Contes chinois (Rémusat)/Les tendres époux

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Jean-Pierre Abel-RémusatMoutardier (Tome premierp. 133-240).

LES TENDRES ÉPOUX.

Séparateur

CHAPITRE Ier.

Ceux qui ne sont pas mariés ne doivent pas rechercher le mariage avec trop de sollicitude.
Tous les mariages sont décrétés par le ciel.
Il est donc inutile de murmurer.
Soyons calmes quand même les vagues furieuses s’élèveraient jusqu’au ciel.
Il y a un chemin du milieu ; suivez-le, et votre barque glissera doucement en avant.

On dit que sous le règne de Tching-ti, dans la principale rue de Kouan-chan, dans la province de Sou-tcheou-fou, demeurait une famille nommée Tun et dont le surnom était Soung ; il paraît aussi qu’ils étaient issus de personnes qui avaient rempli des charges dans le gouvernement. Le mari et la femme ne faisaient aucun commerce, mais vivaient du revenu des terres que leurs ancêtres leur avaient laissées, et qui, étant affermées, suffisaient à leur existence. Ils avaient tous les deux plus de quarante ans et n’avaient point de fils ni de fille. Soung-tun dit un jour à sa femme : « Il y a un vieil adage qui nous enseigne qu’on doit élever des enfans pour en être soigné dans sa vieillesse, et amasser des provisions pour le temps de famine : vous et moi avons maintenant passé quarante ans et nous sommes encore sans enfans. Dans un clin-d’œil nos cheveux seront gris ; sur qui pourrons-nous compter pour nous soutenir, lorsque nous serons devenus vieux, et infirmes ? » Tandis qu’il parlait ainsi, les larmes tombaient involontairement le long de ses joues.

Sa femme Lieou-chi répliqua : « La famille est riche des vertus de ses ancêtres, et n’a pas acquis de biens par des moyens injustes. Vous êtes leur unique descendant, et le ciel qui est juste ne laissera certainement pas finir la ligne directe de votre famille en vous privant d’héritier ; car ceux qui souhaitent des enfans en ont tôt ou tard. »

« Mais eussions-nous un enfant, si ce n’était pas à l’époque que nous pouvons désirer, à peine aurait-il atteint l’âge d’homme, que déjà nous ne serions plus, et tous nos soins et nos inquiétudes ne nous auraient servi de rien, mais seraient, au contraire, un sujet de chagrins et de tourmens. Soung-tun, secouant la tête, convint de la vérité de ces observations ; mais avant qu’il eût essuyé ses larmes, il entendit quelqu’un dans la salle, qui appelait et demandait si Iu-foụng était chez lui.

Il faut savoir que contre l’usage ancien, les pauvres comme les riches ont maintenant un double surnom ; ainsi quand on demandait Iu-foung, on nommait Soung-tun par son autre surnom. Soung-tun écouta, et entendant appeler une seconde fois, il reconnut la voix de Lieou-chun-tsiouan.

Le surnom de Lieou-chun-tsiouan, était yeou-tsai ; ses ancêtres possédaient un grand vaisseau avec lequel ils transportaient des marchandises d’une province à l’autre, et par ce moyen, ils avaient acquis une fortune considérable qu’ils avaient mise tout entière sur leur vaisseau, de sorte qu’il devait valoir plusieurs centaines de pièces d’or. Il était construit entièrement en bois de cèdre, et ils s’en servaient pour trafiquer sur les côtes de la province, de Kiang-nan où il se fait un commerce considérable.

Lieou-chun-tsiouan était l’ami le plus intime de Soung-tun ; aussitôt que celui-ci reconnut sa voix, il se hâta d’aller dans la salle. Ils ne firent pas de cérémonie formelle en s’abordant ; mais ils élevèrent simplement leurs mains devant leur poitrine et s’assirent vis-à-vis l’un de l’autre pour prendre le thé ensemble.

Soung-Tun demanda à Chun-Tsiouan comment il se faisait qu’il fût libre ce jour là. Lieou-chun-tsiouan répondit qu’il était venu exprès pour emprunter quelque chose à Iu-foung : Que peut-il manquer sur votre riche vaisseau, lui dit Soung-tun en souriant, pour que vous veniez le chercher sous mon humble toit ? Lieou-chun-tsiouan répliqua : Si je viens vous déranger pour un objet, c’est

que vous en avez plus d’un ; c’est pourquoi je me hasarde à vous demander cette faveur. Si, véritablement, je l’ai en ma possession, lui dit Soung-tun, sans contredit elle vous sera accordée. Lieou-chun-tsiouan se mit alors, sans aucune hésitation, à lui désigner ce qu’il voulait ; or cet objet…

« Lorsqu’on le porte sur le dos, ce n’est pas pour porter le message impérial ; si on le porte par-devant, ce n’est pas pour soutenir la poitrine ; mais il est d’une belle étoffe jaune, et quand on l’offre, c’est avec des mains pures. Il contient les offrandes mystérieuses qui accompagnent les actions de grâce, et on le présente avec respect lorsqu’on adore les dieux ; à force de paraître dans les vieux temples, il est sali par la fumée de l’encens qui s’y brûle. »

Il paraît que comme il y avait un empêchement à ce que Soung-Tun et sa femme eussent des enfans, ils brûlaient de l’encens et faisaient des prières en divers endroits, pour avoir un fils. Ils avaient fait un pou-fou (ou serviette) jaune, et un pou-taï (ou sac) de la même couleur, pour contenir le cheval de Fo, ainsi que d’autres offrandes dorées. Après qu’on avait brûlé l’encens, ces objets étaient suspendus dans le temple de famille consacré au dieu Fo. Ils observaient toutes ces cérémonies avec une grande dévotion.

Lieou-yeou-tsaï avait cinq ans de plus que Soung-Tun, étant âgé de quarante-six ans, et sa femme Lieou-Chi n’avait pas non plus d’enfans. Ils avaient entendu dire qu’un marchand de sel de Fetcheou, désirant avoir un fils, avait rebâti le temple des Dames de Tchin-tcheou, qui est hors de la porte de la ville de Sou-tcheou-fon, et qu’il y allait continuellement beaucoup de monde pour offrir de l’encens qui brûlait toujours en grande abondance.

Lieou-yeou-tsaï, se trouvant libre, pensa que c’était une occasion favorable, et demanda que la barque s’arrêtât au pont, parce qu’il voulait entrer dans le temple pour y présenter de l’encens ; mais comme il n’avait pas encore préparé le pou-fou ni le pou-taï, il était venu tout exprès pour les emprunter de Soung-tun. Quand il eut exposé le motif de sa visite, Soung-tun resta quelque temps sans lui faire de réponse. Lieou-yeou-tsaï lui dit alors : Êtes-vous d’un caractère si égoïste ? Si l’un ou l’autre de ces objets venait à être gâté avant que je vous le rende, je vous en donnerai deux pour un. Qu’y a-t-il besoin de cela, répliqua Soung-tun, la chose n’est qu’une bagatelle, et puis que les dieux du temple des Dames manifestent leur puissance, je désire y aller aussi ; mais je ne sais à quelle heure le bateau doit partir. Lieou-yeou-tsaï lui répondit qu’il devait partir à l’instant. Soung-tun dit alors : Il y a déjà une paire de pou-fou et de pou-taï enveloppée ; nous en avons encore une autre paire, cela sera suffisant pour tous les deux. C’est très-bien ainsi, dit Lieou-yeou-tsaï.

Soung-tun vint dire à sa femme qu’il allait à la ville pour offrir de l’encens, ce qui la réjouit beaucoup. Il alla ensuite dans le temple de Fo, pour prendre les deux paires de pou-fou et de pou-taï ; il en prêta un à Lieou-yeou-tsaï et garda l’autre pour son propre usage. J’irai le premier, lui dit Lieou-yeou-tsaï, je vous attendrai, dépêchez vous de venir après moi : le bateau est à la petite arche de l’ouest du pont des Quatre Chevaux, et, pour éviter tout retard, si vous voulez prendre votre part d’un peu de riz de ménage sur le vaisseau, il ne sera pas nécessaire que vous en apportiez. Soung-tun accepte, et se hâte de préparer quelques cierges, des bâtons d’encens, du papier découpé en forme de chevaux[1], ainsi que d’autres offrandes en papier, et les enveloppa soigneusement ; il mit aussi un long vêtement de soie blanche et se rendit de suite à la petite arche de l’ouest. Le vent étant favorable, ils mirent à la voile et en moins d’une journée ils firent plus de soixante-dix lis[2], de sorte qu’ils arrivèrent dans la soirée sans éprouver de fatigue. Quand il fut nuit, ils allèrent au pont avec le vaisseau, pour l’y mettre à l’ancre. Auprès de ce pont, un nombre immense de vaisseaux marchands de tous les pays forme une ligne qui s’étend à perte de vue. Il y a une ancienne ode qui fait allusion à cela ; la voici :

Quand la lune se baigne et que les nuages sont chargés de gelée ; les oiseaux gazouillent ;
Qu’il est agréable, en se penchant, de voir depuis le pont les feux odorans des pêcheurs[3],
Sur la montagne glacée qui est hors de la ville de Kou-sou, est le temple solitaire :
Pendant la moitié de la nuit le son de la cloche visite le bateau de l’étranger.

Ils se levèrent le lendemain matin avant qu’il fît jour, et après avoir fait leur toilette à bord, ils prirent ensemble un peu de riz ; ensuite ils se lavèrent les mains et la bouche et prirent chacun leur pou-fou, où ils mirent le papier doré destiné aux offrandes. Ils placèrent le cheval de papier avec les prières dans le pou-taï jaune, et les suspendirent à leur cou. Ils quittèrent ensuite le vaisseau et s’avancèrent d’un pas lent, jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au temple des Dames à Tchin-Tcheou, au moment où le jour commençait à poindre ; mais quoique les portes extérieures du temple fussent ouvertes, celles qui conduisaient à l’autel étaient fermées ; ils se promenèrent sous les portiques pour examiner le bâtiment qui était élégant et vraiment beau à voir. Comme ils étaient là à attendre, ils entendirent une porte s’ouvrir, et le prêtre vint les engager à entrer dans le temple. Il était alors de bonne heure ; ceux qui journellement brûlaient de l’encens n’étaient pas encore arrivés, et le chandelier était vide. Le prêtre prit donc une lampe et alluma une chandelle. Les deux amis lui remirent les pétitions pour les mettre en présence du dieu ; quand ils eurent offert de l’encens et fini leur prière, ils donnèrent une petite somme au prêtre, et après avoir brûlé les offrandes de papier, ils quittèrent le temple.

Lieou-iu-tsaï pria Soung-tun de l’accompagner jusqu’au vaisseau, mais celui-ci s’y refusa. Lieou-tsaï prit alors le pou-fou et le pou-taï, et les rendit à Soung-tun ; ils se remercièrent réciproquement et se séparèrent.

Lieou-iu-tsaï s’en alla tout seul au pont ; il appela son bateau et s’en retourna. Soung-tun, s’apercevant au jour qu’il était encore de bonne heure, eut envie d’aller à Leou-Men, et d’y prendre un bateau pour retourner chez lui ; mais comme il s’en allait, il entendit des gémissemens qui partaient du bas de la muraille, et en approchant il découvrit, sous un toit de chaume adossé le long du temple, un vieux prêtre infirme, qui attendait, étant couché, son dernier instant. Si on l’appelait, il n’entendait pas ; si on l’interrogeait, il était incapable de répondre ; Soung-tun ne put supporter ce spectacle.

Un desservant du temple s’avança vers lui, et lui dit : « Étranger, si vous avez le désir de faire un acte de bienfaisance, vous n’avez qu’à jeter les yeux sur ce vieillard. » Quel acte de bienfaisance puis-je faire, lui demanda Soung-tun ? Ce prêtre, lui répondit le desservant, est du Chen-si, et il a soixante-dix-huit ans ; il déclare qu’il n’a jamais fait usage de choses défendues[4], et qu’il a répété tous les jours le king kang, king, ou livre de prières. Il y a trois ans qu’il a fait une pétition pour rebâtir son temple ; mais il n’a pu se procurer de souscriptions ; il a donc bâti cette chaumière où il demeure, et il répète constamment les formules des prières[5] ; il y a une auberge dans le voisinage, et tous les jours, vers midi, il prend quelque chose, mais après cette heure il ne mange rien. Quelques personnes, par compassion, lui ont donné un peu de monnaie pour acheter du riz ; mais il a tout dépensé à l’auberge, et maintenant il ne lui reste pas une obole ; il y a environ quinze jours qu’il est tombé malade, et depuis ce temps il ne mange ni ne boit plus. Il pouvait encore parler il y a deux jours, et nous lui avons demandé comment il était devenu si infirme et pourquoi il n’était pas parti plus tôt. Il nous a répondu que son heure n’était pas encore venue, et nous a prié d’attendre encore deux jours. Ce matin, de bonne heure, il a essayé de parler, mais cela ne lui a pas été possible, et à chaque instant nous pensons qu’il va expirer. Étranger, si vous prenez de lui quelque compassion, vous lui achèterez un cercueil ordinaire dans lequel on puisse le brûler[6] ; vous ferez ainsi un acte de charité, Comme il a dit que son heure n’était pas encore arrivée, il est probable, monsieur, qu’elle dépend de vous. Soung-tun, après quelques réflexions, se dit : « Je suis venu aujourd’hui pour demander un fils ; si je remplis cet acte de charité avant de retourner chez moi, le dieu du ciel le saura. » Il demanda s’il y avait un marchand de cercueils dans le voisinage ; le desservant lui dit : Si vous voulez aller jusqu’au bout de cette ruelle, vous trouverez la maison de Tchin-san. Je vous prierai de m’accompagner, lui dit alors Soung-tun, afin de me montrer l’endroit ; le desservant le conduisit à la maison de Tchin-san, qui était occupé dans ce moment à scier du bois dans sa boutique ; il lui dit : « M.[7] Tchin-san, je vous ai amené un chaland. » Celui-ci, s’adressant à Soung-tun, lui dit : « Monsieur, si vous désirez voir des cercueils, j’en ai de la première qualité qui viennent de Wou-kouen, et il y en a là dedans qui sont en magasin ; mais, si vous en voulez de tout montés, entrez et choisissez vous-même. » Soung-tun répondit qu’il en voulait de tout prêts. « Voici les meilleurs, lui dit M. Tchin-san, en lui en montrant plusieurs, ils coûtent trois taëls. » Soung-tun ne pouvait néanmoins en donner ce prix, « Ce monsieur, dit le desservant au marchand, est venu pour acheter un cercueil, et comme c’est un acte de charité, il faut que vous y contribuiez en n’exigeant pas un prix trop élevé. Puisque c’est un acte de charité, répondit M. Tchin-san, j’en demanderai moins, et je le laisserai pour un taël et six mas, qui est le prix coûtant, mais vous ne l’aurez point à une obole de moins. » Soung-tun convint que le prix était très-raisonnable, et, tout en réfléchissant, il ouvrit le coin de son mouchoir, et en tira un morceau d’argent pesant environ cinq ou six mas[8]. Il ne lui était resté, après qu’il eut brûlé l’encens le matin, qu’une centaine de caches, de sorte que les deux sommes réunies ne faisaient pas encore la moitié de la valeur du cercueil, « Je sais ce que je vais faire, se dit Soung-tun en lui-même. Le bateau de Lieon-chun-tsio est au pont qui n’est pas loin d’ici », et s’adressant à M. Tchin-san, il lui dit : « Je suis convenu avec vous du prix du cercueil ; je ne ferai qu’aller chez un ami pour emprunter une petite somme, et je reviens à l’instant. C’est bien, monsieur, je compte sur votre parole, lui répondit M. Tchin-san, » Mais le desservant fut mécontent, et lui dit tout en colère : Où donc est votre compassion, monsieur ; faites-vous le projet de vous sauver ? Aussitôt que vous vous êtes aperçu que vous n’aviez pas d’argent sur vous, vous auriez dû le dire ; voyez tout ce monde dans la rue ! Tous regrettent le prêtre qu’ils entendaient il y a quinze jours encore réciter la formule des prières ; mais hélas ! il n’est plus maintenant ! ainsi, avec trois pouces d’haleine[9], un homme exécute mille projets. En est-il privé un jour, la nature entière cesse d’exister pour lui. « N’entendez-vous pas ce qu’ils disent, monsieur, continua le desservant ? Le vieux prêtre est mort et il est maintenant loin de sa demeure terrestre ; mais il vous attend pour le faire enterrer. » Soung-tun, sans répondre, avait l’esprit très-agité et se dit à lui-même : « Puisque je suis convenu du prix du cercueil, j’irai jusqu’au pont, et s’il n’est pas à bord, je m’asseyerai en attendant son retour ; mais il y a un proverbe qui dit : Quand un marchand trouve un bon prix de sa marchandise, il ne choisit pas son chaland ; si, par conséquent, quelqu’un venait à lui offrir un peu plus que moi, il lui donnera le cercueil et je manquerai à la promesse que j’ai faite au prêtre, hélas ! » Soung-tun prit encore une fois l’argent qu’il avait sur lui, consistait en un seul morceau, et, en le pesant, il fit une exclamation de surprise, car il se trouva que c’était une masse d’argent fin, qui, quoique petite en apparence, pesait plus de sept mas ; il le donna à M. Tchin-san, et, ayant ôté son beau vêtement de soie blanche, il le lui remit aussi, en lui disant : « J’évalue cet habillement à plus d’un taël ; si vous ne vous souciez pas de le garder à ce prix, je vous le laisserai en gage ; mais si, d’ici à ce que je vienne le chercher, il a été porté, vous me ferez une déduction. — Je suis un honnête homme, répondit M. Tchin, ainsi ne vous tourmentez pas. » Il prit toutefois l’habit et l’argent. Soung-tun ôta ensuite une épingle d’argent qui rattachait ses cheveux, qui pouvait valoir environ deux mas, et la donna au desservant, en le priant de la faire changer contre de la monnaie de cuivre, afin de payer les dépenses de l’enterrement. Ceux qui étaient dans la boutique à regarder, dirent entre eux : « Que c’est malheureux ! ce seigneur bienfaisant a réussi à exécuter le plus difficile de l’affaire et le plus facile reste encore à achever : nous qui sommes les habitans de cet endroit, nous devrions donc contribuer un peu à l’aider : » chacun donna alors quelque chose et s’en alla ensuite.

Soung-tun sortit et retourna à la hutte pour regarder encore une fois le vieux prêtre, qui, hélas ! avait cessé de vivre. Ses larmes coulèrent avec abondance, comme si c’eût été pour la perte d’un de ses proches parens. Son âme semblait abattue ; il éprouva plus de trouble qu’il n’aurait cru devoir en sentir, et il ne put supporter la vue du cadavre. Lorsqu’il eut cessé de pleurer, il retourna à Leou-men ; mais la barque étant partie, il demanda un bateau pour le reconduire chez lui le même jour.

Quand sa femme le vit revenir le soir, sans sa robe de dessus et le visage tout défait, elle s’écria : « Vous venez de vous battre avec quelqu’un, entrez bien vite, afin que je sache les détails : — Cela ne vaut pas la peine d’être raconté, lui dit Soung-tun en secouant la tête, et il alla directement au temple de Fo pour y suspendre les deux paires de pou-fou et de pou-taï : il adora la divinité en frappant la terre de son front, et il retourna ensuite dans sa chambre où il s’assit pour prendre du thé ; quand il eut fini, il se mit à entretenir sa femme du vieux prêtre et lui raconta tout ce qui s’était passé. « Vous avez agi comme vous le deviez dans cette affaire, lui dit-elle, ainsi vous n’avez aucun sujet de vous tourmenter. » Soung-tun approuva ce discours sensé de sa femme, et, bannissant leurs craintes, tous deux passèrent la soirée à se divertir.

Le mari et la femme se mirent au lit ensemble et dormirent jusqu’à cinq heures du matin. Soung-tun rêva qu’il voyait entrer dans sa chambre le vieux prêtre, qui, le saluant et le remerciant, lui dit : « Mon bienfaiteur, jusqu’ici vous avez vécu sans enfans, et cette année devait être la dernière de votre vie ; mais comme votre cœur s’est montré compatissant et vertueux, le Chang-ti (la divinité) a décrété qu’il serait ajouté à votre existence la moitié d’un âge d’homme. Je demande aussi à mon bienfaiteur de devenir son fils, afin de le récompenser de la bonté dont il a usé envers moi, en me procurant un cercueil. »

Lieou-chi eut aussi un songe dans lequel elle vit l’image d’or du dieu Lou-han entrer dans sa chambre ; elle s’éveilla en faisant un cri qui effraya son mari. Ils se communiquèrent leur rêve où la vérité et le mensonge se trouvaient également.

Ainsi :

Plantez le pépin d’un melon et vous obtiendrez un melon.
Semez la graine d’un pois et vous aurez un pois.
L’homme qui suit avec soin les inspirations de son cœur bienfaisant
Travaille pour lui-même en agissant d’après ses sentimens.

Lieou-chi devint enceinte à cette époque et eut un fils à l’expiration des dix mois lunaires. Elle lui donna le surnom de Kin, à cause du songe dans lequel elle avait vu le corps d’or du dieu Lou-han, et il fut appelé Soung-kin. Il est inutile de dire combien de joie cet événement causa à Soung et à sa femme.

Environ à la même époque, Lieou-iu-tsaï eut une fille qu’on nomma Yi-tchouan. Lorsque les deux jeunes gens furent devenus grands, on fit des propositions pour les marier ensemble ; Lieou-iu-tsaï y consentit avec joie, car c’était le vœu de son cœur ; mais Soung-tun y fit quelques objections, parce que Lieou-iu-tsaï descendait de parens qui habitaient les bateaux et qu’il n’était pas d’une famille ancienne. Quoiqu’il ne voulût pas le dire, c’était, à ses yeux, un obstacle insurmontable.

Soung-kin[10] n’avait que six ans, lorsque son père tomba malade malheureusement, et mourut au grand détriment de sa famille. Il y a un vieux proverbe qui dit : La prospérité d’une famille tient uniquement à l’existence du chef ; et les efforts réunis de dix femmes ne sont pas à comparer à ceux d’un seul homme.

Après la mort de Soung-tun, Lieou-chi prit la direction des affaires de la famille, jusqu’à l’époque où il survint une grande disette ; les gens du village haïssaient la veuve et l’orphelin aussi bien que ses domestiques ; et Lieou-chi, s’apercevant que son revenu était incertain, se défit de ses maisons et de ses terres à mesure que l’occasion se présentait, et loua une maison pour y demeurer. Dans le premier moment, elle avait feint d’être pauvre ; mais dix ans s’écoulèrent à peine, qu’elle le devint en effet. Ayant vécu des débris de sa fortune, elle tomba malade : elle mourut peu de temps après, et on l’enterra.

Soung-kin, devenu orphelin et sans secours, fut chassé de la maison par le propriétaire, n’ayant pas un seul endroit pour se réfugier. Il avait, heureusement pour lui, appris à écrire et à compter dès son enfance ; car le hasard voulut qu’il se trouvât dans sa ville natale un homme de lettres, du rang des kiu-jin, nommé M. Fan, qui venait d’être nommé Tchi-hian de Sou-tchiou-fou dans le Tche-Kiang, et qui cherchait une personne sachant bien écrire et compter. Quelqu’un en informa Soung-kin ; il se présenta chez M. Fan, qui donna ordre qu’on le fît entrer. Il fut très-content de trouver Soung-kin jeune et d’un extérieur agréable, et il lui fit une foule de questions, surtout pour savoir s’il connaissait bien les formes régulières et cursives de l’écriture, et l’arithmétique simple et composée.

Soung-kin entra ce jour même dans sa place, et reçut un habillement neuf complet. Il mangeait à la même table que son maître qui le traitait avec la plus grande bonté. Le jour heureux qu’on attendait pour s’embarquer étant enfin arrivé, Soung-kin monta sur un vaisseau du gouvernement avec M. Fan, le Tchi-hian, qui se rendait à sa destination.

Ainsi :

Le son du bassin d’airain encourage le matelot à ramer[11]
Quand un vent léger, enfle la voile.

Quoique Soung-kin fût pauvre, il était issu d’une famille respectable, et maintenant qu’il se voyait secrétaire de M. Fan, il se serait avili en faisant société avec les domestiques, comme les rayons du soleil qui se mêlent aux particules de poussière ; mais il encourut par-là leur ressentiment. Les domestiques l’avaient dédaigné à cause de sa jeunesse ; mais cette conduite les aigrit encore davantage contre lui.

De Kouan-Chan, le cortége continua sa route par eau jusqu’à Kang-tcheou ; et de là, il voyagea par terre. Ce fut en cet endroit que les domestiques se concertèrent pour porter leurs plaintes à leur maître contre Soung ; ce qu’ils firent en ces termes : « Ce jeune homme, lui dirent-ils, qui est chez vous en qualité de secrétaire et pour vous servir, devrait être soigneux et soumis ; mais il ne sait nullement remplir ses devoirs. Vos bontés pour lui, monsieur, ont été portées à l’excès ; vous lui permettez de s’asseoir et de manger avec vous, ce qui peut être toléré quand on est à bord ; mais maintenant que vous allez voyager par terre et arriver dans des auberges, il serait convenable, monsieur, que vous exigeassiez de lui du respect. Nous nous sommes consultés ensemble, et nous pensons qu’il faudrait qu’il signât un engagement avec son signalement, afin qu’il ne puisse pas se permettre la moindre négligence ou le plus petit oubli dans son emploi. »

M. Fan le kin-jin était d’un caractère doux et facile, et s’en rapportant à ce que ses domestiques venaient de lui dire, il fit appeler Soung-kin dans son cabinet, pour le prier de signer l’engagement avec son signalement ; mais celui-ci s’y refusa quoiqu’on l’en sollicitât à plusieurs reprises, ce qui mit M. Fan si fort en colère, qu’il ordonna à ses domestiques de dépouiller Soung de ses habillemens, et de le chasser du vaisseau. Ceux-ci s’en emparèrent à l’instant et le jetèrent sur le rivage, après lui avoir arraché tous ses vêtemens, à l’exception d’un seul. Plus d’une heure s’était écoulée avant que Soung-kin se remît de sa frayeur, lorsque le premier objet qui frappa sa vue fut le palanquin et les chevaux qui attendaient M. Fan le kiu-jin, pour continuer son voyage ; il se retint de pleurer et tourna le dos pour s’en aller. Comme il n’avait sur lui aucun objet de valeur, et qu’il sentait une faim très-vive, il ne put mieux faire que d’imiter deux anciens sages :

Wou-siang, quand il était pauvre et dans la détresse à Wou-men, allait de porte en porte en jouant du chalumeau.

Han-yu, jeune et affamé, ne refusa pas le secours d’une batelière[12].

Soung-kin restait, pendant le jour, dans les rues, à mendier ; mais, à la nuit, il se retirait dans un vieux temple. Il conservait cependant une sorte de supériorité dans sa situation ; étant d’une famille respectable, quoiqu’il fût dans la plus grande misère, il gardait encore les trois quarts de leur souffle et de leurs os ; et il ne voulut pas faire comme ces mendians des rues, qui n’avaient pas honte de se mettre à genoux et d’employer les expressions les plus serviles ; s’il obtenait quelque aumône, il s’en servait, sinon il savait endurer la faim avec patience ; quelquefois, il avait de quoi se procurer un repas ; d’autres fois, il s’en passait plusieurs jours de suite, jusqu’à ce que, ne conservant aucune trace de sa gaîté passée, il fut enfin réduit à un extrême état de maigreur et de dépérissement.

Ainsi :

Les pluies abondantes fanent la fleur qui va s’épanouir,
Et une gelée blanche suffit pour priver l’herbe de sa verdeur.

L’automne maintenant s’avançait, et les vents du nord amenaient le froid avec rapidité, lorsque tout-à-coup il tomba une pluie abondante. Soung-kin avait épuisé sa légère provision de nourriture, et n’ayant qu’un seul vêtement pour se couvrir, il restait dans le temple appartenant à la nouvelle douane, ne pouvant sortir, malgré les souffrances que lui faisaient éprouver et la faim et le froid, à cause de la pluie qui était tombée sans discontinuer depuis sept heures du matin jusqu’à midi ; alors le temps s’éclaircit ; Soung-kin prit sa ceinture, et la serrant autour de ses reins, il sortit du temple ; mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il rencontra une personne qu’il reconnut au premier coup-d’œil. Lieou-in-tsaï, dont le surnom était Chun-tsiouan, avait été l’ami le plus intime de son père Soung-tun. Soung-kin n’eut pas assez de résolution pour regarder son père du rivage oriental, et, afin d’éviter d’en être remarqué, il tenait la tête baissée, et continuait son chemin les yeux fixés sur la terre. Mais Lieou-in-tsaï l’avait déjà reconnu, et s’approchant de lui par derrière, il l’arrêta avec la main, en lui disant : « N’êtes vous pas le jeune Soung ? Comment se fait-il que vous soyez dans cet état ? »

Soung-kin, tandis que ses larmes coulaient en abondance, lui répliqua en joignant les mains devant lui : « Mon vêtement est tel que je n’ose vous rendre mes devoirs ; mais puisque vous, mon vénérable oncle, vous avez la bonté de vous informer de moi, je vais entrer dans tous les détails. » Il lui raconta alors la manière inconvenante dont M. Fan le tchi-hian s’était conduit avec lui, et l’informa de toutes les circonstances.

« La compassion, lui dit M. Lieou, est un sentiment naturel, et tous les hommes l’éprouvent. Vous allez venir avec moi sur mon vaisseau ; vous travaillerez, et, en retour de vos peines, je vous nourrirai et je fournirai à votre entretien, » Soung-kin, se mettant à genoux, lui répliqua ; « Mon vénérable oncle, si vous me donnez de l’occupation, je vous servirai avec autant de fidélité que si vous étiez mon père ou ma mère rendu à la vie. »

M. Lieou conduisit alors Soung-kin au bord de l’eau ; mais avant de l’amener sur le vaisseau, il alla informer sa femme de ce qui venait d’arriver. Madame Lieou lui dit que cet arrangement était avantageux pour les deux partis et très-fort à désirer. Alors M. Lieou fit signe à Soung-kin, du vaisseau, pour qu’il vînt à bord, et ôtant un vieil habit qu’il avait sur lui, il le donna à Soung pour s’en revêtir, et le conduisit ensuite dans la cabane pour voir madame Lieou ; sa fille Yi-tchouan était à côté d’elle ; Soung-kin rendit ses devoirs à toutes les deux et s’en alla immédiatement sur le tillac. M. Lieou dit à sa femme de donner un peu de riz à maître Soung, afin qu’il pût manger ; elle lui dit qu’il y en avait, mais qu’il était froid. Yi-tchouan dit aussitôt qu’il y avait du thé chaud dans la bouilloire, et, prenant une tasse, elle la remplit. Madame Lieou alla à la cuisine chercher quelques cornichons dans le buffet et les présenta à Soung-kin, en lui disant : « Maître Soung, nous qui vivons sur un vaisseau marchand, nous n’avons pas toutes nos aises comme ceux qui habitent leurs maisons ; mais si vous pouvez manger un peu, quoique cela ne soit pas aussi bien servi, vous nous ferez plaisir. » Soung-kin l’accepta. M. Lieou, s’apercevant qu’il tombait un peu de brouillard, appela sa fille pour prendre le vieux chapeau qui était derrière la cabine, et le donner à maître Soung pour se couvrir la tête. Mais Yi-tchouan s’étant aperçue, en le prenant, qu’il était déchiré d’un côté, elle tira vite une aiguille et du fil qu’elle avait dans son bonnet pour recoudre la fente ; elle le jeta ensuite sur le tillac, en appelant Soung pour lui dire de le prendre et de s’en servir. Soung-kin mit le vieux chapeau sur sa tête, mêla ensuite le thé chaud avec le riz froid et se mit à manger.

Quand il eut fini, M. Lieou lui dit de mettre tout en place et de nettoyer le tillac, parce qu’il allait à terre pour voir quelqu’un et qu’il ne reviendrait que tard. Il ne se passa rien de plus ce soir là ; mais le lendemain quand M. Lieou se leva, il trouva Soung-kin qui était assis à la proue à ne rien faire ; il pensa en lui-même que ce n’était pas l’ordinaire aux nouveaux venus de se conduire de la sorte, et il lui dit d’un ton fâché : « Garçon, vous mangez mon riz et vous portez mes habits, et malgré cela vous êtes paresseux : allons, allons, tournez cette corde, travaillez à ce câble et mettez chaque chose à sa place ; pourquoi êtes-vous assis à rien faire ? » Soung-kin s’empresse de lui répondre. « Quels que soient les ordres que vous me donnerez, je les suivrai et vous obéirai avec plaisir. »

Alors M. Lieou prit un paquet d’écorce d’arbre et le donna à Soung, en lui montrant comment il fallait le travailler.

Ainsi :

Sous le toit le plus humble, si c’est celui d’un autre,
Comment songer à y entrer sans ployer la tête ?

Soung-kin travaillait avec ardeur du matin au soir et n’était jamais oisif.

Comme il s’entendait bien à la tenue des livres, il inscrivait sur le registre du vaisseau toutes les marchandises qui entraient ou qui sortaient, sans jamais commettre aucune erreur ; souvent même il arrivait que les gens des autres vaisseaux venaient le chercher lorsqu’ils avaient quelque transaction à faire, en le priant d’apporter avec lui le souan pan pour arranger leurs comptes. Chacun l’aimait, le respectait et disait de lui qu’il était d’un bon caractère et que, malgré sa grande jeunesse, il montrait déjà beaucoup d’intelligence. S’apercevant qu’il savait se rendre utile et qu’il avait beaucoup d’activité, M. et Madame Lieou non-seulement jetèrent sur lui des regards de bienveillance, mais lui fournirent encore de bons vêtemens et une bonne nourriture, et le reconnurent pour leur neveu, en présence des étrangers. Soung-kin fut très-satisfait de leur conduite à son égard, et, se trouvant dans une situation agréable, il reprit bientôt sa mine accoutumée, de sorte que les habitans des bateaux prenaient tous plaisir à le voir.

Le temps avait passé avec la rapidité d’une flèche et plus de deux années s’étaient écoulées sans qu’ils s’en aperçussent, lorsque M. Lieou vint à songer que lui et sa femme avançaient en âge et qu’il lui restait encore à chercher pour sa fille un mari sur lequel elle pût compter pour la vie ; maître Soung lui semblait l’homme qu’il fallait, mais il ne savait pas comment cela s’accorderait avec les idées de sa femme. Le même soir, comme il buvait du vin avec celle-ci et que sa fille Yi-tchouan était à côté d’eux, il la montra à sa femme en lui disant : « Yi-tchouan est maintenant d’âge à être mariée ; mais puisqu’elle n’a encore personne pour soutien, qu’y a-t-il à faire ? — C’est une affaire importante, lui répondit madame Lieou, et qui, à raison de notre âge avancé, est d’un grand intérêt pour nous : pourquoi ne vous en êtes-vous pas occupé avec plus de soin ? Cela n’est pas sorti de ma pensée un seul jour, lui répliqua monsieur Lieou ; mais il est difficile de trouver quelqu’un qui nous convienne parfaitement comme maître Soung qui est sur notre vaisseau, qui sache conduire bien un commerce et qui soit homme de mérite ; dans mille, nous ne trouverons pas son égal. — Pourquoi donc ne lui donnez-vous pas votre fille en mariage, lui dit madame Lieou ? — Que voulez vous dire, ma-ma, lui demanda M. Lieou avec ironie ? Il n’a pas de maison, ni de moyens d’existence ; mais il dépend absolument des secours que nous lui donnons, et ne possède pas un seul denier ; conviendrait-il que nous lui donnassions notre fille ? — Maître Soung, répliqua madame Lieou, est le fils d’un homme qui a occupé un emploi, et en outre c’est le fils de votre ami défunt ; de son vivant, il y avait eu des propositions pour ce mariage, ainsi que vous pouvez vous en souvenir ; quelque malheureuse que soit sa position actuelle, il n’en est pas moins un homme habile, sachant parfaitement compter et tenir les livres : faites-le donc entrer pour qu’il devienne notre gendre ; nous ne ferons pas tort à notre famille par cette alliance, et quand nous serons tous deux vieux, nous aurons quelqu’un pour nous soutenir. — Est-ce là votre dernier mot, ma-ma, lui dit M. Lieou ? — Madame Liou lui demanda pourquoi il en serait autrement ? — « Puisqu’il en est ainsi, répliqua M. Lieou, c’est bon. »

Il paraît que Lieou-iu-tsaï craignait sa femme ; depuis long-temps il avait jeté ses vues sur Soung-kin, mais il avait peur qu’elle ne voulût pas donner son consentement. Il fut donc enchanté de voir qu’elle désirait elle-même cette union et il appela Soung-kin en présence de sa femme pour lui promettre sa fille en mariage.

Au premier moment, Soung refusa cette offre avec modestie ; mais quand il fut assuré des bonnes dispositions de M. et madame Lieou et qu’ils ne lui demandaient pas de dépenser un denier, il ne put faire autrement que de se conformer à leur désirs.

M. Lieou alla consulter les astrologues et choisit dans le calendrier un jour heureux pour célébrer la noce. Il retourna ensuite près de sa femme et partit avec son vaisseau pour Kouan-chan. La première chose dont il s’occupa fut de mettre le bonnet de cérémonie à maître Soung[13] ; il lui fit faire aussi un bel habillement de soie. Tout ce qu’il portait était absolument neuf depuis les pieds jusqu’à la tête, et quand il fut ainsi habillé, il avait très-bonne mine, quoiqu’il ne possédât pas les talens extraordinaires de Tsaï-kian[14].

Il surpassait de beaucoup Fan-gan[15] par les agrémens de sa personne.

Madame Lieou, de son côté, avait préparé tout ce qui était nécessaire pour les vêtemens et les bijoux de sa fille. Le jour heureux étant arrivé, on invita les amis et les parens pour la noce, et il y eut un festin splendide. Soung-kin se rendit à bord dans la soirée, et fut présenté à sa femme[16]. Le jour suivant, tous leurs parens et amis vinrent les féliciter sur leur mariage, et on passa trois jours consécutifs dans les fêtes et les réjouissances.

Il est inutile de dire qu’après leur mariage Soung et sa femme vécurent dans la plus tendre union ; ils continuèrent à trafiquer avec leur vaisseau, et leur prospérité semblait croître de jour en jour.

Le temps fuit comme une flèche, et un an et deux mois s’étaient écoulés sans qu’ils s’en aperçussent, lorsque Yi-tchouan lui donna une fille. Le mari et la femme l’aimaient plus qu’un trésor, et chacun d’eux en prenait soin à son tour.

Environ un an après, l’enfant tomba malade de la petite vérole ; on fit venir des médecins, mais tout fut inutile, et l’enfant mourut le douzième jour de sa maladie : Soung pleura sa fille chérie jusqu’à ce que ses forces étant épuisées, il tomba en consomption ; tantôt il se plaignait du froid et tantôt de la chaleur ; il perdit l’appétit, et mangeait moins de jour en jour, tant qu’à la fin il ne lui resta plus de chair sur les os, et qu’il lui fut impossible de s’occuper de la moindre chose.

M. et madame Lieou espérèrent d’abord qu’il se rétablirait ; ils avaient consulté les devins à son sujet ; mais plus d’une année venait de s’écouler sans qu’il éprouvât du mieux ; il semblait même que sa maladie avait augmenté, si bien qu’il ressemblait plutôt à un spectre qu’à un être vivant. Il ne pouvait plus tenir les livres ni faire aucun compte, et rien qu’en le regardant on sentait couler ses larmes, comme si on se fût mis un clou dans l’œil. Il eût été à désirer que la mort le délivrât de ce misérable état ; mais il ne devait pas en être ainsi.

Les vieux époux se repentaient sans cesse de lui avoir donné leur fille, et se firent l’un à l’autre tant de reproches, qu’ils finirent par se mettre dans une violente colère. Ils avaient compté sur lui pour leur servir de fils, et les soutenir dans leur vieillesse ; mais maintenant, à le juger à sa mine, il n’était ni mort ni vivant, mais il ressemblait à un serpent venimeux enroulé autour d’un cadavre qui ne peut s’en débarrasser. « En lui donnant notre charmante fille, nous l’avons privée d’un soutien pour l’avenir, et nous avons mal agi. Il faut que nous trouvions quelque expédient pour nous délivrer de cet embarras ; nous pourrons alors marier notre fille à quelque beau jeune homme, et nous aurons encore une fois l’esprit en repos. »

Après s’être consultés long-temps, ils arrêtèrent enfin un plan ; mais ils le cachèrent avec soin à leur fille, et se contentèrent de lui dire qu’ils avaient quelques affaires au nord du Kiang, et qu’ils y allaient avec leur vaisseau. Comme ils avançaient du côté de Wou-ki, dans le Si-tcheou, ils arrivèrent à un endroit inhabité, où ils virent une montagne isolée, et où tout avait un aspect solitaire. Dans le lointain, on entendait le bruit d’une chute d’eau, mais on ne pouvait découvrir aucun vestige d’homme, soit sur le sable, soit sur le rivage.

Le vent étant un peu contraire ce jour-là, M. Lieou, pour exécuter son projet, prit le gouvernail, et dirigeant le vaisseau dans une direction opposée, il le fit donner sur le sable. Il appela alors Soung-kin pour le dégager ; mais celui-ci n’en put venir à bout. M. Lieou se mit à l’injurier en lui disant : Misérable exténué, puisque vous n’avez pas assez de force pour vous rendre utile à bord, descendez sur le rivage pour couper du bois de chauffage, et apportez-le, afin que nous ne soyons pas obligés d’en acheter à la ville. »

Soung-kin, quoique très-effrayé, prit le crochet, serra sa ceinture autour de lui, et descendant à terre s’avança dans la partie la plus épaisse du bois ; mais quoiqu’il y eût des arbres en abondance, il aurait fallu de la force pour les abattre ; Soung se contenta donc de cueillir quelques branches desséchées et de couper quelques broussailles ; ensuite il arracha un rotin pour lier ce qu’il avait rassemblé, et il en fit deux gros tas ; mais n’ayant pas même assez de forces pour les porter, il lui vint à l’idée d’arracher encore un rotin et de mettre les deux tas en un, en laissant passer un bout du lien avec lequel il pût le traîner de la même manière que le pâtre conduit une vache. Après avoir marché quelque temps, il se ressouvint qu’il avait laissé le crochet par terre ; il retourna donc sur ses pas, et l’ayant retrouvé, il l’enfonça dans son fagot, qu’il traîna ensuite lentement vers le rivage, à l’endroit où le vaisseau avait été à l’ancre ; mais il ne put le retrouver, et aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que le rivage et la rivière. Soung-kin erra le long de l’eau pour découvrir le vaisseau ; mais il ne put en apercevoir ni l’ombre ni la moindre trace. Tandis qu’il cherchait ainsi, il vit le soleil qui se couchait à l’occident, et conclut alors que son beau-père l’avait abandonné.

Dans un tel embarras, que pouvait-il faire ? Il n’y a pas de chemin pour monter au ciel, ni de porte par laquelle on puisse entrer dans la terre…… Donnant un libre cours à sa douleur, il poussa des cris : jusqu’à ce que ses forces étant épuisées, il tomba par terre sans connaissance. Il resta environ une heure dans cet état, et en reprenant ses sens, il aperçut sur le rivage, à son grand étonnement, un vieux prêtre qui s’approcha de lui, en s’appuyant sur un bâton, et lui parla ainsi : « Mon bienfaiteur et mon compagoon, comment êtes-vous venu ici ? ce n’est pas un lieu où vous puissiez demeurer. » Soung-kin se leva aussitôt, lui rendit ses devoirs, et lui ayant raconté la manière dont son beau-père l’avait abandonné, il lui dit qu’il n’avait aucun asile, et le supplia de le protéger et de lui conserver la vie. Le vieux prêtre lui répondit : « Ma chaumière n’est pas loin d’ici ; vous pourrez rester avec moi pour le présent, et nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire, » Soung-kin le remercia et se hâta de le suivre : ils arrivèrent à la chaumière après avoir fait environ un quart de mille. Le vieux prêtre prit alors un caillou et un briquet pour allumer du feu, et fit bouillir un peu de gruau qu’il donna à Soung-kin, en lui demandant de nouveau comment il était arrivé que son beau-père et lui ne s’étaient pas accordés ensemble. « Je désire, ajouta-t-il, que vous m’informiez de toutes les circonstances. » Soung-kin entra dans le détail de ce qui s’était passé depuis le moment où il avait été reçu à bord du vaisseau, jusqu’à celui où il était tombé malade. « Mon très-digne bienfaiteur, lui demanda le vieux prêtre, entretient-il quelque animosité contre son beau-père ? — Lorsque j’ai sollicité sa bonté, il s’est montré plein de charité pour moi ; car il m’a reçu sur son vaisseau et m’a nourri ; il m’a ensuite donné sa fille. Mais voyant que je suis dangereusement malade et près de mourir, il m’a abandonné. Comment oserais-je toutefois entretenir de l’animosité contre lui ? — Les sentimens que mon fils vient d’exprimer sont pleins de noblesse et de vertu. Votre maladie, monsieur, ne provient que de l’abattement d’un cœur malade, et il n’est pas au pouvoir de la médecine de vous guérir ; mais si vous parvenez à vous tranquilliser l’esprit, vous vous rétablirez. Jusqu’ici avez-vous observé les règles[17] et récité les prières que Fo a prescrites ? » Soung-kin lui répondit que, jusqu’alors, il ne l’avait pas fait. Le vieux prêtre tira alors de sa manche un volume qu’il présenta à Soung, en lui disant : « Voici le king-kang-pan-go ou le livre des prières scellé avec le cœur de Fo. » Il assura Song-kin que s’il en répétait un chapitre tous les jours, il serait délivré de toute mauvaise pensée, et qu’au lieu d’être en proie à l’affliction, il posséderait des richesses considérables, et atteindrait un âge avancé.

Il paraît que Soung-kin n’était autre que le vieux prêtre du temple des Dames à Tchin-tcheou, revenu au monde par la métamorphose ; dans sa première existence, il avait récité le livre de prières, et maintenant, dès qu’il eut jeté un coup-d’œil sur l’une des sections, il fut en état de la répéter de mémoire : ce qui provenait de ce que sa première existence n’était pas entièrement anéantie.

Soung-kin et le vieux prêtre s’assirent pour faire un acte d’adoration ; ils fermèrent les yeux et se mirent à prier jusqu’à ce que le jour fût près de paraître ; mais Soung-kin s’endormit involontairement, et, lorsqu’il se réveilla, il ne vit plus ni le vieux prêtre ni la hutte ; mais le livre de prières, à sa grande surprise, se trouva dans son sein, et, en l’ouvrant, il s’aperçut qu’il le savait en entier. Soung-kin fut obligé de reconnaître qu’il y avait quelque chose de surnaturel dans cet événement : il alla ensuite se rincer la bouche à une mare qui était près de là, et adressa une prière au dieu Kin-lang ; il sentit son chagrin diminuer par degrés, et ses forces revinrent immédiatement. Il reconnut alors que le prêtre avait été envoyé à son secours par la Providence, à cause de sa vertu passée, et, levant les yeux vers le ciel, il s’inclina et rendit des actions de grâces ferventes à Loung, le dieu du ciel, pour sa guérison.

Cependant Soung-kin était encore aussi flottant qu’un brin d’herbe à la surface de l’Océan. Ne sachant où rester, il errait à l’aventure ; mais il commença bientôt à sentir la faim, quand tout-à-coup, en jetant les yeux sur une montagne qui était devant lui, il crut apercevoir quelque chose qui ressemblait à une maison, et, n’ayant pas, dans la circonstance où il se trouvait, d’autre ressource que de reprendre son ancien métier, il s’avança vers la montagne avec l’intention de mendier.

Dans le chapitre suivant, nous verrons comment maître Soung vit ses chagrins remplacés par le bonheur, et comment du sein de ses infortunes naquit sa prospérité.

Quand vous êtes arrivé au bout d’une route, une autre se présente ;
Lorsque les eaux viennent à manquer, de nouvelles sources jaillissent.

Séparateur

CHAPITRE II.

Séparateur


Quand Soung-kin arriva à la montagne, il n’aperçut plus de maison ; il fut très-étonné d’y voir des piques et des lances plantées dans la terre. Après avoir repris haleine, il continua sa marche, et parvint à un vieux temple en ruines dans lequel il y avait huit coffres fermés et scellés, et recouverts de branches de sapin. Soung-kin en voyant les coffres se douta aussitôt qu’ils contenaient quelque riche butin, et qu’on les avait entourés de piques et de lances, afin de détourner les gens d’approcher. Quoiqu’il ignorât comment ils se trouvaient là, il résolut de les emporter. Voici ce qu’il imagina pour venir à bout de ce dessein : il arracha des branches de sapin et les planta à mesure qu’il avançait, afin de reconnaître la route, marchant avec beaucoup de précaution jusqu’à ce qu’il fût hors du bois ; il alla ensuite directement au rivage où il trouva, par un heureux hasard, un vaisseau qui avait mis l’ancre dans la baie pour réparer des dommages arrivés au gouvernail par suite d’un gros temps ; une partie de l’équipage était occupée à le raccommoder. Soung-kin feignit d’être très-agité, et, appelant ceux qui étaient àbord, il leur dit : « Je me nomme Tsian-kin du Chen-si, et j’accompagnais mon oncle dans le Hou-kouang pour affaires lorsque nous avons été assaillis par des voleurs qui l’ont assassiné ; je leur ai dit que j’étais son domestique malade depuis long-temps, et je les ai suppliés de me conserver la vie. Les voleurs m’ont remis sous la surveillance d’un des leurs, et nous ont envoyés tous deux au temple pour veiller au butin, tandis qu’ils se disperseraient en différentes directions. Le ciel m’a été propice en m’ôtant mon gardien. La nuit dernière il a été mordu par un serpent venimeux, et il est mort. C’est ainsi que je me suis échappé, et je suis d’autant plus heureux que vous pourrez m’emmener avec vous. »

Les gens de l’équipage l’écoutaient, mais sans accorder une entière confiance à tout ce qu’il venait de dire. Soung-kin ajouta : « J’ai vu dans le temple qui n’est pas loin d’ici les huit coffres contenant toute la fortune de ma famille, je vous prie de me donner quelques-uns d’entre vous pour les aller prendre et les mettre sur le vaisseau, et en récompense de vos peines, je vous en donnerai un et je vous aurai mille obligations ; mais il faut vous hâter, car il y a mille contre un à parier que les voleurs viendront, et alors cette entreprise ne pourrait s’exécuter qu’en courant les plus grands dangers. »

On irait à la distance de mille li pour trouver des richesses. Les matelots furent enchantés en apprenant qu’il y avait huit caisses de marchandises, et voulurent partir sur-le-champ. Ils choisirent huit des plus forts d’entr’eux, et, s’étant munis de huit paires de brancards en bambou, ils suivirent Soung-kin au temple où ils trouvèrent effectivement les huit caisses ; mais comme elles étaient très-pesantes, il fallait deux hommes pour en porter une seule, de sorte qu’ils eurent à se louer d’avoir pris les bambous. Soung-kin arracha les lances et les piques, et les cacha dans l’herbe qui était très-haute. On transporta les huit caisses sur le vaisseau, et, le gouvernail étant réparé, les matelots demandèrent à Soung-kin où il voulait qu’on le conduisît ; Soung-king répondit qu’il désirait aller à Nankin, sa ville natale. « Notre vaisseau y va justement, lui répliquèrent les matelots, et cela arrange tout le monde, » Ils mirent à la voile, et après avoir fait mille li, ils s’arrêtèrent. Tous les gens de l’équipage vinrent présenter leurs respects au seigneur du Chen-si, et ceux qui avaient quelqu’argent se cotisèrent pour acheter de quoi faire un repas en commun.

Le lendemain, comme il y avait un bon vent d’ouest, ils déployèrent les voiles et arrivèrent en peu de temps à Koua-tcheou, où ils jetèrent l’ancre. En traversant la rivière, il n’y avait que dix li de là à Nanking. Soung-kin appela un bateau, et ayant choisi les sept caisses les plus pesantes, il les fit mettre à bord et en donna ensuite une aux matelots qui l’acceptèrent avec de grandes démonstrations de reconnaissance. Ils s’assemblèrent tous pour assister en silence à l’ouverture de la caisse et partager entr’eux le contenu.

Aussitôt que Soung-kin fut débarqué à la maison de la douane, il arrêta un appartement et fit appeler un serrurier pour enlever les serrures des coffres ; et, en les ouvrant, il les trouva remplies de perles, de diamans et d’autres objets précieux.

Il paraît que ce butin avait été accumulé depuis bien des années, et qu’il n’avait pas été pris à une seule personne ni en une seule fois.

Soung-kin ne porta d’abord au marché que le centième d’une des caisses, ce qui lui valut plusieurs milliers de pièces d’or. Craignant toutefois que l’acheteur ne se fût trompé en lui en donnant un prix si considérable, il quitta son appartement et alla demeurer dans l’intérieur de la ville ; ensuite il acheta des esclaves pour le servir, s’habilla magnifiquement et adopta un genre de vie très-brillant. Il choisit dans les six autres caisses les objets les plus élégans qu’il garda pour son propre usage, et vendit le reste des sommes immenses. Il fit l’acquisition d’un terrain situé en dedans de la porte de la ville de Nanking, où il bâtit une maison superbe avec des pavillons d’été et l’entoura de jardins qui en dépendaient ; il meubla ensuite la maison de la manière la plus somptueuse.

Il établit une boutique de prêteur sur gages, sur le devant de la maison, et acheta des terres en divers endroits. Il avait un grand nombre de domestiques pour le service de sa maison, et dix autres pour conduire les affaires du dehors ; il prit en outre quatre valets de bonne mine pour le suivre quand il sortait. Toute la ville se remplit de sa renommée, et on lui donna le titre du seigneur Tsian. Il sortait toujours en voiture ou à cheval, et de retour chez lui, il était entouré de tout ce qui contribue aux agrémens de la vie.

Il y a un vieux proverbe qui dit que ceux qui vivent dans l’abondance, changent de caractère, et que ceux qui vivent dans le luxe changent de taille.

Soung-kin était maintenant opulent, plein de vigueur et de santé, et d’un embonpoint considérable ; il ne conservait plus rien du chétif extérieur qu’il avait eu jadis ; ainsi :

L’homme que la fortune favorise se montre plein de vivacité et de gaîtė ;
Et la lune, quand elle atteint le solstice d’automne, brille d’une clarté resplendissante.

Séparateur

CHAPITRE III.

Séparateur


Nous allons raconter maintenant ce qui arriva à Yi-tchouan, lorsqu’elle entendit son père ordonner à Soung-kin d’aller à terre pour couper du bois ; elle pensa qu’il fallait que son père ne s’aperçût pas que son mari était malade, sans quoi il ne lui aurait pas demandé une chose semblable ; elle aurait bien désiré lui dire de ne pas y aller ; mais elle craignait de s’opposer aux volontés de son père. Pendant qu’elle était à se consulter sur ce qu’elle devait faire, elle vit Lieou qui s’éloignait en toute hâte du rivage, et qui prenait le gouvernail pour changer la direction du vaisseau, et mettre à la voile.

Yi-tchouan, très-effrayée, s’écria : « Mon père, mon père, mon mari est à terre, pourquoi vous en allez-vous ? » Sa mère lui dit d’un ton dédaigneux : « Qui est votre mari ? cette chétive créature ? Pouvez-vous encore penser à lui ? »

Ma mère, ma mère, que dites-vous ? s’écria Yi-tchouan tout en larmes. Votre père, lui dit madame Lieou, voyant que Soung-kin est toujours malade et qu’il ne peut se guérir, a peur que vous ne gagniez sa maladie, et il s’est avisé d’un moyen pour vous débarrasser de ce malheureux cacochyme, Yi-tchouan fut agitée de frayeur et les larmes coulaient de ses yeux comme d’une fontaine ; elle courut hors de la cabane et s’empara d’une corde pour mettre à la voile et tourner le vaisseau ; mais sa mère la saisit comme animée d’une crainte mortelle, et la fit rentrer de force dans la cabane. Yi-tchouan, se frappant la poitrine, pleurait à chaudes larmes, et invoquait le ciel et la terre pour les prier de lui rendre son cher Soung.

Pendant ces débats, le vent et la marée étant favorables, le vaisseau avait déjà fait plusieurs milles, quand monsieur Lieou entra dans la cabane, et adressa à sa fille les remontrances suivantes : « Mon enfant, écoutez un mot d’avis de ma part ; les femmes mariées ont un proverbe qui dit, qu’une année malheureuse égale un siècle de misère. La maladie de votre mari causera tôt ou tard sa mort, et ceux qui nous entourent souhaitent que ce lien soit rompu ; n’est-ce pas aussi votre désir ? le plus tôt que vous serez séparés, sera le mieux ; tout ira bien alors et vous qui êtes comme une source pure[18], vous ne serez pas souillée par ce misérable ; attendez quelque temps, et je vous chercherai un autre mari qui demeurera avec vous pour la vie ; cessez donc de vous occuper de lui. »

« Comment pouvez-vous agir ainsi, mon père, lui répondit Yi-tchouan ? Cette conduite est contraire à la justice et à l’humanité, et vous violez toutes les lois du ciel. Mon mariage avec Soung-kin a été de votre choix et de celui de ma mère ; nous sommes devenus mari et femme pour ne cesser de l’être qu’à la mort. Comment revenir sur ce qui a été fait et changer ainsi de sentimens ? Quand il devrait rester malade le reste de ses jours, nous devrions attendre avec patience la fin de son innocente existence. Comment pouvez-vous supporter la pensée de l’avoir abandonné dans une île déserte ? Mon cher Soung mourra à cause de moi, et je ne lui survivrai certainement pas : mon père, si vous avez pitié de votre fille, tournez sur-le-champ le vaisseau et remontez le courant pour aller à la recherche de mon mari ; si vous le ramenez, vous éviterez les reproches de vos voisins. »

« Lorsque ce malheureux étique, lui dit M. Lieou, aura vu que le vaisseau était parti, il se sera sans doute traîné dans quelqu’autre endroit pour se procurer de la nourriture ; ainsi à quoi nous avancerait de le chercher ? puisque nous voguons avec un vent favorable et le secours de la marée, et que déjà nous avons fait cent lieues, n’est-il pas mieux de suivre le courant que de lutter contre ? Je vous engage à vous calmer, et tout ira bien. » Yi-tchouan, voyant que son père ne voulait pas consentir à ses désirs, se mit à pleurer et à jeter des cris, et s’élança hors de la cabane pour se précipiter à l’eau. Heureusement madame Lieou s’empara d’elle et l’en empêcha. Yi-tchouan jura que néanmoins elle mettrait fin à son existence, et continua de pleurer. Les vieillards ne s’imaginaient pas que leur fille persisterait dans sa résolution ; combien alors se trouvèrent-ils à plaindre ! Ils veillèrent près d’elle toute la nuit, et le lendemain, pour contenter son désir, ils virèrent de bord ; mais comme ils allaient contre le vent et le courant, ils ne firent ce jour-là que la moitié du chemin qu’ils avaient fait la veille. Yi-tchouan passa encore la nuit entière à pleurer et à gémir, de sorte qu’il fut impossible à Lieou et à sa femme de se reposer un seul instant. Le troisième jour, ils arrivèrent enfin à l’endroit où ils avaient mis à l’ancre précédemment.

Yi-tchouan descendit à terre et accompagna son père pour aller à la recherche de son mari. Lorsqu’elle vit les deux tas de bois jetés sans ordre sur le sable et à côté le crochet qu’elle reconnut pour avoir appartenu au vaisseau, elle s’écria : Voici le bois que mon cher Soung a apporté, il y est encore, mais lui, hélas, il n’est plus !… Cette réflexion ajouta à sa douleur. Comme elle ne pouvait cependant encore se persuader qu’il fût réellement mort, elle résolut d’avancer plus loin pour le chercher, et son père l’accompagnait partout où elle allait ; après avoir marché long-temps sans découvrir même la trace d’un pas, ils s’aperçurent qu’il faisait déjà sombre sous les arbres, et M. Lieou, voyant que la montagne s’étendait au loin, conseilla à sa fille de retourner au vaisseau ; là elle passa de nouveau la nuit à pleurer. Le quatrième jour, avant l’aurore, Yi-tchouan appela son père pour aller encore une fois à la recherche de son mari ; mais quoiqu’ils parcourussent toute l’île, ils ne purent ni en découvrir l’ombre, ni entendre le moindre son. Elle pleura jusqu’à ce qu’elle fût de retour sur le vaisseau ; là tout en se livrant à ses réflexions, elle se dit : « Dans un endroit aussi désert, à qui aura-t-il pu s’adresser pour demander à manger ; malade et ne pouvant marcher, il aura sans doute laissé le crochet sur le sable, et se sera précipité dans l’eau pour mettre fin à son existence. » Elle répandit de nouveau des larmes en abondance, et regardant fixement la rivière, elle voulut encore s’y jeter ; mais madame Lieou la retinť avec force. Vous pouvez nourrir mon corps, lui dit-elle, mais il ne vous sera pas possible de nourrir mon âme ; je ne désire que la mort, laissez-moi donc mourir maintenant, afin que je puisse revoir bientôt la figure de mon bien-aimé Soung.

Les vieillards, voyant l’excessif chagrin de leur fille, ne savaient plus que faire ; ils l’appelèrent et lui dirent : « Chère enfant, vos parens ont mal agi ; ils se sont trompés dans leurs projets, et ils reconnaissent leur faute ; mais hélas ! le repentir ne peut rien changer. Ayez pitié de nous ! nous sommes vieux, et si vous, qui êtes notre unique enfant, veniez à mourir, nous passerions le reste de nos jours dans la tristesse ; nous prions notre fille de pardonner le crime de ses parens, et de se montrer indulgente et généreuse : votre père écrira un avertissement et le fera afficher dans tous les endroits publics, et si Soung est encore en vie, il le lira et se décidera à revenir près de nous ; mais si, au bout de trois mois, nous n’avons pas entendu parler de lui, vous pourrez alors prendre le deuil, et prier pour sa félicité : nous vous défraierons largement de toutes les dépenses. » Yi-tchouan, tout en larmes, les remercia et leur dit : « Si vous agissez ainsi, votre fille mourra en paix. » Lieou écrivit alors un avertissement et le fit afficher sur tous les murs.

Trois mois s’étant écoulés sans qu’on recût aucune nouvelle de Soung, Yi-tchouan dit à ses parens que son mari était certainement mort : elle prit donc un grand deuil, et porta des habillemens de chanvre, laissant ses cheveux sans les nouer et flottant sur ses épaules. Elle suspendit la tablette de son mari au mur, et lui fit des offrandes ; elle envoya chercher neuf prêtres[19] pour dire des prières pendant trois jours, et trois nuits consécutifs, et elle détacha ses boucles d’oreille et l’épingle de sa coiffure qu’elle leur donna, afin qu’ils continuassent à prier pour la félicité de son défunt mari.

M. et madame Lieou aimaient maintenant plus que jamais leur fille, et, ne voulant la contrarier en rien, ils supportèrent jusqu’à la fin les clameurs des prêtres, qui durèrent plusieurs jours[20]. Yi-tchouan continua de pleurer régulièrement à cinq heures du matin, et le soir, quand la nuit approchait. Lorsque les habitans des bateaux voisins eurent connaissance de sa douleur non interrompue, ils envoyèrent pour en savoir le sujet, et s’informer des circonstances. Il n’y eut personne qui ne regrettât Soung, et qui ne plaignît la fille de M. Lieou. Yi-tchouan, après avoir pleuré six mois entiers son mari, cessa enfin de répandre des larmes.

M. Lieou dit à Oma (sa femme) : « Notre fille n’a pas pleuré depuis plusieurs jours, et son chagrin diminue insensiblement. Il faudrait songer à la remarier, afin qu’elle ait un autre soutien que nous, qui sommes vieux ; comment pourrons-nous la protéger long-temps ? — Vous avez raison, mon cher, lui répondit madame Lieou ; je crains seulement que notre fille ne s’y refuse. Il faut se contenter de le lui conseiller légèrement pour le moment, et nous reviendrons sur ce sujet quand il se sera écoulé un mois ou deux. »

Le 24 de la douzième lune, M. Lieou revint avec son vaisseau à Kouan-chan pour y passer les derniers momens de l’année. Comme il était à se divertir avec sa femme et déjà un peu ivre, il prit une tasse de vin et la présenta à sa fille, en lui disant : « Le printemps approche ; je vous conseille de quitter votre deuil. — Celui d’un mari, lui répondit Yi-tchouan, doit se porter toute la vie ; comment donc pourrais-je le quitter ?… — Porter le deuil toute la vie ! s’écria son père en la regardant avec surprise ; vous le porterez si j’y consens, sinon vous le quitterez. » Ma dame Lieou, s’apercevant que le vieillard parlait à sa fille avec dureté, s’entremit et lui dit : « Notre fille le portera encore cette année, et, la veille du nouvel an prochain, nous aurons un vase d’excellente soupe avec du riz ; nous ôterons alors la tablette de Soung, Yi-tchouan quittera son deuil, et tout ira bien. »

Yi-tchouan ne put s’empêcher de pleurer, en voyant que son père et sa mère continuaient à faire de nouveaux projets, et leur dit : « Vous avez tramé la perte de mon époux ; vous vous opposez maintenant à ce que je porte le deuil pour lui, et vous voudrez sans doute bientôt que j’en épouse un autre ; comment oserai-je manquer aux sermens que j’ai faits à Soung ? Oh ! j’aime mieux mourir en le pleurant, car je ne pourrais vivre après l’avoir trahi. » Ce discours mit M. Lieou dans une violente colère ; mais sa femme le gronda, et le poussa hors de la chambre par les épaules, en lui disant d’aller dormir. Yi-tchouan passa toute la nuit à pleurer dans ses habits de deuil.

Lorsque la lune eut fini son circuit, ce qui arriva le 30 du mois, et la veille du jour de la nouvelle année, Yi-tchouan présenta des offrandes et versa des libations à son défunt mari ; quand elle eut pleuré quelque temps, sa mère lui conseilla de faire enfin trêve à sa douleur ; ils versèrent tous les trois des libations à Soung, et le pleurèrent conjointement ; après quoi sa mère l’engagea derechef à se consoler : ils s’assirent ensemble pour le repas du soir ; mais lorsque son père et sa mère s’aperçurent qu’elle ne pouvait supporter l’odeur du vin (le vin étant défendu aux veuves), ils lui en témoignèrent leur mécontentement. « Si vous ne voulez pas quitter votre deuil, du moins il faut prendre un peu de nourriture animale : qui peut vous en empêcher ? Les jeunes gens ne doivent pas faire de tort à leur santé ! — Cette jatte de jagoun est suffisante pour moi, dit Yi-tchouan, qui ne suis pas, à la vérité, morte, mais qui existe à peine » ; et elle rendit le plat de viande à ses parens. « Puisque vous ne voulez pas, manger de viande, lui dit M. Lieou, prenez du moins une tasse de vin pour dissiper votre chagrin. » Mais Yi-tchouan répondit : « Il n’est pas encore parvenu la plus petite quantité de vin chez les ombres des morts[21], comment pourrais-je en boire en pensant à celui qui n’est plus ? » Ayant achevé ces mots, elle sentit une vive douleur, fondit en larmes, et ne pouvant manger son riz, elle se retira pour se coucher.

M. et madame Lieou, voyant que leur fille persistait dans sa résolution, convinrent de la laisser tranquille, et de ne plus user d’aucune violence. Les modernes ont une ode qui contient ceci :

Parmi les femmes vertueuses qui ont gardé fidèlement leurs vœux de mariage,
La jeune fille du Bateau, qui n’avait jamais parcouru une seule page d’histoire,
Jura qu’elle voulait mourir, pure comme l’or et inébranlable comme un rocher.
En présence de son sexe la fille du Bateau n’aura point à rougir.

Séparateur

CHAPITRE IV.

Séparateur


Nous allons maintenant revenir aux aventures de Soung. Il y avait environ deux ans qu’il était à Nanking et qu’il avait monté sa maison sur le ton de la plus grande élégance, lorsque le souvenir de son beau-père et de sa belle-mère se présenta de nouveau à son esprit. Ils s’étaient, à la vérité, conduits d’une manière cruelle envers lui. Mais sa femme était d’un caractère doux et aimable, et n’avait pas consenti à ce qu’on l’abandonnât : il ne pouvait par conséquent penser à en épouser une autre. Il remit le soin de sa maison à son intendant, et, prenant avec lui une somme de trois mille taëls d’argent, il se fit accompagner des quatre domestiques et de deux valets de bonne mine, et loua un vaisseau pour aller directement à Konan-chan, s’informer de ce qu’étaient devenus M. et madame Lieou ; les voisins lui apprirent qu’ils étaient partis depuis trois jours pour Yi-thing. Soung-kin employa l’argent qu’il avait avec lui à acheter des ballots de drap, et se rendit à Yi-thing. Arrivé dans cet endroit, il descendit à une auberge très famée, et y déposa ses marchandises. Le jour suivant, il alla à l’embouchure de la rivière pour chercher le bateau dans lequel demeurait Lieou et sa famille. En approchant, il aperçut sa femme tout en deuil ; il connut par-là qu’elle avait gardé avec fidélité ses vœux de mariage ; ce qui le toucha vivement. Il retourna à son auberge, et dit au maître, qui s’appelait M. Wang : « J’ai vu sur la rivière une très belle batelière en deuil ; je crois que le bateau appartenait à M. Lieou, et que c’est sa fille que j’ai vue. Voilà trois ans que je suis veuf, je voudrais bien l’épouser en secondes noces. » Il tira de sa manche trois taëls d’argent qu’il donna à M. Wang en lui disant : « Prenez cette bagatelle pour préparer un peu de vin ; vous irez ensuite inviter M. Lieou à venir en prendre sa part, et vous lui demanderez sa fille en mariage pour moi. Si ce mariage se fait, je vous récompenserai généreusement. Si M. Lieou exige de l’argent, quand ce serait la valeur d’un millier de pièces d’or, je ne les refuserai pas. » M. Wang fut très-content de cette commission ; il prit l’argent et alla immédiatement au bateau de M. Lieou pour l’engager à venir dîner à l’auberge où il avait préparé un repas abondant. M. Lieou fut conduit à la place d’honneur des étrangers, ce qui le surprit beaucoup : « Je ne suis qu’un simple batelier, s’écria-t-il, d’où vient-il donc qu’on a fait tant de frais et de préparatifs pour moi ? Quel peut en être le motif ? — Quand nous aurons pris deux ou trois jattes de vin, lui répondit M. Wang, nous pourrons nous en entretenir. » M. Lieou, l’esprit en suspens, lui répliqua : « Si vous ne m’apprenez pas ce dont il s’agit, je n’oserai pas prendre un siège. » M. Wang lui dit alors : « Il y a maintenant dans ma maison un certain seigneur Tsin de Chan-si qui est extrêmement riche ; il est veuf depuis trois ans, et ayant pris beaucoup d’amour pour votre charmante fille, il désire en faire sa seconde femme. Il veut, dès que la promesse de mariage aura lieu, lui donner mille pièces d’or ; et il m’a prié de vous faire part de ses propositions. J’espère que vous n’aurez aucune raison de refuser des offres aussi avantageuses. — Il ne peut y avoir rien de plus heureux pour une fille de bateau, lui répondit M. Lieou, que d’épouser un homme riche ; mais ma fille est fidèle à son vœu de mariage, et déclare qu’elle mourra plutôt que de se remarier : je ne puis donc me mêler de cette affaire. Quant au repas, je désire n’y pas toucher, et je voudrais prendre congé de vous. » M. Wang, l’arrêtant par le bras, lui dit : « Le repas a été commandé par le seigneur Tsin ; le voilà prêt, et je dois en faire les honneurs ; ne nous refusons pas à y prendre part : si nous n’arrangeons pas cette affaire, il ne faut pas pour cela que nous nous quittions en mauvaise intelligence. » M. Lieou accepta donc un siége, et tout en prenant le vin, M. Wang revint encore à la demande du seigneur Tsin, en assurant qu’il n’avait rien avancé à cet égard qui ne fût vrai, et qu’il espérait que M. Lieou, de retour sur le bateau, se consulterait encore. Mais celui-ci qui se rappelait que sa fille avait voulu plus d’une fois se jeter à la rivière, branla la tête sans proférer un seul mot. Quand on eut emporté le vin, ils se séparèrent.

M. Wang alla trouver le seigneur Tsin et lui répéta mot pour mot ce que M. Lieou venait de lui dire ; et Soung eut encore une nouvelle preuve de la constance avec laquelle sa femme demeurait fidèle à son vœu. « Et bien, dit-il à M. Wang, puisqu’il ne veut pas m’accorder sa fille, je désirerais du moins louer son vaisseau pour transporter des marchandises dont je veux me défaire ; peut-être fera-t-il encore des difficultés contre cela. — Les vaisseaux du pays, lui répliqua M. Wang, sont tous au service de seigneurs de l’empire ; vous n’avez donc pas besoin de prier, mais seulement de donner vos ordres. » Et il alla de suite trouver M. Lieou pour louer son vaisseau. Celui-ci y consentit sans aucune difficulté.

Soung-kin ordonna à ses domestiques d’apporter ses effets sur le vaisseau, et de ne transporter les marchandises que le lendemain matin, où elles devaient être embarquées de bonne heure. Soung-kin mit un habillement de soie magnifique et un bonnet de fourrure ; ses valets avaient des livrées vertes et portaient à la main un encensoir où ils brûlaient de l’encens.

M. Lieou et sa femme, en le voyant venir, se doutèrent bien que c’était le seigneur Tsin de Chan-si, et de se donnèrent pas la peine de s’informer davantage de lui : en quoi ils ne ressemblaient pas à tout le monde. Dans cet instant, Yi-thouan, qui était au fond de la cabane, aperçut Soung, et, quoiqu’elle n’osât pas se livrer à l’idée que ce pouvait être son mari, elle tressaillit cependant en pensant à lui, et dit qu’il avait sept ou huit dixièmes de ressemblance avec son défunt époux.

Dès que le seigneur Tsin fut sur le vaisseau, elle le vit s’approcher de la cabane en disant : « J’ai faim et je voudrais avoir un peu de riz ; s’il est froid, prenez un peu de thé chaud pour le mêler avec, cela suffira. » Ces paroles confirmèrent encore plus les conjectures de Yi-thouan. Le seigneur Tsin dit ensuite en grondant ses domestiques : « Garçons, vous mangez mon riz, vous portez mes habillemens et vous faites les paresseux. Allons, allons, tournez cette corde, travaillez à ce cable et arrangez chaque chose à sa place ? Pourquoi êtes vous assis à ne rien faire. » C’étaient exactement les mêmes paroles que M. Lieou lui avait adressées la première fois qu’il était venu sur le vaisseau. Yi-tchouan, qui l’écoutait toujours, sentit augmenter sa conviction. Quelques instans après, M. Lieou présenta lui-même du thé au seigneur Tsin. Celui-ci lui dit : « Vous avez un vieux chapeau dans le haut de votre cabane, prêtez-le moi. » M. Lieou, qui ne se doutait de rien, alla tout de suite le demander à sa fille ; elle le lui remit en lui récitant ces quatre vers :

Le chapeau de feutre déchiré fut raccommodé de la main de votre propre fille,
Parce qu’elle pensait alors que celui qui le porterait ne reviendrait plus avec sa figure d’autrefois.

Le seigneur Lieou, qui se tenait derrière sa cabane, entendit ce quatrain, et, cherchant à recueillir ses idées, il récita les quatre vers suivans en rendant le chapeau :

Les villageois de l’endroit ne reconnaissent plus celui dont les génies ont changé la personne ; quoique de retour et richement vêtu, il lui est difficile de retrouver le vieux chapeau.

Le même soir Yi-tchouan dit à monsieur Lieou : « Le seigneur Tsin, qui est maintenantà bord, n’est certainement autre que mon cher Soung ; sans cela comment aurait-il su qu’il y avait un vieux chapeau déchiré dans notre bateau ? d’ailleurs il lui ressemble de visage, et en l’entendant parler, comment pourrait-on conserver le moindre doute ? Demandez-lui ce qui en est. »

« Sotte que vous êtes, lui dit M. Lieou avec un sourire insignifiant, la chair et les os de ce misérable étique doivent être consumés maintenant, et s’il n’est pas mort cette année, il était du moins hors d’état d’aller mendier son pain dans un autre village. Calmez-vous donc et réfléchissez où il pourrait avoir acquis toutes ces richesses. » — « Lorsque votre père, lui dit madame Lieou, vous engageait à quitter votre deuil et à vous remarier, cela vous effrayait ; vous refusiez d’y consentir et vous vouliez vous jeter à l’eau et abandonner la vie ; mais maintenant que vous voyez ce riche seigneur, vous cherchez à reconnaître en lui votre mari. Supposez que d’un côté il ne vous connaisse pas, ce qui arrivera indubitablement, combien ne serez-vous pas honteuse alors ? » Ces reproches firent rougir Yi-tchouan, et elle resta tout interdite et confuse.

M. Lieou appela sa femme à part et lui dit : « Oma, il ne faut pas parler ainsi ; car tous les mariages sont décrétés dans le ciel. Avant hier M. Wang, le maître d’auberge m’a invité pour prendre du vin chez lui, et m’a dit que le seigneur Tsin de Chansi désirerait épouser notre fille, et qu’au moment où on ferait la promesse de mariage, il lui donnerait mille pièces d’or ; mais connaissant l’entêtement d’Yi-tchouan, je n’en ai rien voulu dire. Il est difficile de se rendre compte du changement qui vient de se faire en elle ; mais enfin, puisqu’elle semble disposée d’elle-même à ce mariage, pourquoi ne saisirions-nous pas cette occasion de la marier avec le seigneur Tsin ? Ce sera un événement heureux pour vous et moi, puisque cela nous donnera un appui pour le reste de nos jours. » — Vous avez raison, mon cher, lui répondit madame Lieou, le seigneur Tsin doit avoir eu quelque motif pour venir ici et pour louer votre vaisseau ; il faut aller le trouver demain pour vous entendre avec lui. C’est bien, lui répliqua M. Lieou, je sais comment il faut conduire cette affaire.

Le lendemain matin, aussitôt que Soung fut levé et qu’il eut achevé de s’habiller, il prit le vieux chapeau et alla sur le tillac en le tournant de tous côtés. « Pourquoi regardez-vous tant ce vieux chapeau, lui demanda M. Lieou ? — J’examine l’endroit où il est recousu, répondit M. Tsin : il faut que ce soit une main bien habile qui l’ait si bien raccommodé. — L’endroit où il est si bien recousu est de l’ouvrage de ma fille. Il y a quelques jours que M. Wang, l’aubergiste, m’a parlé de la demande de votre seigneurie ; il y avait néanmoins, dans cette demande, quelque chose que je voudrais éclaircir. » Le seigneur Tsin, curieux d’apprendre ce que c’était, lui demande ce qu’il voulait dire : « M. Wang, répliqua Lieou, m’a dit que votre seigneurie avait pleuré sa femme depuis trois ans et que vous n’étiez pas encore remarié, mais que vous désiriez maintenant épouser ma fille. — Et vous, monsieur, lui demanda Soung, le voulez-vous ? — Que je le veuille ou non, ma volonté aura peu de puissance ; car ma fille s’obstine à demeurer fermement attachée à son vœu de mariage, et déclare qu’elle ne veut pas se remarier ; ainsi je ne veux m’engager à rien. — Comment votre honoré beau-fils est il mort ? — Mon indigne beau-fils eut le malheur de tomber en consomption : il descendit un jour à terre pour couper du bois, et j’ai mis à la voile sans y penser. J’ai fait aussitôt après publier un avertissement, et je l’ai cherché pendant trois mois, sans pouvoir m’en procurer la moindre nouvelle. Tout le monde en a conclu qu’il s’était jeté à la rivière, et qu’il était mort. — Votre honoré beau-fils n’est pas mort, il a rencontré un personnage extraordinaire qui l’a guéri de sa maladie, et il est devenu excessivement riche ; si vous voulez avoir une entrevue avec lui, priez sa bien-aimée de venir ici. » — Yi-tchouan qui avait écouté depuis le commencement, et qui n’avait pas perdu un seul mot, fondit en larmes, et s’écria : « Cœur froid, homme insensible que vous êtes ! J’ai porté le deuil depuis trois ans ; j’ai souffert mille peines et mille tourmens à cause de vous, et dans cet instant même, vous ne vous expliquez pas encore…… Qui êtes-vous ? Qu’attendez-vous ? » Soung-kin, les yeux baignés de larmes, l’appela : « Venez, ma chère femme, venez, que je vous voie, » Le mari et la femme se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en pleurant.

« Oma, dit M. Lieou à sa femme, regardez, n’est-ce pas là le seigneur Tsin ? » Il faut que nous allions le trouver et lui avouer notre crime. M. et madame Lieou entrèrent sur-le-champ dans la cabane et le prièrent de leur pardonner. « Mon père et ma mère, il n’est pas besoin que vous me suppliez pour cela ; seulement, si votre indigne beau-fils devient encore malade, ne l’abandonnez plus. » Les vieillards furent honteux et confus.

Yi-tchouan quitta ses habits de deuil ; elle arracha la tablette de son mari, et la jeta dans l’eau. Soung-kin appela alors ses domestiques et ses valets et leur dit de rendre leurs devoirs à leur maîtresse, ce qui se fait en touchant la terre avec le front.

Madame Lieou tua quelques volailles, prépara un peu de vin et servit sa fille, comme si elle eût été une étrangère. Dans un autre moment, tandis qu’ils étaient à table à se divertir, madame Lieou se mit à parler de sa fille en racontant à Soung que, depuis son absence, elle n’avait voulu boire ni manger aucune chose défendue. Soung-kin en fut affligé, et, tout en pleurant, il prit une tasse de vin et la présenta à sa femme en l’engageant à renoncer à ces privations. Puis, s’adressant à Lieou et à sa femme, il leur dit, avec un air colère : « Puisque vous avez eu le cœur de m’abandonner dans l’espoir de mettre fin à mon existence, vous avez perdu le mérite de votre bienfaisance et vous avez renoncé à votre vertu. Vous ne méritez pas qu’on fasse attention à vous ; c’est avec peine que je bois ce vin et je ne le ferais pas si ce n’était pour votre fille. »

« Si vous n’aviez pas été abandonné, lui dit Yi-tchouan, ce changement extraordinaire aurait-il eu lieu ? Mon père et ma mère vous ont autrefois témoigné beaucoup de tendresse ; vous devez donc vous souvenir de leurs bontés et oublier leur cruauté. »

« J’agirai conformément aux désirs de ma très-chère femme, répliqua Soung, j’ai déjà bâti une maison à Nanking ; il y a des jardins et des prés qui en dépendent et je suis suffisamment riche. Ainsi, vieillards, vous pouvez quitter les occupations de votre bateau et m’accompagner pour partager notre fortune et notre félicité. N’est-ce pas ce qu’il y a de plus désirable ? » M. et madame Lieou lui firent leurs remercîmens ; il ne fut plus question de rien ce jour là. Le lendemain, M. Wang, ayant bientôt appris cet événement, vint sur le vaisseau pour les féliciter et il passa la journée avec eux. Soung-kin laissa trois domestiques chez M. Wang, pour vendre le drap qu’il avait apporté et pour régler les comptes. Il loua ensuite un bateau et se rendit en premier lieu à sa maison de Nanking, où il demeura trois jours ; puis il alla avec sa femme à Kouan-chan, qui était le lieu de sa naissance, pour réparer et faire nettoyer les tombeaux de ses ancêtres ; chacune des personnes de la famille présenta séparément des offrandes abondantes.

M. Fan, le tchi-hian, avait résigné son emploi, et il était chez lui quand il apprit l’arrivée de Soung à son village natal, ainsi que le changement extraordinaire arrivé dans sa fortune ; il resta chez lui dans la crainte de le rencontrer, ce qui lui aurait été fort désagréable, et il fut plus d’un mois sans oser entrer dans la ville.

Quand Soung eut fini les affaires qui l’avaient appelé dans le lieu de sa naissance, il se hâta de retourner à Nanking. Il est inutile de dire que toute la famille fut enchantée de son retour et partagea sa félicité.

On dit qu’Yi-tchouan, voyant Soung-kin entrer tous les jours de bonne heure dans le temple de Fo pour réciter une prière, lui en demanda la raison, et que Soung-kin lui raconta tout ce que le vieux prêtre lui avait dit concernant le kin-kang-king, ou livre de prières ; il l’entretint aussi de la manière dont il avait été guéri et lui apprit comment il avait conservé la vie. Yi-tchouan crut aussi aux doctrines de Fo, et pria son mari de lui enseigner les formules de prières.

Le mari et la femme répétaient chaque jour une prière, et ils voyaient sans regret approcher la vieillesse. Ils avaient quatre-vingt-dix ans lorsqu’ils moururent, n’ayant jamais éprouvé de maladies.

Leurs enfans et leurs petits-enfans demeurèrent à Nanking et jouirent tous d’une grande aisance.

Les modernes ont une pièce de vers qui dit :

Les vertus du vieux Lieou n’ont pas duré jusqu’à sa mort,
Et les malheurs de maître Soung lui ont procuré la prospérité.
La prière du Kin-kang a guéri par degrés sa cruelle maladie,
Et le vieux chapeau déchiré a réuni la chair et les os.


  1. On n’est pas sûr de l’époque où on commença à faire usage en Chine d’offrandes en papier ; mais c’est probablement peu après l’horrible action de Chihoangi (environ 150 ans avant Jésus-Christ) qui ordonna qu’on tuât ses femmes et ses domestiques et qu’on les enterrât avec lui, pour le servir dans l’existence à venir. Maintenant toutes les fois qu’on adore les dieux ou les esprits des morts ; on fait constamment usage d’offrandes de plusieurs espèces, qui sont ordinairement accompagnées de divers objets, comme viande, volaille, riz, etc., etc. Il est d’usage aux funérailles de brûler du papier représentant des hommes, des femmes, des maisons, des bateaux et des matelots, des coffres, des habillemens et autres choses semblables. L’offrande d’un cheval de papier semble être prise des temples de Kouan-Fou-tseu, le dieu Mars des Chinois, où l’on voit toujours l’image d’un écuyer avec son cheval tout prêt et qui, à ce qu’on croit, reçoit toutes les pétitions et s’empresse de les remettre à la divinité.
  2. Il faut environ dix lis et demi pour faire une lieue de France.
  3. Les bâtons d’encens qui brûlent au front des bâtimens.
  4. Il n’est pas permis aux prêtres de Fo ou Boudha de manger de la viande, ni du poisson, ni même des légumes du genre des oignons. Ils ne mettent que des légumes avec leur riz et leurs pois : on regarde les oignons et les poireaux comme impurs à cause de leur saveur forte ; ils ne font usage ni de beurre ; ni d’huile de poisson, pour accommoder leurs alimens, mais seulement d’huile extraite de graines. Ils regardent comme un grand crime d’ôter la vie à aucun animal, et c’est pour cela qu’ils s’abstiennent de toute nourriture animale.
  5. Les formules de prières auxquelles on fait allusion ici et que les prêtres de Fo récitent dans leurs temples, le premier, le septième, le quatorzième et le vingt-huitième jour de chaque lune, sont pour la plupart des litanies ou des invocations prises dans la religion des Hindous, et sont tout-à-fait inintelligibles, même pour les prêtres. La tolérance qu’on accorde à la Chine à une religion aussi absurde que celle de Fo ou Boudha, montre assez l’état d’ignorance où était plongé le siècle où elle s’est introduite et le défaut d’un meilleur système de religion. Les sentimens de piété filiale qu’on inculque de bonne heure aux Chinois et la ferme confiance qu’ils ont dans les décrets du ciel, sont un bienfait inappréciable pour la Chine. Ce sont ces doctrines qui ont donné aux moralistes les moyens de répandre tant d’excellens principes, et qui sont, généralement parlant, la source de tout ce qu’il y a de bon et d’excellent en eux.
  6. C’est une coutume chez les Chinois qu’aussitôt après la mort d’un prêtre de Fo, on l’asseoit avec les jambes croisées et les mains levées en avant. Alors quelques-uns de leur confrérie l’accompagnent jusqu’à un endroit convenable où on le brûle. Au célèbre temple de Haï-Nan, à Canton, on a élevé un endroit dans le Jardin pour brûler les prêtres ; après qu’on les a brûlés, on recueille leurs cendres, qu’on met dans un vase pour les enterrer.
  7. Cette manière d’ajouter Monsieur aux noms chinois déplaira sans doute à beaucoup de lecteurs ; on doit cependant leur faire remarquer que le traducteur n’en met que lorsqu’il y a dans le texte des titres d’honneur correspondans.
  8. Environ 13 liv.
  9. On fait allusion à la longueur de la trachée artère, qui, pendant la vie, est continuellement employée à l’inspiration et à l’expiration.
  10. Kin signifie or ; ainsi il est appelé l’enfant d’or ou l’être précieux.
  11. C’est une coutume dominante parmi les matelots chinois d’invoquer les dieux des vents et de la mer au lever et au coucher du soleil, en battant du gou et en brûlant des offrandes de papier. La même coutume a lieu lorsqu’on met à la voile ou qu’on arrive dans le port. Il en est de même quand on passe devant un temple situé sur le bord de la rive, ou près de quelque rocher célèbre.
  12. On raconte que Han-Yu était d’une naissance commune, et que dans sa jeunesse il aimait beaucoup à porter une épée au côté. Un jour qu’il était à la pêche hors de la ville, une femme qui demeurait sur l’eau lui offrit du riz à manger, « Il faudra, lui dit Han-Yu, en le prenant, qu’un jour ou l’autre je vous récompense généreusement de votre bonté. Je vous le donne par compassion, mon prince, lui répliqua la femme d’un ton un peu ironique, ainsi pourquoi m’attendrais-je à une récompense ? » Lorsque Han-Yu fut nommé roi de Tson, il se ressouvint de la bonté de cette femme, et l’ayant envoyé chercher, il lui donna mille pièces d’or pour récompense.
  13. La coutume chinoise de mettre ce bonnet répond à la publication des bans et au contrat de mariage que l’on fait en Europe. Cette cérémonie a lieu ordinairement le matin même du jour où l’on fait le mariage. On invite à cette cérémonie les amis et les parens, ainsi qu’une personne respectable pour y présider. On fait asseoir le marié, le président délie ses cheveux pour les rassembler, et tout le temps il fait des réflexions sur les avantages du mariage et sur les richesses et le grand bonheur qui en résultent. Après avoir fini de lui natter les cheveux, il lui met un bonnet d’un genre particulier qui est fait exprès, et lui présente ses félicitations. Le reste du jour est consacré à se réjouir. On fait une cérémonie semblable à la mariée ; ses cheveux, qui auparavant tombaient sur son front, sont relevés alors et attachés derrière sa tête avec des épingles, etc.
  14. Tsaï-kian, fils du célèbre Tsao-tsao, avait un talent extraordinaire pour écrire des thèmes et des essais, Tsiay-ling-hoan, un de ses contemporains, surpassait tous les lettres de Yang-hia dans ce genre, et il n’y en avait aucun qui fut digne de lui être comparé ; mais il était vain et orgueilleux. En parlant des talens parfaits de l’empire, il les évaluait à dix, et disait qu’il en possédait un ; que les autres lettrés réunis en avaient un autre, mais que Tsaï-kian en possédait huit à lui seul.
  15. Fan-gan, qui vivait sous la dynastie des Tsin, était regardé comme un très-bel homme et fort aimé des dames. On raconte que lorsqu’il sortait de Lo-yang, pour s’exercer à tirer de l’arc, les dames avaient coutume de prendre des fruits et d’en jeter dans sa voiture jusqu’à ce qu’elle en fût remplie.
  16. Il est d’usage qu’on conduise la mariée à la maison dans le vaisseau de l’époux, mais ici la coutume est renversée, Soung-kin n’ayant pas de vaisseau à lui pour la recevoir.
  17. Les principales de ces règles sont de ne pas tuer, et ce mot doit être pris dans la plus grande étendue ; de ne pas dérober ni voler ; d’être chaste ; de ne pas mentir ; de s’abstenir de vin.
  18. Tchouan qui entre dans le nom de Yi-tchouan signifie fontaine ; c’est pour cela qu’il la qualifie de source pure.
  19. Les prêtres de la Chine ne jouissent pas d’une grande considération parmi les Chinois eux-mêmes et sont regardés comme paresseux et malpropres. Ils ont eu pourtant à différentes époques des gens de lettres dans leur corps, puisqu’ils ont beaucoup de livres de prières et d’ouvrages sur la religion, Kaï-tao et Kouei-hiu se firent distinguer par des empereurs des dynasties de Tang et de Soung qui, par estime pour leurs talens et leurs vertus, les engagèrent à quitter le sacerdoce et à se consacrer aux affaires de l’état. Malgré ces deux exemples, on conserve toujours de fâcheuses impressions contre les prêtres, et l’auteur d’un ouvrage chinois très-remarquable en 20 volumes, en a consacré plusieurs à rabaisser les prêtres de la Chine. Un de ses héros est un prêtre, qui, sans pouvoir être comparé au Dominiquin pour la nature de ses supercheries, peut du moins soutenir la comparaison sous le rapport de la fertilité de ses conceptions et du nombre de ses entreprises.
  20. Il est d’usage dans ces sortes d’occasions que les prêtres soient dans une autre pièce que celle où le corps est déposé, et dans laquelle on arrange les offrandes ; après les avoir bénies et avoir allumé l’encens, ils s’assoient sur une chaise ou sur un tabouret, les jambes croisées et commencent à chanter leurs prières à haute voix, en se faisant accompagner de temps à autre par le bruit des cymbales ; pendant ce temps ils font un grand nombre de signes avec les mains pour éviter de profaner les noms de leurs divinités. Le plus âgé des prêtres agite continuellement une petite sonnette ; à mesure qu’ils approchent de la fin du service, ils répètent ce bruit avec précipitation ; ils sont ordinairement deux heures à réciter les prières.
  21. C’est une opinion généralement répandue en Chine que les esprits des morts descendent aux enfers, où ils expient leurs péchés par des souffrances et montent ensuite dans le séjour de la félicité, tandis que d’autres ont la permission de passer d’un corps à l’autre pour repeupler le monde. La présentation d’offrandes à ses ancêtres et à ses parens décédés est regardée comme un devoir de piété filiale ; les plus sages Chinois considèrent de même l’action de présenter des offrandes à ceux qui n’ont pas laissé de descendans pour remplir ce devoir, ainsi qu’à ceux qui ont péri de mort prématurée, soit qu’ils aient été assassinés ou qu’ils soient morts de faim ou de maladie ; ils pensent que cette action est aussi méritoire que de soulager les pauvres. Ils ne décident pas si les esprits font ou non usage de ces offrandes, mais ils concluent que ces actes sont agréables aux dieux.