Contes d’Italie/En Chemin de fer

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Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 62-71).


EN CHEMIN DE FER


À une petite station, entre Rome et Gênes, le conducteur ouvrit la portière de notre compartiment et, avec le concours d’un graisseur aux habits malpropres, il hissa sur les marches du wagon un vieillard borgne.

— Il est très vieux, déclarèrent le conducteur et le graisseur d’une seule voix, avec un bon sourire.

Mais le vieillard était encore vert et, après avoir remercié ceux qui l’avaient assisté, d’un beau geste de sa main ratatinée, il souleva avec politesse le chapeau poussiéreux et cassé qui couvrait sa tête grise, examina la banquette d’un œil perçant, et demanda :

— Vous permettez ?

On lui fit immédiatement place ; il rectifia les plis de son costume de toile bleu foncé et poussa un soupir de soulagement ; les mains posées sur ses genoux, il souriait avec bonhomie, d’une bouche édentée.

— Vous allez loin, grand-père ? demanda mon camarade.

— À trois stations d’ici, seulement ! répliqua le borgne. Je vais à la noce de mon petit-fils.

Quelques minutes après, le vieillard nous parlait avec loquacité, parmi le fracas du train, en se balançant comme un rameau cassé un jour d’orage.

— Je suis Ligurien… Nous autres, Liguriens, nous sommes tous très robustes. J’ai treize fils, quatre filles ; je m’embrouille quand je veux compter mes petits-enfants. C’est déjà le troisième qui se marie ; c’est joli, n’est-ce pas ?

Et il regarda fièrement tout le monde de son œil décoloré, mais encore joyeux ; il eut un petit rire et ajouta :

— Hein, que de gens j’ai donnés au pays et au roi !… Comment j’ai perdu l’œil ? Oh ! il y a longtemps de cela ; j’étais encore un gamin alors, mais j’aidais déjà mon père. Il était en train de bêcher sa vigne ; le sol n’est pas bon, chez nous, il demande beaucoup de soins… il est très pierreux… Un caillou sauta sous la bêche de mon père et me frappa à l’œil… Je ne me rappelle pas si j’ai souffert, mais, au dîner, l’œil tomba ; c’était affreux, signors. On le remit en place, on y appliqua du pain chaud, mais l’œil mourut quand même !

Le vieillard frotta avec force sa joue ridée et rousse et se remit à sourire avec bonhomie :

— Il n’y avait pas tant de docteurs à cette époque-là et les gens vivaient plus bêtement… Oh ! oui. Ils étaient peut-être meilleurs. Hein ? Oui, c’est bien possible…

Son visage tanné, tout creusé de plis profonds et couvert de poils d’un gris verdâtre, pareils à de la moisissure, avait pris un air rusé et triomphant.

— Quand on a vécu aussi longtemps que moi, on peut parler des gens hardiment, n’est-ce pas ?

Il leva en l’air un doigt noir et crochu, comme s’il menaçait on ne sait qui.

— Et je vais vous conter différentes choses sur les gens, signors. Quand mon père mourut, j’avais treize ans ; vous voyez comme je suis petit, maintenant encore ? Mais j’étais adroit et infatigable à la besogne ; c’était tout ce que mon père me laissait en héritage, car notre maison et nos champs furent vendus pour payer les dettes. Et je vécus ainsi, avec un œil et deux bras, en travaillant partout où l’on me donnait de l’ouvrage… C’était pénible, mais la jeunesse ne craint pas le travail, n’est-ce pas ?

À dix-neuf ans, je rencontrai la jeune fille qu’il était de ma destinée d’aimer. Aussi pauvre que moi, elle était plus robuste et plus grande ; elle vivait avec sa vieille mère malade et, de même que moi, elle travaillait où elle pouvait. Elle n’était pas très jolie, non, mais elle avait du cœur et du bon sens. Et quelle belle voix ! Ah ! Elle chantait comme une artiste et c’est une fortune que cela, n’est-ce pas, signors ? Je ne chantais pas mal, moi non plus.

— Nous marions-nous ? lui demandai-je, quand nous nous fûmes longtemps regardés.

— Ce serait ridicule, le borgne ! me répondit-elle tristement. Je n’ai rien, toi non plus, comment vivrions-nous ?

C’était la sainte vérité ; elle n’avait rien, ni moi non plus. Mais que faut-il à l’amour quand on est jeune ? Vous savez tous, signors, qu’il faut bien peu de choses à l’amour ; j’insistai et j’eus la victoire.

— Oui, tu as peut-être raison, finit par dire Ida. Puisque la Sainte Vierge nous vient en aide à toi et à moi déjà maintenant, alors que nous vivons chacun pour nous, il lui sera certainement plus facile de le faire encore quand nous vivrons ensemble !

Nous tombâmes d’accord et nous allâmes chez le curé.

— C’est de la folie ! s’écria celui-ci. Manque-t-il donc de mendiants en Ligurie ? Malheureux que vous êtes, jouets du démon, vous devez lutter contre ses séductions ou bien vous paierez cher votre faiblesse !

Tous les jeunes gens de la commune se moquèrent de nous et, à dire vrai, tous les vieillards nous blâmèrent. Mais la jeunesse est obstinée et sensée à sa manière. Le jour de la noce arriva ; nous n’étions pas devenus plus riches et nous ne savions réellement pas où nous passerions notre première nuit.

— Nous irons dans les champs ! dit Ida. Pourquoi serait-ce mal ? La Sainte Vierge est également bonne pour tout le monde, et quand on est jeune, l’amour a partout la même ardeur…

Et nous décidâmes que la terre serait notre couche et que le ciel nous couvrirait.

Mais, maintenant, c’est une autre histoire qui va commencer, signors. Je réclame, toute votre attention : c’est la plus belle histoire de ma longue vie ! De grand matin, la veille du mariage, le vieux Giovanni, chez qui j’avais souvent travaillé, me parla sans desserrer les dents ni enlever sa pipe de sa bouche, car il ne s’agissait que d’une bagatelle :

— Hugo, tu devrais nettoyer la vieille étable des moutons et étendre de la paille. Quoiqu’elle soit sèche et que les moutons n’y aient pas passé plus d’une année, il te faut pourtant la nettoyer si tu veux y habiter avec Ida !

Ainsi, nous avions une maison !

Je travaillais, je chantais, j’arrangeais notre demeure. Constancio, le menuisier, se montra sur le seuil de sa porte et demanda :

— C’est ici que tu demeureras avec Ida ? Et où est votre lit ? Quand tu auras fini, tu viendras chez moi et tu en prendras un, celui que j’ai de trop.

Et comme j’allais chez lui, Maria, la boutiquière, si prompte à la colère, me cria :

— Ils se marient, ces malheureux, et ils n’ont ni draps ni oreillers, ni rien de rien ! Tu es complètement fou ! Borgne, envoie-moi ta fiancée ! Je lui donnerai le nécessaire !…

Et Ettore Viano, un cul-de-jatte, tordu par les rhumatismes, brûlé par les fièvres, qui était sur le seuil du cabaret, cria à la marchande :

— Demande-lui s’il a fait une bonne provision de vin pour offrir à ses invités ? Ah ! les hommes, qu’y a-t-il de plus insouciant qu’eux ? Dis-lui de venir me voir !…

Sur la joue du vieillard, dans une ride profonde, une larme de joie étincela ; il rejeta la tête en arrière et se mit à rire sans bruit ; sa pomme d’Adam jouait ; la peau fripée de son visage tremblait et ses mains s’agitaient en des gestes enfantins.

— O signors, signors ! continua-t-il, tout en riant et haletant, le matin de la noce nous avions tout ce qu’il faut dans une maison : une statue de la Madone, du linge, de la vaisselle, des meubles, tout, je vous le jure ! Ida pleurait et riait, moi aussi, et tout le monde riait. On ne doit pas pleurer le jour de son mariage, ce n’est pas convenable, et tous les nôtres se moquaient de nous…

Signors ! C’est bigrement bon d’avoir le droit d’appeler les gens « les nôtres ». Et c’est encore meilleur de les sentir à soi, proches de soi, de sentir que, pour eux, votre vie n’est pas une plaisanterie, ni votre bonheur un jeu !

Et la noce eut lieu. Ah ! quelle merveilleuse journée ! Toute la commune avait les yeux sur nous et tous vinrent dans notre étable, qui était tout à coup devenue une riche maison, comme dans les contes de fée. Et nous avions de tout : du vin et des fruits, de la viande et du pain ; tous mangèrent et tout le monde était joyeux… Car, signors, il n’est pas de joie meilleure que celle qu’on éprouve en obligeant autrui ; croyez-le, il n’y a rien de plus beau et de plus réconfortant que cela !

Le prêtre vint aussi. Il parla très bien, avec gravité :

— Voici, dit-il, des gens qui ont travaillé pour vous tous et vous avez pris soin qu’ils fussent sans soucis en ce jour, le plus beau jour de leur vie. C’est ce que vous deviez faire, car ils ont peiné pour vous, et le travail vaut toujours mieux que les pièces de cuivre et d’argent dont on le paie. L’argent s’en va, mais le travail reste !… Ces deux jeunes gens sont gais et modestes ; leur existence fut dure et ils l’ont subie sans se plaindre ; désormais, ils mèneront une vie plus pénible encore et ils ne gémiront pas. Vous leur viendrez en aide aux heures difficiles. Ils ont de bons bras et des cœurs encore meilleurs…

Il nous a dit des choses bien flatteuses à Ida, à moi et à toute la commune !

Le vieillard regarda triomphalement autour de lui, d’un œil rajeuni et animé, et conclut :

— Voilà, signors, ce que je voulais vous raconter à propos des gens. N’est-ce pas charmant ?…