore ben plusse quand on trouvait la porte toute grande ouverte, le poêle raide mort, et pas plus de Tom Caribou que dans nos sacs de provisions.

Je vous mens pas, le première idée qui nous vint, c’est que le liable l’avait emporté.

Et je filions en chantant La Boulangère sus la belle neige.

Un vagabond de c’t’espèce-là, c’pas ?…

— Mais c’t’égal, qu’on se dit, faut toujours le sarcher.

C’était pas aisé de le sarcher, vu qu’il avait pas neigé depuis plusieurs jours, et qu’y avait des pistes éparpillées tout alentour de la cabane, et jusque dans le fond du bois, si ben encroisaillées de tout bord et de tout côté, que y avait pas moyen de s’y reconnaître.

Chanceusement que le boss avait un chien ben smart : Polisson, qu’on l’appelait par amiquié.

— Polisson, sarche ! qu’on lui dit.

Et v’là Polisson parti en furetant, la queue en l’air, le nez dans la neige ; et nous autres par derrière avec un fusil à deux coups chargé à balle.

On savait pas ce qu’on pourrait rencontrer dans le bois, vous comprenez ben.

Et je vous dis, les enfants, que j’avions un peu ben fait de pas oublier c’t’instrument-là, comme vous allez voir.

Dans les chantiers faut des précautions.

Un bon fusil d’enne cabane, c’est sans comparaison comme le cotillon d’une créature dans le ménage. Rappelez-vous ben ça, les enfants.

Toujours que c’t’fois-là, c’est pas à cause que c’est moi qui le manœuvrais, mais je vous persuade qu’il servit à queuque chose, le fusil.

Y avait pas deux minutes qu’on reluquait à travers les branches, que v’là not’chien figé dret sur son derrière, et qui tremblait comme une feuille.

Parole de Jos. Violon, j’crois que si le vlimeux avait pas eu honte, y revirait debord pour se sauver à la maison.

Moi, je perds pas de temps, j’épaule mon fusil, et j’avance…

Vous pourrez jamais vous imaginer, les enfants, de quoi t’est-ce que j’aperçus dret devant moi, dans le défaut d’une petite coulée, là oùs que le bois était un peu plus dru, et la neige un peu plus épaisse qu’ailleurs.

C’était pas drôle ! je vous en signe mon papier.

Ou plutôt, ça l’aurait ben été, drôle, si c’avait pas été si effrayant.

Imaginez-vous que not’Tom Caribou était braqué dans la fourche d’un gros merisier, blanc comme un drap, les yeux sortis de la tête, et fisqués sus la physiolomie d’une mère d’ourse qui tenait le merisier à brasse-corps, deux pieds au-dessous de lui.

Batiscan d’une petite image ! Jos. Violon est pas un homme pour cheniquer devant une crêpe à virer, vous savez ça ; eh ben le sang me fit rien qu’un tour depuis la grosse orteil jusqu’à la fossette du cou.

— C’est le temps de pas manquer ton coup, mon pauvre Jos. Violon, que je me dis. Envoie fort, ou ben fais ton acte de contorsion !

Y avait pas à barguiner, comme on dit. Je fais ni une ni deux, vlan ! Je vrille mes deux balles raide entre les deux épaules de l’ourse.

La bête pousse un grognement, étend les pattes, lâche l’âbre, fait de la toile, et tombe sus le dos les reins cassés.

Il était temps.

J’avais encore mon fusil à l’épaule, que je vis un autre paquet dégringoler de l’âbre.

C’était mon Tom Caribou, sans connaissance, qui venait s’élonger en plein travers de l’ourse les quatr’fers

Elle lui avait posé la patte dret sur le rond-point.
en l’air, avec un rôdeux coup de griffe dans le fond… de sa conscience, et la tête… devinez, les enfants !… La tête toute blanche !

Oui, la tête blanche ! la crignasse y avait blanchi de peur dans c’te nuit-là, aussi vrai que je vais prendre un coup tout à l’heure, avec la grâce du bon Dieu et la permission du père Bilodeau, que ça lui sera rendu, comme on dit, au sanctus.

Oui, vrai ! le malvat avait vieilli au point que j’avions de la misère à le reconnaître.

Pourtant c’était ben lui, et fallait pas l’ambâdonner.

Vite, on afistole une estèque avec des branches, épi on couche mon homme dessus, en prenant ben garde, naturellement, au jambon que l’ourse y avait détérioré dans les bas côtés de la corporation ; épi on le ramène au chantier, à moitié mort et aux trois-quarts gelé raide comme un saucisson.

Après ça, dame, il fallait aussi draver l’ourse jusqu’à la cambuse.

Mais vlà’-t pas une autre histoire !

Vous traiterez Jos. Violon de menteur si vous voulez, les enfants ; c’était pas croyable, mais la vingueuse de bête sentait la boisson, sans comparaison comme une vieille tonne défoncée ; que ça donnait des envies de licher l’animal, à ce que disait Titoine Pelchat.

Tom Caribou avait jamais eu l’haleine si ben réussie.

Mais, laissez faire, allez, c’était pas un miracle.

On comprit l’affaire quand Tom fut capable de parler, et qu’on apprit ce qui était arrivé.

Vous savez, les enfants — si vous le savez pas, c’est Jos. Violon qui va vous le dire — que les ours passent pas leux hiver à travailler aux chantiers comme nous autres, les bûcheux de bois carré, autrement dits voyageurs.

Ben loin de travailler, c’te nation-là pousse la paresse au point qu’ils mangent seulement pas.

Aux premières gelées de l’automne, y se creusent un trou entre les racines d’un âbre, et se laissent enterrer là tout vivants dans la neige, qui fond par-dessour, de manière à leux faire une espèce de réservoir, là y oùs qu’ils passent leux hivernement, à moitié endormis comme des armottes, en se lichant les pattes en guise de repas.

Le nôtre, ou plutôt celui de Tom Caribou, avait choisi la racine de ce merisier-là pour se mettre à l’abri, tandis que Tom Caribou avait choisi la fourche… je vous dirai pourquoi tout à l’heure.

Seulement — vous vous rappelez, c’pas, que le terrain allait en pente — Tom Caribou, c’qu’était tout naturel rejoignit sa fourche du côté d’en-haut ; et l’ourse, ce qu’était bien naturel étout, avait creusé son trou du côté d’en bas, oùs que les racines étaient plus sorties de terre.

Ce qui fait que les deux animaux se trouvaient presque voisins sans s’être jamais rencontrés. Chacun s’imaginait qu’il avait le merisier pour lui tout seul. Vous allez me demander quelle affaire Tom Caribou avait dans c’te fourche.

Eh ben, dans c’te fourche y avait un creux, et dans ce creux notre ivrogne avait caché une cruche de whisky en esprit qu’il avait réussi à faufiler dans le chantier, on sait pas trop comment.


Épi on le ramène du chantier.
On suppose qu’il nous l’avait fait traîner entre deux eaux, au bout d’une ficelle, en arrière du canot.

Toujours est-il qu’il l’avait ! Et le soir, en cachette, il grimpait dans le merisier pour aller remplir son flasque.

C’était de c’t’âbre-là que Titoine Pelchat l’avait vu descendre, la fois qu’on avait parlé de chasse-galerie ; et c’est pour ça que tous les matins, on aurait pu lui faire flamber le soupirail rien qu’en lui passant un tison sour le nez.

Ainsi donc, comme dit M. le curé, après notr’départ pour la messe de mênuit, Tom Caribou avait été emplir son flasque.

Un jour de grand’fête, comme de raison, le flasque s’était vidé vite, malgré que le vicieux fût tout seul à se payer la traite ; et mon Tom Caribou était retourné à son armoire pour renouveler ses provisions.

Malheureusement, si le flasque était vide, Tom Caribou l’était pas, lui. Au contraire, il était trop plein.

La cruche s’était débouchée, et le whisky avait dégorgé à plein gouleron de l’autre côté du merisier, dret sur le museau de la mère ourse.

Le vieille s’était d’abord liché les babines en reniflant ; et trouvant que c’te pluie-là avait un drôle de goût et une curieuse de senteur, elle avait ouvert les yeux. Les yeux ouverts, le whisky avait coulé dedans.

Du whisky en esprit, les enfants, faut pas demander si la bête se réveillit pour tout de bon.

En entendant le hurlement, Tom Caribou était parti à descendre ; mais, bougez pas ! l’ourse qui l’avait entendu grouiller, avait fait le tour de l’âbre, et avant que le malheureux fût à moitié chemin, elle lui avait posé, sus vot’ respèque, pour parler dans les tarmes, la patte dret sur le rond-point.

Seulement l’animal était trop engourdi pour faire plusse ; et, pendant que not’ possédé se racotillait dans l’âbre, le l’envers du frontispice tout ensanglanté, il était resté à tenir le merisier à brassée, sans pouvoir aller plus loin…

V’là ce qui s’était passé… Vous voyez que, si l’ourse sentait le whisky, c’était pas un miracle.

Pauvre Tom Caribou ! entre nous autres, ça prit trois grandes semaines pour lui radouer le fond de cale. C’est Titoine Pelchat qui y collait les catapleumes sur la… comme disent les notaires, sur la propriété foncière.

Jamais on parvint à mettre dans le cabochon de notre ivrogne que c’était pas le diable en personne qu’il avait vu, et qui y avait endommagé le cadran de c’te façon-là.

Fallait le voir tout piteux, tout cireux, tout débiscaillé, le toupet comme un croxignole roulé dans le sucre blanc, et qui demandait pardon, même au chien, de tous ses sacres et de toutes ses ribotes.

Il pouvait pas s’assire, comme de raison ; pour lorse qu’il était obligé de rester à genoux.

C’était sa punition pour pas avoir voulu s’y mettre d’un bon cœur le jour de Noël…

Et cric ! crac ! cra !

Sacatabi, sac-à-tabac !

Mon histoire finit d’en par là.


Louis Fréchette.