Contes d’Italie/À Gênes

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 16-23).


À GÊNES



À Gênes, sur la petite place située devant la gare, une foule nombreuse s’est rassemblée ; l’élément ouvrier prédomine, mais on y voit aussi nombre de gens vêtus d’une manière cossue et qu’on sent bien nourris. En avant de la foule se trouvent les membres de la municipalité ; au-dessus de leurs têtes se balance le lourd drapeau de la ville, artistement brodé de soie et, à côté de lui, flottent les étendards multicolores des organisations ouvrières. L’or des pompons, des franges, des cordons, des lances des hampes étincelle, la soie bruit et la foule, dont l’émotion est solennelle, bourdonne comme un chœur qui chanterait à mi-voix.

Au-dessus d’elle, sur un piédestal élevé, s’érige la belle figure de Christophe Colomb, le rêveur qui a beaucoup souffert et qui a vaincu parce qu’il avait la foi. Maintenant encore, il domine les hommes, auxquels il semble dire de ses lèvres de marbre :

— Les croyants seuls peuvent triompher.

À ses pieds, autour du piédestal, les musiciens ont déposé leurs trompettes dont le cuivre reluit au soleil.

Étalée en demi-cercle, la gare, lourd édifice de marbre, déploie ses ailes comme pour étreindre la foule. Du port arrivent le bruit rauque de la respiration des bateaux, du travail des hélices dans l’eau, le tintement des chaînes, les coups de sifflet et des cris. Sur la place, tout est calme et inondé de chaleur ; l’air est étouffant. Sur les balcons, aux fenêtres des maisons, apparaissent des femmes lumineuses, tenant des bouquets à la main, et des enfants en habits de fête, pareils à des fleurs.

Une locomotive siffle en approchant de la gare. La foule tressaille ; quelques chapeaux fripés volent au-dessus des têtes, comme des oiseaux noirs. Les musiciens prennent leurs instruments ; des gens graves, d’âge mûr, s’agitent et se placent en avant ; tournés vers la foule, ils parlent en agitant les mains à droite et à gauche.

Lourdement, sans hâte, la foule se partage, et ménage un large espace au milieu de la place.

— Qui attend-on ?

— Les enfants de Parme !

Il y a grève à Parme. Les patrons ne cèdent pas ; les ouvriers sont à court d’argent, ils ont rassemblé leurs enfants qui commençaient déjà à souffrir de la faim et ils les ont envoyés à leurs camarades de Gênes.

De derrière les colonnes de la gare sort une procession bien réglée de petits hommes ; leurs vêtements les couvrent à peine et ils ont l’air velus dans leurs haillons, velus comme d’étranges petits fauves. Ils marchent en se donnant la main, par rangées de cinq ; ils sont très petits, poussiéreux, visiblement fatigués. Ils ont l’air grave, mais le regard brillant, net et clair, et quand la musique, pour les accueillir, se met à jouer l’hymne de Garibaldi, un sourire de satisfaction passe en une onde joyeuse sur ces visages anguleux et décharnés.

La foule souhaite la bienvenue aux hommes de l’avenir par un cri assourdissant ; les étendards s’inclinent devant eux ; le cuivre des trompettes rugit, assourdit et aveugle les bambins. Un peu déconcertés par cette réception, ils reculent pendant l’espace d’une seconde et, soudain, comme s’ils eussent tout à coup grandi, comme s’ils se fussent allongés et confondus en un seul corps, par des centaines de voix, mais avec le son d’une seule poitrine, ils crient :

Viva Italia !

— Vive la jeune Parme ! tonne la foule, en se jetant vers eux.

Evviva Garibaldi ! ripostent les enfants, en pénétrant dans la foule où ils se perdent.

Aux fenêtres des hôtels, sur les toits des maisons, des mouchoirs blancs battent comme des ailes. Une pluie de fleurs et de cris joyeux tombe de là sur la tête des gens.

Tout a pris un air de fête, tout s’est animé et le marbre gris s’est fleuri d’on ne sait quelles taches éclatantes.

Les étendards flottent, les bouquets et les chapeaux volent ; par-dessus la foule apparaissent des têtes d’enfants ; des pattes minuscules et brunies s’agitent, pour saisir les fleurs et saluer, tandis qu’un cri puissant et continu retentit :

Viva il Socialismo !

Evviva Italia !

On s’est emparé de presque tous les enfants ; on les porte ; ils sont assis sur les épaules des grandes personnes, serrés contre les larges poitrines d’hommes barbus et sévères, et la musique devient à peine perceptible au milieu du tapage, des cris et des rires.

Les femmes se faufilent et enlèvent ceux des nouveaux venus qui restent ; elles se crient l’une à l’autre :

— Vous en prenez deux, Annita ?

— Oui. Et vous aussi ?

— Il en faut un pour Marguerite l’infirme…

Partout on ne voit que des visages rayonnants, une animation joyeuse, de bons yeux humides ; de-ci, de-là, les enfants des grévistes mangent déjà du pain.

— On ne pensait pas à cela à notre époque ! dit un vieillard au nez crochu, qui tient un cigare noir entre les dents.

— C’est pourtant si simple !

— Oui ! C’est simple et intelligent !

Le vieux retire son cigare de la bouche, en examine le bout et secoue la cendre avec un soupir. Puis, apercevant à côté de lui deux gamins de Parme, des frères, on le voit, qui le regardent avec gravité, il prend un air rébarbatif, se hérisse, enfonce son chapeau sur ses yeux et ouvre les bras tout grands ; les enfants se serrent l’un contre l’autre, se renfrognent et reculent. Mais le vieillard s’accroupit soudain et se met à imiter avec beaucoup d’habileté le chant du coq. Les petits rient en trépignant de leurs talons nus sur les pavés ; le vieux se lève, rajuste son chapeau ; il se dit qu’il a fait tout ce qu’il fallait faire et s’en va en chancelant sur ses jambes affaiblies.

Une bossue, aux cheveux gris, au visage de sorcière, au menton velu et osseux, est debout près du piédestal de la statue de Colomb. Elle pleure et essuie ses yeux rouges avec le coin de son châle déteint. Sombre et difforme, elle paraît étrangement solitaire parmi la foule surexcitée.

Une Génoise aux cheveux noirs marche en sautillant et tient par la main un petit bonhomme qui a peut-être sept ans ; il est coiffé d’un chapeau aux larges ailes tombant jusque sur ses épaules et chaussé de sabots de bois. Il secoue sa petite tête pour repousser sur sa nuque son chapeau qui glisse sans cesse sur sa figure. La femme arrache la coiffure et l’agite bien haut en l’air. Elle chante et rit ; le gamin la regarde en souriant, la tête rejetée en arrière ; puis il saute, désireux de reprendre son chapeau ; et la femme et l’enfant disparaissent.

Un homme de taille élevée, au tablier de cuir, aux énormes bras nus, tient sur son épaule une fillette d’environ six ans, grise comme une souris ; il dit à la femme qui marche à côté de lui et qui conduit par la main un gamin roux comme la flamme :

— Comprends-tu, si ça réussit… il sera difficile de nous vaincre…

Il rit d’un rire épais, bruyant, triomphant et il crie en lançant son petit fardeau dans l’air bleu :

Evviva Parma — a !

Les gens s’en vont, accompagnant ou portant des enfants ; il ne reste sur la place que des fleurs piétinées, des papiers qui ont enveloppé des caramels, un joyeux groupe de facchini et, au-dessus, la noble figure de l’homme quia découvert le Nouveau Monde.

Et par les rues, semblables à d’immenses trompettes, arrivent les cris joyeux des hommes qui vont au-devant d’une vie nouvelle.