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Contes d’Andersen/Le Vilain Petit Canard

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Traduction par David Soldi.
Contes d’AndersenLibrairie Hachette et Cie (p. 284-301).

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall


LE VILAIN PETIT CANARD.


Que la campagne était belle ! On était au milieu de l’été ; les blés agitaient des épis d’un jaune magnifique, l’avoine était verte, et dans les prairies le foin s’élevait en monceaux odorants ; la cigogne se promenait sur ses longues jambes rouges, en bavardant de l’égyptien, langue qu’elle avait apprise de madame sa mère. Autour des champs et des prairies s’étendaient de grandes forêts coupées de lacs profonds.

Oui vraiment, la campagne était bien belle. Les rayons du soleil éclairaient de tout leur éclat un vieux domaine entouré de larges fossés, et de grandes feuilles de bardane descendaient du mur jusques dans l’eau ; elles étaient si hautes que les petits enfants pouvaient se cacher dessous, et qu’au milieu d’elles on pouvait trouver une solitude aussi sauvage qu’au centre de la forêt. Dans une de ces retraites une cane avait établi son nid et couvait ses œufs ; il lui tardait bien de voir ses petits éclore. Elle ne recevait guère de visites ; car les autres aimaient mieux nager dans les fossés que de venir jusque sous les bardanes pour barboter avec elle.

Enfin les œufs commencèrent à crever les uns après les autres ; on entendait « pi-pip ; » c’étaient les petits canards qui vivaient et tendaient leur cou au dehors.

« Rap-rap, » dirent-ils ensuite en faisant tout le bruit qu’ils pouvaient.

Ils regardaient de tous côtés sous les feuilles vertes, et la mère les laissa faire ; car le vert réjouit les yeux.

« Que le monde est grand ? dirent les petits nouveau-nés à l’endroit même où ils se trouvèrent au sortir de leur œuf.

— Vous croyez donc que le monde finit là ? dit la mère. Oh ! non, il s’étend bien plus loin, de l’autre côté du jardin, jusque dans les champs du curé ; mais je n’y suis jamais allée. Êtes-vous tous là ? continua-t-elle en se levant. Non, le plus gros œuf n’a pas bougé : Dieu ! que cela dure longtemps ! J’en ai assez. »

Et elle se mit à couver, mais d’un air contrarié.

« Eh bien ! comment cela va-t-il ? dit une vieille cane qui était venue lui rendre visite.

— Il n’y a plus que celui-là que j’ai toutes les peines du monde à faire crever. Regardez un peu les autres : ne trouvez-vous pas que ce sont les plus gentils petits canards qu’on ait jamais vus ? ils ressemblent tous d’une manière étonnante à leur père ; mais le coquin ne vient pas même me voir.

— Montrez-moi un peu cet œuf qui ne veut pas crever, dit la vieille. Ah ! vous pouvez me croire, c’est un œuf de dinde. Moi aussi j’ai été trompée une fois comme vous, et j’ai eu toute la peine possible avec le petit ; car tous ces êtres-là ont affreusement peur de l’eau. Je ne pouvais parvenir à l’y faire entrer. J’avais beau le happer et barboter devant lui, rien n’y faisait. Que je le regarde encore : oui, c’est bien certainement un œuf de dinde. Laissez-le là, et apprenez plutôt aux autres enfants à nager.

— Non, puisque j’ai déjà perdu tant de temps, je puis bien rester à couver un jour ou deux de plus, répondit la cane.

— Comme vous voudrez, » répliqua la vieille ; elle s’en alla.

Enfin le gros œuf creva. « Pi-pip, » fit le petit, et il sortit. Comme il était grand et vilain ! La cane le regarda et dit : « Quel énorme caneton. Il ne ressemble à aucun de nous. Serait-ce vraiment un dindon ? ce sera facile à voir : il faut qu’il aille à l’eau, quand je devrais l’y traîner. »

Le lendemain, il faisait un temps magnifique : le soleil rayonnait sur toutes les vertes bardanes ; la mère des canards se rendit avec toute sa famille au fossé. « Platsh ! » et elle sauta dans l’eau. « Rap-rap, » dit-elle ensuite, et chacun des petits plongea l’un après l’autre ; et l’eau se referma sur les têtes. Mais bientôt ils reparurent et nagèrent avec rapidité. Les jambes allaient toutes seules, et tous se réjouissaient dans l’eau, même le vilain grand caneton gris.

« Ce n’est pas un dindon, dit-elle. Comme il se sert habilement de ses jambes, et comme il se tient droit ! C’est mon enfant aussi : il n’est pas si laid, lorsqu’on le regarde de près. Rap-rap ! Venez maintenant avec moi : je vais vous faire faire votre entrée dans le monde et vous présenter dans la cour des canards. Seulement ne vous éloignez pas de moi, pour qu’on ne marche pas sur vous, et prenez bien garde au chat. »

Ils entrèrent tous dans la cour des canards.

Quel bruit on y faisait ! Deux familles s’y disputaient une tête d’anguille, et à la fin ce fut le chat qui l’emporta.

« Vous voyez comme les choses se passent dans le monde, » dit la cane en aiguisant son bec ; car elle aussi aurait bien voulu avoir la tête d’anguille. « Maintenant, remuez les jambes, continua-t-elle ; tenez-vous bien ensemble et saluez le vieux canard là-bas. C’est le plus distingué de tous ceux qui se trouvent ici. Il est de race espagnole, c’est pour cela qu’il est si gros, et remarquez bien ce ruban rouge autour de sa jambe : c’est quelque chose de magnifique, et la plus grande distinction qu’on puisse accorder à un canard. Cela signifie qu’on ne veut pas le perdre, et qu’il doit être remarqué par les animaux comme par les hommes. Allons, tenez-vous bien ; non, ne mettez pas les pieds en dedans : un caneton bien élevé écarte les pieds avec soin ; regardez comme je les mets en dehors. Inclinez-vous et dites : « Rap ! »

Ils obéirent, et les autres canards qui les entouraient les regardaient et disaient tout haut : « Voyez un peu ; en voilà encore d’autres, comme si nous n’étions pas déjà assez. Fi, fi donc ! Qu’est-ce que ce canet-là ? Nous n’en voulons pas. »

Et aussitôt un grand canard vola de son côté, se jeta sur lui et le mordit au cou.

« Laissez-le donc, dit la mère, il ne fait de mal à personne.

— D’accord ; mais il est si grand et si drôle, dit l’agresseur, qu’il a besoin d’être battu.

— Vous avez là de beaux enfants, la mère, dit le vieux canard au ruban rouge. Ils sont tous gentils, excepté celui-là ; il n’est pas bien venu : je voudrais que vous pussiez le refaire.

— C’est impossible, dit la mère cane. Il n’est pas beau, c’est vrai ; mais il a un si bon caractère ! et il nage dans la perfection : oui, j’oserais même dire mieux que tous les autres. Je pense qu’il grandira joliment et qu’avec le temps il se formera. Il est resté trop longtemps dans l’œuf, et c’est pourquoi il n’est pas très-bien fait. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, elle le tirait doucement par le cou, et lissait son plumage. « Du reste, c’est un canard, et la beauté ne lui importe pas tant. Je crois qu’il deviendra fort et qu’il fera son chemin dans le monde. Enfin, les autres sont gentils ; maintenant, mes enfants, faites comme si vous étiez à la maison et si vous trouvez une tête d’anguille, apportez-la-moi. »

Et ils firent comme s’ils étaient à la maison.

Mais le pauvre canet qui était sorti du dernier œuf fut, pour sa laideur, mordu, poussé et bafoué, non-seulement par les canards, mais aussi par les poulets.

« Il est trop grand, » disaient-ils tous, et le coq d’Inde qui était venu au monde avec des éperons et qui se croyait empereur, se gonfla comme un bâtiment toutes voiles dehors, et marcha droit sur lui en grande fureur et rouge jusqu’aux yeux. Le pauvre canet ne savait s’il devait s’arrêter ou marcher : il eut bien du chagrin d’être si laid et d’être bafoué par tous les canards de la cour.

Voilà ce qui se passa dès le premier jour, et les choses allèrent toujours de pis en pis. Le pauvre canet fut chassé de partout : ses sœurs mêmes étaient méchantes avec lui et répétaient continuellement : « Que ce serait bien fait si le chat t’emportait, vilaine créature ! » Et la mère disait : « Je voudrais que tu fusses bien loin. » Les canards le mordaient, les poulets le battaient, et la bonne qui donnait à manger aux bêtes le repoussait du pied.

Alors il se sauva et prit son vol par-dessus la haie. Les petits oiseaux dans les buissons s’envolèrent de frayeur. « Et tout cela, parce que je suis vilain, » pensa le caneton. Il ferma les yeux et continua son chemin. Il arriva ainsi au grand marécage qu’habitaient les canards sauvages. Il s’y coucha pendant la nuit, bien triste et bien fatigué.

Le lendemain, lorsque les canards sauvages se levèrent, ils aperçurent leur nouveau camarade.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? » dirent-ils : le canet se tourna de tous côtés et salua avec toute la grâce possible.

« Tu peux te flatter d’être énormément laid ! dirent les canards sauvages ; mais cela nous est égal, pourvu que tu n’épouses personne de notre famille. »

Le malheureux ! est-ce qu’il pensait à se marier, lui qui ne demandait que la permission de coucher dans les roseaux et de boire de l’eau du marécage ?

Il passa ainsi deux journées. Alors arrivèrent dans cet endroit deux jars sauvages. Ils n’avaient pas encore beaucoup vécu ; aussi étaient-ils très-insolents.

« Écoute, camarade, dirent ces nouveaux venus ; tu es si vilain que nous serions contents de t’avoir avec nous. Veux-tu nous accompagner et devenir un oiseau de passage ? Ici tout près, dans l’autre marécage, il y a des oies sauvages charmantes, presque toutes demoiselles, et qui savent bien chanter. Qui sait si tu n’y trouverais pas le bonheur, malgré ta laideur affreuse ! »

Tout à coup on entendit « pif, paf ! » et les deux jars sauvages tombèrent morts dans les roseaux, et l’eau devint rouge comme du sang.

« Pif, paf ! » et des troupes d’oies sauvages s’envolèrent des roseaux. Et on entendit encore des coups de fusil. C’était une grande chasse ; les chasseurs s’étaient couchés tout autour du marais ; quelques-uns s’étaient même postés sur des branches d’arbres qui s’avançaient au-dessus des joncs. Une vapeur bleue semblable à de petite nuages sortait des arbres sombres et s’étendait sur l’eau ; puis les chiens arrivèrent au marécage : « platsh, platsh ; » et les joncs et les roseaux se courbaient de tous côtés. Quelle épouvante pour le pauvre caneton ! il plia la tête pour la cacher sous son aile ; mais en même temps il aperçut devant lui un grand chien terrible : sa langue pendait hors de sa gueule, et ses yeux farouches étincelaient de cruauté. Le chien tourna la gueule vers le caneton, lui montra ses dents pointues et, « platsh, platsh, » il alla plus loin sans le toucher.

« Dieu merci ! soupira le canard ; je suis si vilain que le chien lui-même dédaigne de me mordre ! »

Et il resta ainsi en silence, pendant que le plomb sifflait à travers les joncs et que les coups de fusil se succédaient sans relâche.

Vers la fin de la journée seulement, le bruit cessa ; mais le pauvre petit n’osa pas encore se lever. Il attendit quelques heures, regarda autour de lui, et se sauva du marais aussi vite qu’il put. Il passa au-dessus des champs et des prairies ; une tempête furieuse l’empêcha d’avancer.

Sur le soir, il arriva à une misérable cabane de paysan, si vieille et si ruinée qu’elle ne savait pas de quel côté tomber : aussi restait-elle debout. La tempête soufflait si fort autour du caneton qu’il fut obligé de s’arrêter et de s’accrocher à la cabane : tout allait de mal en pis.

Alors il remarqua qu’une porte avait quitté ses gonds et lui permettait, par une petite ouverture, de pénétrer dans l’intérieur : c’est ce qu’il fit.

Là demeurait une vieille femme avec son matou et avec sa poule ; et le matou, qu’elle appelait son petit-fils, savait arrondir le dos et filer son rouet : il savait même lancer des étincelles, pourvu qu’on lui frottât convenablement le dos à rebrousse-poil. La poule avait des jambes fort courtes, ce qui lui avait valu le nom de Courte-Jambe. Elle pondait des œufs excellents, et la bonne femme l’aimait comme une fille.

Le lendemain on s’aperçut de la présence du caneton étranger. Le matou commença à gronder, et la poule à glousser.

« Qu’y a-t-il ? » dit la femme en regardant autour d’elle. Mais, comme elle avait la vue basse, elle crut que c’était une grosse cane qui s’était égarée. « Voilà une bonne prise, dit-elle : j’aurai maintenant des œufs de cane. Pourvu que ce ne soit pas un canard ! Enfin, nous verrons. »

Elle attendit pendant trois semaines ; mais les œufs ne vinrent pas. Dans cette maison, le matou était le maître et la poule la maîtresse ; aussi ils avaient l’habitude de dire : « Nous et le monde ; » car ils croyaient faire à eux seuls la moitié et même la meilleure moitié du monde. Le caneton se permit de penser que l’on pouvait avoir un autre avis ; mais cela fâcha la poule.

« Sais-tu pondre des œufs ? demanda-t-elle.

— Non.

— Eh bien ! alors, tu auras la bonté de te taire. »

Et le matou le questionna à son tour : « Sais-tu faire le gros dos ? sais-tu filer ton rouet et faire jaillir des étincelles ?

— Non.

— Alors tu n’as pas le droit d’exprimer une opinion, quand les gens raisonnables causent ensemble. »

Et le caneton se coucha tristement dans un coin ; mais tout à coup un air vif et la lumière du soleil pénétrèrent dans la chambre, et cela lui donna une si grande envie de nager dans l’eau qu’il ne put s’empêcher d’en parler à la poule.

« Qu’est-ce donc ? dit-elle. Tu n’as rien à faire, et voilà qu’il te prend des fantaisies. Ponds des œufs ou fais ron-ron, et ces caprices te passeront.

— C’est pourtant bien joli de nager sur l’eau, dit le petit canard ; quel bonheur de la sentir se refermer sur sa tête et de plonger jusqu’au fond !

— Ce doit être un grand plaisir, en effet ! répondit la poule. Je crois que tu es devenu fou. Demande un peu à Minet, qui est l’être le plus raisonnable que je connaisse, s’il aime à nager ou à plonger dans l’eau. Demande même à notre vieille maîtresse : personne dans le monde n’est plus expérimenté ; crois-tu qu’elle ait envie de nager et de sentir l’eau se refermer sur sa tête ?

— Vous ne me comprenez pas.

— Nous ne te comprenons pas ? mais qui te comprendrait donc ? Te croirais-tu plus instruit que Minet et notre maîtresse ?

— Je ne veux pas parler de moi.

— Ne t’en fais pas accroire, enfant, mais remercie plutôt le créateur de tout le bien dont il t’a comblé. Tu es arrivé dans une chambre bien chaude, tu as trouvé une société dont tu pourrais profiter, et tu te mets à raisonner jusqu’à te rendre insupportable. Ce n’est vraiment pas un plaisir de vivre avec toi. Crois-moi, je te veux du bien ; je te dis sans doute des choses désagréables ; mais c’est à cela que l’on reconnaît ses véritables amis. Suis mes conseils, et tâche de pondre des œufs ou de faire ron-ron.

— Je crois qu’il me sera plus avantageux de faire mon tour dans le monde, répondit le canard.

— Comme tu voudras, » dit le poulet.

Et le canard s’en alla nager et se plonger dans l’eau ; mais tous les animaux le méprisèrent à cause de sa laideur.

L’automne arriva, les feuilles de la forêt devinrent jaunes et brunes : le vent les saisit et les fit voltiger. En haut, dans les airs, il faisait bien froid ; des nuages lourds pendaient, chargés de grêle et de neige. Sur la haie le corbeau croassait tant il était gelé : rien que d’y penser, on grelottait. Le pauvre caneton n’était, en vérité, pas à son aise.

Un soir que le soleil se couchait glorieux, toute une foule de grands oiseaux superbes sortit des buissons ; le canet n’en avait jamais vu de semblables : ils étaient d’une blancheur éblouissante, ils avaient le cou long et souple. C’étaient des cygnes. Le son de leur voix était tout particulier : ils étendirent leurs longues ailes éclatantes pour aller loin de cette contrée chercher dans les pays chauds des lacs toujours ouverts. Ils montaient si haut, si haut, que le vilain petit canard en était étrangement affecté ; il tourna dans l’eau comme une roue, il dressa le cou et le tendit en l’air vers les cygnes voyageurs, et poussa un cri si perçant et si singulier qu’il se fit peur à lui-même. Il lui était impossible d’oublier ces oiseaux magnifiques et heureux ; aussitôt qu’il cessa de les apercevoir, il plongea jusqu’au fond, et, lorsqu’il remonta à la surface, il était comme hors de lui. Il ne savait comment s’appelaient ces oiseaux, ni où ils allaient ; mais cependant il les aimait comme il n’avait encore aimé personne. Il n’en était pas jaloux ; car comment aurait-il pu avoir l’idée de souhaiter pour lui-même une grâce si parfaite ? Il aurait été trop heureux, si les canards avaient consenti à le supporter, le pauvre être si vilain !

Et l’hiver devint bien froid, bien froid ; le caneton nageait toujours à la surface de l’eau pour l’empêcher de se prendre tout à fait ; mais chaque nuit le trou dans lequel il nageait se rétrécissait davantage. Il gelait si fort qu’on entendait la glace craquer ; le canet était obligé d’agiter continuellement les jambes pour que le trou ne se fermât pas autour de lui. Mais enfin il se sentit épuisé de fatigue ; il ne remuait plus et fut saisi par la glace.

Le lendemain matin, un paysan vint sur le bord et vit ce qui se passait ; il s’avança, rompit la glace et emporta le canard chez lui pour le donner à sa femme. Là, il revint à la vie.

Les enfants voulurent jouer avec lui ; mais le caneton, persuadé qu’ils allaient lui faire du mal, se jeta de peur au milieu du pot au lait, si bien que le lait rejaillit dans la chambre. La femme frappa ses mains l’une contre l’autre de colère, et lui, tout effrayé, se réfugia dans la baratte, et de là dans la huche à farine, puis de là prit son vol au dehors.

Dieu ! quel spectacle ! la femme criait, courait après lui, et voulait le battre avec les pincettes ; les enfants s’élancèrent sur le tas de fumier pour attraper le caneton. Ils riaient et poussaient des cris : ce fut un grand bonheur pour lui d’avoir trouvé la porte ouverte et de pouvoir ensuite se glisser entre des branches, dans la neige ; il s’y blottit tout épuisé.

Il serait trop triste de raconter toute sa misère et toutes les souffrances qu’il eut à supporter pendant cet hiver rigoureux.

Il était couché dans le marécage entre les joncs, lorsqu’un jour le soleil commença à reprendre son éclat et sa chaleur. Les alouettes chantaient. Il faisait un printemps délicieux.

Alors tout à coup le caneton put se confier à ses ailes, qui battaient l’air avec plus de vigueur qu’autrefois, assez fortes pour le transporter au loin. Et bientôt il se trouva dans un grand jardin où les pommiers étaient en pleine floraison, où le sureau répandait son parfum et penchait ses longues branches vertes jusqu’aux fossés. Comme tout était beau dans cet endroit ! Comme tout respirait le printemps !

Et des profondeurs du bois sortirent trois cygnes blancs et magnifiques.

Ils battaient des ailes et nagèrent sur l’eau. Le canet connaissait ces beaux oiseaux : il fut saisi d’une tristesse indicible.

« Je veux aller les trouver, ces oiseaux royaux ; ils me tueront, pour avoir osé, moi, si vilain, m’approcher d’eux ; mais cela m’est égal ; mieux vaut être tué par eux que d’être mordu par les canards, battu par les poules, poussé du pied par la fille de basse-cour, et que de souffrir les misères de l’hiver. »

Il s’élança dans l’eau et nagea à la rencontre des cygnes. Ceux-ci l’aperçurent et se précipitèrent vers lui les plumes soulevées. « Tuez-moi, » dit le pauvre animal ; et, penchant la tête vers la surface de l’eau, il attendait la mort.

Mais que vit-il dans l’eau transparente ? Il vit sa propre image au-dessous de lui : ce n’était plus un oiseau mal fait, d’un gris noir, vilain et dégoûtant, il était lui-même un cygne !

Il n’y a pas de mal à être né dans une basse-cour lorsqu’on sort d’un œuf de cygne.

Maintenant il se sentait heureux de toutes ses souffrances et de tous ses chagrins ; maintenant pour la première fois il goûtait tout son bonheur en voyant la magnificence qui l’entourait, et les grands cygnes nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec.

De petits enfants vinrent au jardin et jetèrent du pain et du grain dans l’eau, et le plus petit d’entre eux s’écria : « En voilà un nouveau ! » et les autres enfants poussèrent des cris de joie : « Oui, oui ! c’est vrai ; il y en a encore un nouveau. » Et ils dansaient sur les bords, puis battaient des mains ; et ils coururent à leur père et à leur mère, et revinrent encore jeter du pain et du gâteau, et ils dirent tous : « Le nouveau est le plus beau ! Qu’il est jeune ! qu’il est superbe ! »

Vignette de Bertall
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Et les vieux cygnes s’inclinèrent devant lui.

Alors, il se sentit honteux, et cacha sa tête sous son aile ; il ne savait comment se tenir, car c’était pour lui trop de bonheur. Mais il n’était pas fier. Un bon cœur ne le devient jamais. Il songeait à la manière dont il avait été persécuté et insulté partout, et voilà qu’il les entendait tous dire qu’il était le plus beau de tous ces beaux oiseaux ! Et le sureau même inclinait ses branches vers lui, et le soleil répandait une lumière si chaude et si bienfaisante ! Alors ses plumes se gonflèrent, son cou élancé se dressa, et il s’écria de tout son cœur : « Comment aurais-je pu rêver tant de bonheur, pendant que je n’étais qu’un vilain petit canard. »

Vignette de Bertall
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