Contes cruels/Sombre récit, conteur plus sombre
SOMBRE RÉCIT, CONTEUR PLUS SOMBRE
J’étais invité, ce soir-là, très officiellement, à faire partie d’un souper d’auteurs dramatiques, réunis pour fêter le succès d’un confrère. C’était chez B***, le restaurateur en vogue chez les gens de plume.
Le souper fut d’abord naturellement triste.
Toutefois, après avoir sablé quelques rasades de vieux Léoville, la conversation s’anima. D’autant mieux qu’elle roulait sur les duels incessants qui défrayaient un grand nombre de conversations parisiennes vers cette époque. Chacun se remémorait, avec la désinvolture obligée, d’avoir agité flamberge et cherchait à insinuer, négligemment, de vagues idées d’intimidation sous couleur de théories savantes et de clins d’yeux entendus au sujet de l’escrime et du tir. Le plus naïf, un peu gris, semblait s’absorber dans la combinaison d’un coup de croisé de seconde qu’il imitait, au-dessus de son assiette, avec sa fourchette et son couteau.
Tout à coup, l’un des convives, M. D*** (homme rompu aux ficelles du théâtre, une sommité quant à la charpente de toutes les situations dramatiques, celui, enfin, de tous qui a le mieux prouvé s’entendre à « enlever un succès »,) s’écria :
— Ah ! que diriez-vous, messieurs, s’il vous était arrivé mon aventure de l’autre jour ?
— C’est vrai ! répondirent les convives. Tu étais le second de ce M. de Saint-Sever ?
— Voyons ! si tu nous racontais — mais là, franchement ! — comme cela s’est passé ?
— Je veux bien, répondit D***, quoique j’aie le cœur serré, encore, en y pensant.
Après quelques silencieuses bouffées de cigarette, D*** commença en ces termes (Je lui laisse, strictement, la parole) :
— La quinzaine dernière, un lundi, dès sept heures du matin, je fus réveillé par un coup de sonnette : je crus même que c’était Peragallo. On me remit une carte ; je lus : Raoul de Saint-Sever. — C’était le nom de mon meilleur camarade de collège. Nous ne nous étions pas vus depuis dix ans.
Il entra.
C’était bien lui !
— Voici longtemps que je ne t’ai serré la main, lui dis-je. — Ah ! je suis heureux de te revoir ! Nous causerons d’autrefois en déjeunant. Tu arrives de Bretagne ?
— D’hier seulement, me répondit-il.
Je passai une robe de chambre, je versai du madère, et, une fois assis :
— Raoul, continuai-je, tu as l’air préoccupé ; tu as l’air songeur… Est-ce que c’est d’habitude ?
— Non, c’est un regain d’émotion.
— D’émotion ? — Tu as perdu à la Bourse ?
Il secoua la tête.
— As-tu entendu parler des duels à mort ? me demanda-t-il très simplement.
La demande me surprit, je l’avoue : elle était brusque.
— Plaisante question ! — répondis-je, pour faire du dialogue.
Et je le regardai.
En me rappelant ses goûts littéraires, je crus qu’il venait me soumettre le dénouement d’une pièce conçue par lui dans le silence de la province.
— Si j’en ai entendu parler ! Mais c’est mon métier d’auteur dramatique d’ourdir, de régler et de dénouer les affaires de ce genre ! — Les rencontres, même, sont ma partie et l’on veut bien m’accorder que j’y excelle. Tu ne lis donc jamais les gazettes du lundi ?
— Eh bien, me dit-il, il s’agit, tout justement, de quelque chose comme cela.
Je l’examinai. Raoul semblait pensif, distrait. Il avait le regard et la voix tranquilles, ordinaires. Il avait beaucoup de Surville en ce moment-là… de Surville dans ses bons rôles, même. — Je me dis qu’il était sous le feu de l’inspiration et qu’il pouvait avoir du talent… un talent naissant… mais, enfin, là, quelque chose.
— Vite, m’écriai-je avec impatience, la situation ! Dis-moi la situation ! — Peut-être qu’en la creusant…
— La situation ? répondit Raoul en ouvrant de grands yeux, — mais elle est des plus simples. Hier matin, à mon arrivée à l’hôtel, je trouve une invitation qui m’y attendait, un bal pour le soir même, rue Saint-Honoré, chez madame de Fréville. — Je devais m’y rendre. Là, dans le cours de la fête (juge de ce qui a dû se passer !), je me suis vu contraint d’envoyer mon gant à la figure d’un monsieur, devant tout le monde.
Je compris qu’il me jouait la première scène de sa « machine ».
— Oh ! oh ! dis-je, comment amènes-tu cela ? — Oui, un début. Il y a là de la jeunesse, du feu ! — Mais la suite ? le motif ? l’agencement de la scène ? — l’idée du drame ? l’ensemble, enfin ? — À grands traits !… Va ! va !
— Il s’agissait d’une injure faite à ma mère, mon ami, — répondit Raoul, qui semblait ne pas écouter. — Ma Mère, — est-ce un motif suffisant ?
(Ici D*** s’interrompit, regardant les convives qui n’avaient pu s’empêcher de sourire à ces dernières paroles.)
— Vous souriez, messieurs ? dit-il. Moi aussi j’ai souri. Le « je me bats pour ma mère » surtout, je trouvais cela d’un toc et d’un démodé à faire mal. — C’était infect. Je voyais la chose en scène ! Le public se serait tenu les côtes. Je déplorais l’inexpérience théâtrale de ce pauvre Raoul, et j’allais le dissuader de ce que je prenais pour le plan mort-né du plus indigeste des ours, lorsqu’il ajouta :
— J’ai en bas Prosper, un ami de Bretagne : il est venu de Rennes avec moi — Prosper Vidal ; il m’attend dans la voiture devant ta porte. — À Paris, je ne connais que toi seul. — Voyons : veux-tu me servir de second ? Les témoins de mon adversaire seront chez moi dans une heure. Si tu acceptes, habille-toi vite. Nous avons cinq heures de chemin de fer d’ici Erquelines.
Alors, seulement, je m’aperçus qu’il me parlait d’une chose de la vie ! de la vie réelle ! — Je restai abasourdi. Ce ne fut qu’après un temps que je lui pris la main. Je souffrais ! Tenez, je ne suis pas plus friand de la lame qu’un autre ; mais il me semble que j’eusse été moins ému s’il se fût agi de moi-même.
— C’est vrai ! on est comme ça !… s’écrièrent les convives, qui tenaient à bénéficier de la remarque.
— Tu aurais dû me dire cela tout de suite !… lui répondis-je. Je ne te ferai pas de phrases. C’est bon pour le public. Compte sur moi. Descends, je te rejoins.
(Ici D*** s’arrêta, visiblement troublé par le souvenir des incidents qu’il venait de nous retracer.)
— Une fois seul, continua-t-il, je fis mon plan, en m’habillant à la hâte. Il ne s’agissait pas ici de corser les choses : la situation (banale, il est vrai, pour le théâtre) me semblait archisuffisante pour l’existence. Et son côté Closerie des Genêts, sans offense, disparaissait à mes yeux quand je songeais que ce qui allait se jouer, c’était la vie de mon pauvre Raoul ! — Je descendis sans perdre une minute.
L’autre témoin, M. Prosper Vidal, était un jeune médecin, très mesuré dans ses allures et ses paroles ; une tête distinguée, un peu positive, rappelant les anciens Maurice Coste. Il me parut très convenable pour la circonstance. Vous voyez cela d’ici, n’est-ce pas ?
Tous les convives, devenus très attentifs, firent le signe de tête entendu que cette habile question nécessitait.
— La présentation terminée, nous roulâmes sur le boulevard Bonne-Nouvelle, où était l’hôtel de Raoul (près du Gymnase). — Je montai. Nous trouvâmes chez lui deux messieurs boutonnés du haut en bas, dans la couleur, bien que légèrement démodés aussi. (Entre nous, je trouve qu’ils sont un peu en retard, dans la vie réelle !) — On se salua. Dix minutes après, les conventions étaient réglées : Pistolet, vingt-cinq pas, au commandement. La Belgique. Le lendemain. Six heures du matin. Enfin, ce qu’il y a de plus connu !
— Tu aurais pu trouver plus neuf, interrompit, en essayant de sourire, le convive qui combinait des bottes secrètes avec sa fourchette et son couteau.
— Mon ami, riposta D*** avec une ironie amère, tu es un malin, toi ! tu fais l’esprit fort ! tu vois toujours les choses à travers une lorgnette de théâtre.
Mais, si tu avais été là, tu aurais, comme moi, visé à la simplicité. Il ne s’agissait pas ici d’offrir, pour armes, le couteau à papier de l’Affaire Clémenceau. Il faut comprendre que tout n’est pas comédie dans la vie ! Moi, voyez-vous, je m’emballe facilement pour les choses vraies, les choses naturelles !… et qui arrivent ! Tout n’est pas mort en moi, que diable !… Et je vous assure que ce « ne fut pas drôle du tout » quand, une demi-heure après, nous prîmes le train d’Erquelines, avec nos armes dans une valise. Le cœur me battait ! parole d’honneur ! plus qu’il ne m’a jamais battu à une première.
Ici D*** s’interrompit, but, d’un trait, un grand verre d’eau : il était blême.
— Continue ! dirent les convives.
— Je vous passe le voyage, la frontière, la douane, l’hôtel et la nuit, murmura D*** d’une voix rauque.
Jamais je ne m’étais senti pour M. de Saint-Sever une amitié plus véritable. Je ne dormis pas une seconde, malgré la fatigue nerveuse que j’éprouvais. Enfin, le petit jour parut. Il était quatre heures et demie. Il faisait beau temps. Le moment était venu. Je me levai, je me jetai de l’eau froide sur la tête. Ma toilette ne fut pas longue.
J’entrai dans la chambre de Raoul. Il avait passé la nuit à écrire. Nous avons tous mûri de ces scènes-là. Je n’avais qu’à me rappeler pour être naturel. Il dormait auprès de la table, dans un fauteuil : les bougies brûlaient encore. Au bruit que je fis en entrant, il s’éveilla et regarda la pendule. Je m’y attendais, je connais cet effet-là. Je vis alors combien il est observé.
— Merci, mon ami, me dit-il. Prosper est-il prêt ? — Nous avons une demi-heure de marche. Je crois qu’il serait temps de le prévenir.
Quelques instants après, nous descendions tous les trois et, à cinq heures sonnant, nous étions sur le grand chemin d’Erquelines. Prosper portait les pistolets. J’avais positivement « le trac », entendez-vous ! Je n’en rougis pas.
Ils causaient ensemble d’affaires de famille, comme si de rien n’eût été. Raoul était superbe, tout en noir, l’air grave et décidé, très calme, imposant à force de naturel !… — Une autorité dans la tenue… Tenez, avez-vous vu Bocage à Rouen, dans les pièces du répertoire 1830-1840 ? — Il a eu des éclairs, là !… peut-être plus beaux qu’à Paris.
— Hé ! hé ! objecta une voix.
— Oh ! oh !… tu vas loin !… interrompirent deux ou trois convives.
— Enfin, Raoul m’enlevait comme je n’ai jamais été enlevé, poursuivit D***, — croyez-le bien. Nous arrivâmes sur le terrain en même temps que nos adversaires. J’avais comme un mauvais pressentiment.
L’adversaire était un homme froid, tournure d’officier, genre fils de famille ; une physionomie à la Landrol ; — mais moins d’ampleur dans la tenue. Les pourparlers étant inutiles, les armes furent chargées. — Ce fut moi qui comptai les pas, et je dus tenir mon âme (comme disent les Arabes) pour ne pas laisser voir mes a parte. Le mieux était d’être classique.
Tout mon jeu était contenu. Je ne chancelai pas. Enfin la distance fut marquée. Je revins vers Raoul. Je l’embrassai et lui serrai la main. J’avais les larmes aux yeux, non pas les larmes de rigueur, mais de vraies.
— Voyons, voyons, mon bon D***, me dit-il, du calme. Qu’est-ce que c’est donc ?
À ces paroles, je le regardai.
M. de Saint-Sever était, tout bonnement, magnifique. On eût dit qu’il était en scène ! Je l’admirais. J’avais cru jusqu’alors qu’on ne trouvait de ces sang-froids-là que sur les planches.
Les deux adversaires vinrent se placer en face l’un de l’autre, le pied sur la marque. Il y eut là une espèce de passade. Mon cœur faisait le trémolo ! Prosper remit à Raoul le pistolet tout armé, praticable ; puis, détournant la tête avec une transe affreuse, je retournai au premier plan, du côté du fossé.
Et les oiseaux chantaient ! je voyais des fleurs au pied des arbres ! de vrais arbres ! Jamais Cambon n’a signé une plus belle matinée ! Quelle terrible antithèse !
— Une !… deux !… trois !… cria Prosper, à intervalles égaux, en frappant dans ses mains.
J’avais la tête tellement troublée que je crus entendre les trois coups du régisseur. Une double détonation éclata en même temps. — Ah ! mon Dieu, mon Dieu !
D*** s’interrompit et mit la tête dans ses mains.
— Allons ! voyons ! Nous savons que tu as du cœur… Achève ! crièrent, de toutes parts, les convives, très émus à leur tour.
— Eh bien, voilà ! dit D***. — Raoul était tombé sur l’herbe, sur un genou, après avoir fait un tour sur lui-même. La balle l’avait frappé en plein cœur, enfin, là ! — (Et D*** se frappait la poitrine.) — Je me précipitai vers lui.
— Ma pauvre mère ! murmura-t-il.
(D*** regarda les convives : ceux-ci, en gens de tact, comprirent, cette fois, qu’il eût été d’assez mauvais goût de réitérer le sourire de la « croix de ma mère ». Le « ma pauvre mère » passa donc comme une lettre à la poste ; le mot, étant réellement en situation, devenait possible.)
— Ce fut tout, reprit D***. Le sang lui vint à pleine bouche.
Je regardai du côté de l’adversaire : il avait, lui, l’épaule fracassée.
On le soignait.
Je pris mon pauvre ami dans mes bras. Prosper lui soutenait la tête.
En une minute, figurez-vous ! je me rappelai nos bonnes années d’enfance ; les récréations, les rires joyeux, les jours de sortie, les vacances ! — lorsque nous jouions à la balle !…
(Tous les convives inclinèrent la tête, pour indiquer qu’ils appréciaient le rapprochement.)
D***, qui se montait visiblement, se passa la main sur le front. Il continua d’un ton extraordinaire et les yeux fixés dans le vague :
— C’était… comme un rêve, enfin ! — Je le regardais. Lui ne me voyait plus : il expirait. Et si simple ! si digne ! Pas une plainte. Sobre, enfin. J’étais empoigné, là. Et deux grosses larmes me roulèrent dans les yeux ! Deux vraies, celles-là ! Oui, messieurs, deux larmes… Je voudrais que Frédérick les eût vues. Il les aurait comprises, lui ! — Je bégayai un adieu à mon pauvre ami Raoul et nous l’étendîmes à terre.
Roide, sans fausse position, — pas de pose ! — vrai, comme toujours, il était là ! Le sang sur l’habit ! Les manchettes rouges ! Le front déjà très blanc ! Les yeux fermés. J’étais sans autre pensée que celle-ci : je le trouvais sublime. Oui, messieurs, sublime ! c’est le mot !… Oh ! — tenez ! — il me semble… que je le vois encore ! Je ne me possédais plus d’admiration ! Je perdais la tête ! Je ne savais plus de quoi il était question !!! Je confondais ! — J’applaudissais ! Je… je voulais le rappeler…
Ici D*** qui s’était emporté jusqu’à crier, s’arrêta court, brusquement : puis, sans transition, d’une voix très calme et avec un sourire triste, il ajouta :
— Hélas ! oui ! — j’aurais voulu le rappeler… à la vie.
(Un murmure approbateur accueillit ce mot heureux.)
— Prosper m’entraîna.
(Ici D*** se dressa, les yeux fixes ; il semblait réellement pénétré de douleur ; puis, se laissant retomber sur sa chaise :)
— Enfin ! nous sommes tous mortels ! ajouta-t-il d’une voix très basse. — (Puis il but un verre de rhum qu’il reposa, bruyamment, sur la table, et repoussa ensuite comme un calice.)
D***, en terminant ainsi, d’une voix brisée, avait fini par si bien captiver ses auditeurs, tant par le côté impressionnant de son histoire que par la vivacité de son débit, que, lorsqu’il se tut, les applaudissements éclatèrent. Je crus devoir joindre mes humbles félicitations à celles de ses amis.
Tout le monde était fort ému. — Fort ému.
— Succès d’estime ! pensai-je.
— Il a réellement du talent, ce D*** ! murmurait chacun à l’oreille de son voisin.
Tous vinrent lui serrer la main chaleureusement. — Je sortis.
À quelques jours de là, je rencontrai l’un de mes amis, un littérateur, et je lui narrai l’histoire de M. D*** telle que je l’avais entendue.
— Eh bien ! lui demandai-je en finissant : qu’en pensez-vous ?
— Oui. C’est presque une nouvelle ! me répondit-il après un silence. — Écrivez-la donc !
Je le regardai fixement.
— Oui, lui dis-je, maintenant je puis l’écrire : elle est complète.