Contes d’Italie/Les Adversaires

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 170-182).


LES ADVERSAIRES


Un homme en costume clair, sec et rasé de près comme un Américain, s’assied à une table de fer, près de la porte du restaurant ; il appelle paresseusement :

— Ga-ar-çon !

Tout alentour est parsemé d’une épaisse couche de fleurs d’acacia ; partout étincellent les rayons du soleil ; sur la terre et au ciel, c’est la joie paisible du printemps. Au milieu de la rue, les petits ânes aux oreilles velues galopent en faisant claquer leurs sabots ; de lourds chevaux marchent lentement, les gens vont et viennent sans se presser ; on sent que tous les êtres vivants ont envie de rester le plus longtemps possible au soleil, dans cet air imprégné du mielleux arôme des acacias en fleurs.

Des enfants, les hérauts du printemps, apparaissent ; le soleil colore leurs vêtements de teintes éclatantes ; des femmes en robes de nuances vives marchent en se balançant ; elles sont aussi nécessaires par les jours de soleil que les étoiles la nuit.

L’homme en costume clair a un air bizarre : il semble qu’il a été très sale et qu’on vient seulement de le laver, mais avec un tel zèle, qu’on lui a enlevé pour jamais tout relief. Il examine les alentours avec des yeux éteints ; on dirait qu’il compte les taches de soleil sur les murailles des maisons et sur tout ce qui se meut le long de la route noire, sur les larges dalles du boulevard. Ses lèvres flétries sont allongées et il sifflote tout bas un motif bizarre et mélancolique ; les longs doigts de sa main blanche tambourinent sur le bord de la table ; ses ongles brillent d’un éclat terne ; avec le gant jaune qu’il tient dans son autre main, il bat la mesure sur son genou. Il a un air intelligent et résolu ; il est fâcheux que son visage soit gâté par quelque chose de grossier, de lourd.

Avec un salut poli, le garçon place devant lui une tasse de café, une petite bouteille de liqueur verte et des biscuits.

À la table à côté, s’assied un homme à la large poitrine et aux yeux couleur d’agate ; ses joues, son cou, ses mains sont enduits de fumée et sa personne tout entière est anguleuse, robuste, comme une pièce d’une grande machine.

Quand les yeux de l’homme en blanc s’arrêtèrent sur lui, il se souleva un peu, porta la main à son chapeau et dit, au travers de ses épaisses moustaches :

— Bonjour, monsieur l’ingénieur !

— Bah, c’est de nouveau vous, Trama !

— Oui, c’est moi, monsieur l’ingénieur !

— Il faut s’attendre à des événements, hein ?

— Comment vont vos travaux ?

L’ingénieur répondit avec un léger ricanement de ses lèvres minces :

— Je crois qu’on ne peut pas converser par questions seulement, mon ami…

Tirant son chapeau sur l’oreille, son interlocuteur rit d’un rire franc et ouvert, et entre deux éclats de gaieté, il ajouta :

— Sans doute ! parole d’honneur, j’aimerais tant savoir…

Un ânon noir et blanc tout hérissé, attelé à un petit char de combustible, s’arrêta, tendit le cou et se mit à braire lugubrement, mais sa voix ne lui plut sans doute pas ce jour-là, car il interrompit son cri sur une note aiguë, secoua ses oreilles velues et s’en alla au galop, la tête baissée, en faisant claquer ses sabots.

— J’attends votre machine avec autant d’impatience que j’attendrais un livre nouveau qui devrait me rendre plus intelligent.

L’ingénieur répondit en avalant son café par petites gorgées :

— Je ne comprends pas bien votre comparaison…

— Ne pensez-vous pas que la machine affranchit l’énergie physique de l’homme, comme un bon livre libère son esprit ?

— Ah ! dans ce sens-là ! dit l’ingénieur, et il redressa la tête. Oui, peut-être bien, c’est possible…

Et posant sa tasse vide sur la table, il demanda :

— Vous allez sans doute commencer à faire de l’agitation ?

— J’ai déjà commencé…

— Nous aurons de nouveau des grèves, des désordres ?

L’autre haussa les épaules et eut un bon sourire :

— Ah ! si on pouvait faire autrement…

Une vieille femme en robe noire, à l’air austère comme une religieuse, offrit sans mot dire des bouquets de violettes à l’ingénieur ; il en prit deux et en tendit un à son interlocuteur, en déclarant d’un ton pensif :

— Vous avez une si belle intelligence, Trama, quel dommage que vous soyez idéaliste, vraiment !…

— Je vous remercie pour les fleurs et pour le compliment. Vous trouvez que c’est dommage ?

— Oui ! Vous êtes, je le répète, très intelligent et vous devriez travailler afin de devenir un ingénieur habile…

Avec un petit rire qui découvrit ses dents blanches, Trama répondit :

— Ah ! c’est vrai ! Les ingénieurs sont poètes, je m’en suis convaincu en travaillant avec vous…

— Vous êtes bien aimable…

— Et moi, je me disais : « Pourquoi monsieur l’ingénieur ne deviendrait-il pas socialiste ? Le socialiste doit être poète lui aussi ! »

Ils se regardèrent, étonnamment dissemblables, l’un sec, nerveux, comme effacé par un frottement, les yeux décolorés, l’autre qui semblait forgé de la veille et pas encore poli.

— Non, Trama, je préférerais avoir un atelier à moi et une trentaine de gaillards comme vous. Ah ! nous ferions quelque chose alors…

Il tambourina doucement sur la table ; puis il soupira et passa ses fleurs à sa boutonnière.

— Dire que ce sont des bêtises qui empêchent les gens de vivre et de travailler, c’est diabolique ! s’exclama l’autre en s’animant.

— C’est l’histoire de l’humanité que vous qualifiez de bêtises, maître Trama ? demanda l’ingénieur avec un mince sourire.

L’ouvrier enleva son chapeau, l’agita et se mit à parler, d’une voix ardente et vibrante.

— Hé, qu’est-ce que l’histoire de mes ancêtres !

— De vos ancêtres ? répéta l’ingénieur en soulignant le deuxième mot d’un sourire plus aigu.

— Oui, de mes ancêtres. Vous trouvez que c’est de l’insolence ? Hé bien, si vous voulez ! Mais pourquoi Giordano Bruno, Vico et Mazzini ne seraient-ils pas mes ancêtres, est-ce que je ne vis pas dans leur monde, est-ce que je ne jouis pas de ce que leurs grands esprits ont semé autour de moi !

— Ah ! si vous l’entendez ainsi, oui !

— Tout ce qu’ont donné au monde ceux qui s’en sont écartés, m’est donné à moi !

— Évidemment, approuva l’ingénieur en fronçant les sourcils avec gravité.

— Et tout ce qui a été fait avant moi, avant vous, c’est du minerai que nous devons transformer en acier, n’est-ce pas ?

— Assurément !

— Car vous, les savants, comme nous, les ouvriers, vous vivez sur les travaux des cerveaux du passé.

— Je ne le conteste pas, dit l’ingénieur en baissant la tête.

À côté de lui, un petit garçon en haillons gris, pareil à une balle abîmée par le jeu, tenait dans ses mains sales un bouquet de crocus, et répétait avec insistance :

— Prenez-moi des fleurs, signor.

— J’en ai déjà !

— On n’a jamais assez de fleurs…

— Bravo, petit ! approuva Trama. Bravo, donne-m’en deux…

Quand le gamin lui eut tendu les fleurs, Trama souleva son chapeau et en offrit une à l’ingénieur :

— S’il vous plaît.

— Je vous remercie.

— Quelle merveilleuse journée, n’est-ce pas ?

— Mes cinquante ans s’en réjouissent…

Il regarda autour de lui d’un air rêveur, plissa les paupières, puis il soupira.

— Je suppose que vous devez sentir avec une force toute particulière le soleil printanier dans vos veines, parce que le monde entier, à ce que je vois, est autre à vos yeux qu’aux miens, n’est-ce pas ?

— Je l’ignore, répondit l’autre avec un sourire, mais la vie est belle !

— Par ses promesses ! compléta l’ingénieur d’un ton sceptique ; et cette réplique sembla piquer son interlocuteur, qui se couvrit et dit très vite :

— La vie est belle par toutes les choses qui me plaisent en elle. Que diable ! mon cher ingénieur, pour moi les mots ne sont pas que des sons et des lettres ; quand je lis un livre, quand je vois un tableau, j’admire le beau, je me sens heureux comme si j’avais fait tout cela moi-même.

Tous deux se mirent à rire, l’un d’un rire franc et bruyant, comme s’il était fier de savoir rire ainsi, en bombant sa large poitrine et en rejetant la tête en arrière ; l’autre d’un rire sanglotant, qu’on entendait à peine, et qui découvrit des dents où de l’or était resté, comme s’il venait d’en manger et avait oublié de se nettoyer la bouche.

— Vous êtes un brave garçon, Trama, il est toujours agréable de vous voir, dit l’ingénieur, et il ajouta en clignant de l’œil :

— Si seulement vous ne vous révoltiez pas…

— Oh ! je me rebellerai toujours.

Et prenant une mine sérieuse, les yeux mi-clos, il demanda :

— J’espère que nous nous sommes conduits correctement, cette fois-ci ?

L’ingénieur haussa les épaules et se leva :

— Oui, oui ! Cette histoire, vous le savez, a coûté trente-sept mille livres à l’entreprise…

— Il aurait été plus intelligent de les ajouter aux salaires.

— Hum ! Vous comptez mal ! De l’intelligence ! Chaque animal a la sienne…

Il tendit sa main sèche et jaune, et quand l’ouvrier la serra, il ajouta :

— Malgré tout, je vous le répète, vous devriez étudier, étudier…

— Je m’instruis sans cesse.

— Vous auriez fait un ingénieur avec une belle imagination.

— Hé ! l’imagination ne m’empêche pas de vivre…

— Au revoir, entêté !

Et l’ingénieur s’en alla sous les acacias, au travers du réseau des rayons solaires ; il mouvait lentement ses longues jambes décharnées et tendait avec soin son gant sur les minces doigts de sa main droite.

Le petit sommelier aux cheveux bleu-noir quitta sa place à la porte du restaurant, d’où il avait écouté cette conversation, et dit à l’ouvrier qui fouillait dans sa bourse et en tirait des sous de cuivre :

— Il vieillit beaucoup, notre gros bonnet !

— Il sait encore se défendre ! s’exclama l’ouvrier avec assurance. Il a beaucoup de feu sous le crâne.

— Où parlerez-vous la prochaine fois ?

— Au même endroit, à la Bourse du travail. Vous m’avez entendu ?

— Trois fois, camarade…

Après s’être serré la main avec vigueur, ils se quittèrent en souriant ; l’un se dirigea du côté opposé à celui qu’avait pris l’ingénieur ; l’autre se mit à débarrasser les tables, en chantonnant d’un air pensif.

Un groupe d’écoliers en tabliers blancs, garçons et filles, défile au milieu de la route ; les rires et le bruit s’en dégagent comme des étincelles ; les deux chefs de la bande soufflent dans des feuilles de papier roulé en guise de trompettes ; les acacias éparpillent sur eux la neige de leurs blancs pétales. On regarde toujours les enfants, on les regarde avec une avidité particulière au printemps et on a envie de leur crier, d’une voix joyeuse et forte :

— Hé ! petits hommes, vive votre avenir !