Contes d’Italie/Nuncia

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Contes d’ItalieLibrairie Payot et Cie (p. 290-308).


NUNCIA
Récit d’un Napolitain.


Le quartier Saint-Jacques est — à juste titre — fier de sa fontaine où, jadis, aimait à se reposer et à s’attarder en de joyeuses causeries, l’immortel Giovanni Boccace. Le grand peintre Salvator Rosa a brossé de cette fontaine plusieurs tableaux. Cet artiste fut l’ami de Thomas Aniello (né lui aussi dans cette partie de la ville), surnommé Masaniello par le peuple pour les libertés duquel il combattit et succomba[1].

D’autres hommes glorieux sont également nés dans notre quartier qu’ils ont habité. L’antiquité a produit plus de gens célèbres que les temps présents. Car aujourd’hui où chacun porte les mêmes habits, lit éperdument les journaux et veut avant tout faire de la politique, il est devenu très difficile, même à un homme bien doué, de s’élever au-dessus de ses contemporains.

Un autre orgueil de notre quartier fut — jusqu’à l’été dernier — une marchande de légumes, Nuncia, la personne la plus gaie du monde et la plus belle de cet endroit, où le soleil brille toujours quelques instants de plus que dans les autres parties de la ville. La fontaine reste aujourd’hui ce qu’elle fut jadis (quoique plus jaune bien entendu) ; elle attirera longtemps encore les regards des étrangers par son aspect amusant — les enfants de marbre dont l’artiste a composé son groupe harmonieux, ne vieillissent pas et ne se fatiguent pas en jouant.

La délicieuse Nuncia est morte dans la rue, en dansant. Il est rare qu’on meure ainsi et cela vaut la peine d’être conté.

Nuncia était une femme trop joyeuse, un cœur trop bon pour pouvoir vivre en paix avec son mari. Ce dernier ne pouvait comprendre cette nature sensible ; il criait, tempêtait, jurait, sortait son couteau de sa poche et l’enfonça même un jour dans les côtes d’un admirateur de sa femme. Mais la police n’aime guère les exercices de ce genre, Stefano fut arrêté et mis en prison, où il resta quelque temps. Libéré, il partit pour l’Argentine : le changement d’air est un bon remède pour les esprits trop excitables.

Nuncia devint donc veuve à vingt-trois ans. Il lui restait sa fillette âgée de cinq ans, deux ânes, un jardin potager et une petite voiture. Une personne gaie n’a pas besoin, pour vivre, de beaucoup de choses, et elle était contente de son sort. Elle savait travailler et beaucoup de gens ne demandaient qu’à lui venir en aide. Et lorsqu’elle ne pouvait payer en espèces sonnantes les services rendus, elle les payait de son rire, de ses chansons ou d’autres dons encore, qui étaient, aux yeux de beaucoup, plus précieux que l’argent.

Bien des femmes — et même plusieurs hommes — n’approuvaient pas sa manière de vivre, cependant Nuncia était loyale. Non seulement elle ne détournait jamais de leurs devoirs les hommes mariés, mais souvent elle les réconciliait avec leur femme. Elle disait volontiers :

— Celui qui change d’amour ne sait pas aimer.

Un jour, Arturo Lano, le pêcheur qui étudia au séminaire pour devenir prêtre, mais qui oublia et la soutane et le Paradis, et s’égarait trop souvent dans des cabarets et dans les lieux où l’on s’amuse, le gros Arturo Lano, le maître chansonnier grivois, lui déclara :

— Tu m’as tout l’air de croire que l’amour est une science aussi compliquée que la théologie ?

Elle lui répondit :

— J’ignore les sciences, mais je connais par cœur toutes tes chansons.

El à ce gros bonhomme, aussi rond qu’un tonneau, elle chanta sur l’heure quelques-uns de ses couplets les plus guillerets. Lui, riait de tout son cœur, ses petits yeux intelligents noyés dans la graisse rouge de ses joues.

Et c’est ainsi qu’elle vivait, heureuse elle-même, répandant la joie autour d’elle, aimable envers tout le monde. Ses amies finirent par se réconcilier avec elle, comprenant à la longue que le caractère de l’être humain fait partie de ses os et de son sang, se rappelant que les saints eux-mêmes ne surent pas toujours se vaincre, que l’homme enfin n’est pas un dieu et que ce n’est qu’à Dieu qu’il faut rester fidèle.

Et, telle une étoile, Nuncia brilla durant dix années dans son quartier, toujours considérée comme une beauté et une merveilleuse danseuse. Si elle avait été jeune fille, on l’aurait certes élue reine du marché, car aux yeux de tous, elle était réellement reine. On la montrait même aux étrangers et plusieurs d’entre eux demandaient à lui parler en tête-à-tête, ce qui la faisait rire comme une folle :

— Mais dans quelle langue me parlera-t-il, ce signor si soigneusement blanchi ? disait-elle.

— Dans la langue des pièces d’or, nigaude que tu es ! répliquaient les personnes sérieuses.

Elle refusait :

— Aux étrangers je ne veux vendre que de l’ail, des oignons et des tomates.

Parfois quelques amis insistaient :

— Un mois seulement, Nuncia, un seul mois… sois complaisante pour ces étrangers… et tu seras riche. Réfléchis bien ; n’oublie pas, tu as une fille à élever…

Elle hochait la tête :

— Non, je ne peux pas, j’aime mon corps et je ne veux pas l’offenser. Je sais, il suffirait que je me donne une seule fois sans amour pour perdre l’estime de moi-même.

— Mais tu ne te refuses pas à ceux qui te demandent ?

— Oui, aux miens, et cela quand il me plaît.

— Que veux-tu dire par ces mots : les tiens ?

— Ceux qui me connaissent et qui me comprennent.

Pourtant, elle eut une aventure avec un étranger, un Anglais.

C’était un homme bizarre, taciturne, bien que parlant parfaitement notre langue. Encore jeune, il avait cependant des cheveux gris et le visage balafré d’une cicatrice : la figure d’un brigand et les yeux d’un saint. Les uns affirmaient qu’il écrivait des livres, les autres — qu’il n’était qu’un joueur. Nuncia partit avec lui quelque part en Sicile et revint fort amaigrie. L’homme ne devait pas être riche, car elle ne rapporta ni cadeaux ni argent. Et de nouveau elle recommença sa vie parmi nous, comme auparavant, gaie, agréable, la joie de tous.

Mais voilà qu’un jour de fête, en sortant de l’église, quelqu’un s’exclama, étonné :

— Tiens, cette petite Nina, c’est le portrait vivant de sa mère !

Et c’était clair, comme une journée de mai : la fille de Nuncia — personne ne s’en était aperçu jusqu’alors — rayonnait, aussi belle, aussi séduisante que sa mère. Elle n’avait que quatorze ans ; mais, grande, les cheveux magnifiques, les yeux fiers, on lui eût donné deux ou trois ans de plus et c’était déjà une vraie femme. Nuncia, elle-même, la regardant bien attentivement, en fut comme bouleversée :

— Sainte Marie ! Est-il possible ! Vas-tu être plus belle que moi, Nina ?

La jeune fille répondit, en souriant :

— Non, mère, pas plus belle, mais aussi belle que toi. Cela me suffit.

Et alors, une ombre de tristesse voila le visage de Nuncia, et le soir elle dit à ses amis :

— Voilà notre vie. À peine a-t-on eu le temps de boire la moitié de la coupe, qu’une autre main veut déjà la saisir.

Certes, au début, aucune rivalité n’existait entre Nuncia et Nina. La fille gardait toujours une attitude modeste et réservée, observant le monde à travers ses cils, gardant le silence en présence des hommes, tandis que les yeux de la mère brillaient de passion et que sa voix vibrante et chaude provoquait le désir. Les hommes, auprès d’elle, s’enflammaient comme les voiles des barques lorsque le soleil se lève. Et cette image n’a rien d’exagéré ; pour beaucoup d’entre eux, Nuncia avait été le premier rayon d’amour ; et quand, élancée comme un mât, elle passait dans la rue poussant sa baladeuse, égrenant les échos de sa voix par-delà les maisons, les hommes la contemplaient silencieusement, le cœur débordant de reconnaissance. Elle n’était pas moins ravissante au marché, devant son étalage de légumes aux couleurs vives ; pareille à une vierge peinte par un glorieux maître sur le fond blanc du mur d’un sanctuaire, elle se tenait près de l’église Saint-Jacques, à gauche du parvis. C’est à trois pas de là qu’elle mourut.

Parlant sans cesse, lançant à tous vents ses plaisanteries, — étincelles de gaîté — mêlées de rires et de chansons qu’elle connaissait pas milliers, elle se tenait là, debout, tout éclatante. Elle connaissait à merveille l’art de s’habiller. Sa beauté y gagnait, de même que le bon vin paraît plus lumineux et meilleur dans un verre de cristal. Car la couleur ajoute toujours à l’odeur et au goût, et mieux que tout au monde sait évoquer la chanson : « Buvons pour donner à l’âme un peu de sang du soleil. » Dieux ! le vin ! Les rumeurs du monde et toute sa vanité ne vaudraient pas le sabot d’un âne, si l’homme n’avait la possibilité d’arroser son gosier d’un bon verre de vin qui vivifie son âme autant que la sainte communion ; remet, comme elle, les péchés, enseigne aux humains à pardonner et à aimer cette terre où, il faut le dire, se commettent tant de vilaines actions. Regardez le soleil à travers votre verre et le vin vous contera des choses merveilleuses !…

Nuncia aussi était debout au soleil, et autour d’elle, allumait des désirs et des idées joyeuses. Personne ne veut passer inaperçu en présence d’une belle femme et de là naît le besoin de paraître sous un jour avantageux. Et Nuncia a fait beaucoup de bien en éveillant autour d’elle de multiples ambitions et en développant le sens de la vie. Le beau appelle toujours le désir du mieux.

Près de la mère se tenait très souvent la fille, modeste comme une nonne, silencieuse comme un couteau dans sa gaine. Et les hommes les regardaient longuement, les comparaient et comprenaient que la vie dorénavant allait devenir difficile à Nuncia.

Le temps passe peu à peu et, pareil aux poussières dorées dans les rouges rayons du soleil, les humains tourbillonnent dans le temps. Nuncia fronce plus souvent ses épais sourcils ; parfois, elle se mord la lèvre et elle épie sa fille, comme un joueur qui s’efforce de deviner quelles sont les cartes de son adversaire.

Une année s’écoule, puis une autre ; la fille rappelle toujours plus la mère et s’en éloigne aussi toujours davantage. Tout le monde s’aperçoit que les garçons ne savent plus à laquelle des deux ils doivent couler des œillades caressantes. Et les amies, — les amis et les amies se plaisent à retourner le poignard dans la plaie, — les amies demandent :

— Eh quoi, Nuncia, ta fille t’éclipse, n’est-ce pas ?

La mère répond en riant :

— On voit les grandes étoiles même quand la lune brille…

Comme mère, elle était fière de la beauté de sa fille ; comme femme, elle ne pouvait pas ne pas être jalouse de cette jeunesse. Nina s’était placée entre le soleil et sa mère et celle-ci souffrait de vivre dans l’ombre.

Lano composa une nouvelle chansonnette, dont le premier couplet était celui-ci :

Si j’étais homme,
Je voudrais que ma fille
Mît au monde une enfant aussi belle
Que celle que j’eus à son âge.

Nuncia ne voulut pas chanter cette chanson. On assurait que Nina avait répété maintes fois à sa mère :

— La vie nous serait plus facile si tu étais plus raisonnable…

Vint un jour pourtant où la fille sans ambiguïté s’exprima :

— Maman, tu m’empêches trop d’être vue par les gens ; je ne suis plus une petite fille ; je veux prendre ma part de la vie. Tu as beaucoup vécu, et gaîment ; le moment n’est-il pas venu où je dois vivre, moi aussi ?

— Pourquoi parles-tu de la sorte ? demanda la mère en baissant les yeux d’un air coupable, car elle savait bien pourquoi sa fille parlait ainsi : c’était à cause de Borbone.

Enrico Borbone était allé en Australie ; il avait exercé le métier de bûcheron dans cette merveilleuse contrée où tous ceux qui le désirent gagnent facilement beaucoup d’argent. Revenu pour se chauffer au soleil de sa patrie, il allait retourner là-bas, où il vivait plus librement. Il avait trente-six ans. Robuste, joyeux et barbu, il composait de belles histoires sur ses aventures et son existence dans les forêts profondes. Tout le monde pensait que c’étaient des contes ; seules la mère et la fille avaient foi en lui.

— Je vois que je plais à Enrico, répondit Nina, et toi, tu t’amuses avec lui ; maintenant il ne pense plus à des choses sérieuses, et c’est à mon désavantage…

— Je comprends, dit Nuncia. C’est bien, tu n’auras plus à te plaindre de ta mère à la Madone…

Et cette femme, de plein gré, renonça loyalement à l’homme qui — on le voyait bien — lui plaisait plus que tous les autres.

Mais, on le sait, les victoires faciles rendent les vainqueurs outrecuidants ; et si, de plus, le vainqueur est encore très jeune, les choses ne tardent pas à tourner mal.

Nina se mit à parler de sa mère sur un ton ironique, que rien d’ailleurs ne justifiait. Et le jour de la Saint-Jacques, lors de la fête de notre quartier, au moment où tous étaient en liesse, et où Nuncia venait de danser admirablement la tarentelle, sa fille s’écria à haute voix :

— Ne crois-tu pas que tu danses trop ? Cet exercice n’est peut-être plus de ton âge… tu devrais faire attention à ton cœur maintenant.

Tous ceux qui entendirent ces paroles insolentes, proférées cependant avec gentillesse, en restèrent un instant muets. Mais, furieuse, les mains appuyées sur ses hanches d’un dessin si ferme, Nuncia releva l’injure :

— Mon cœur ? C’est lui qui te préoccupe, n’est-ce pas ? Merci, fillette, merci ! Nous verrons quel cœur est le plus fort, du tien ou du mien !

Et après une minute de réflexion, elle proposa :

— Nous allons courir toutes les deux jusqu’à la fontaine et revenir ici, trois fois de suite, sans nous reposer, cela va sans dire…

Bien des gens trouvèrent ridicule cette course de femmes. D’autres estimèrent que c’était un scandale, une honte. Mais en général, comme on avait du respect pour Nuncia, on l’applaudit avec une gravité facétieuse, et Nina fut obligée d’accepter le défi de sa mère.

Des juges furent choisis ; on fixa les vitesses extrêmes à atteindre et on régla avec précision tous les détails, comme s’il se fût agi d’une véritable course. Il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui désiraient sincèrement la victoire de la mère. Intérieurement, ils bénissaient celle-ci et adressaient des vœux à la Madone pour que Nuncia triomphât.

Et voici la mère et la fille placées l’une à côté de l’autre ; elles ne se regardent pas ; un tambourin résonne avec un bruit sourd ; les deux femmes se précipitent et s’envolent le long de la rue jusque sur la place, comme deux grands oiseaux blancs ; la mère est coiffée d’un fichu rouge, tandis que la tête de la fille est recouverte d’une dentelle bleue.

Immédiatement, on se rendit compte des chances de chacune d’elles : la mère dépassait la fille en agilité et en force. Nuncia courait avec une telle aisance, une telle grâce, qu’elle semblait portée par la terre comme un enfant par sa mère. Des fenêtres et du trottoir, on se mit à lancer des fleurs sous les pas de Nuncia ; on l’applaudissait, on lui criait des paroles d’encouragement. Au bout des deux premiers tours, elle était en avance sur sa fille de plus de quatre minutes. Nina, brisée, humiliée de son échec, haletante, les larmes aux yeux, tomba sur les marches du parvis, incapable de continuer.

Souple comme une chatte, Nuncia se pencha sur elle en riant et les spectateurs riaient aussi :

— Enfant, dit-elle, — et sa main robuste caressait la tête échevelée de sa fille, — enfant, sache que le cœur le plus ardent au plaisir, au travail et à l’amour, c’est le cœur de la femme éprouvée par la vie ; et on ne connaît la vie que lorsqu’on a dépassé la trentaine… Ne te chagrine pas, fillette !

Sans reprendre haleine, Nuncia voulut danser encore la tarentelle :

— Qui vient danser avec moi ?

Enrico sortit de la foule, enleva son chapeau et s’inclinant très bas devant cette brave femme, garda longtemps la tête respectueusement baissée.

Le tambourin se mit à tinter, à bourdonner, à tonner. Et la danse frénétique se déchaîna, enivrante comme un vin noir, vieux et capiteux. Nuncia tourbillonnait ; ses mouvements étaient onduleux et souples, tels ceux d’un serpent. Elle comprenait profondément cette danse passionnée et c’était une grande jouissance que de voir son beau corps invincible vivre et jouer.

Elle dansa longtemps, avec différents partenaires ; la fatigue accablait les hommes, mais Nuncia n’était toujours pas rassasiée et il était près de minuit lorsqu’elle cria :

— Encore une fois, Enrico, la dernière.

Lentement, elle recommença avec lui. Ses yeux se dilataient, rayonnants, caressants et prometteurs. Mais soudain, avec un petit cri, Nuncia battit des mains et tomba, comme si on lui eût fauché les genoux.

Le médecin déclara qu’elle était morte d’une rupture du cœur.

C’est bien probable…



  1. Masaniello (Thomas Anielo), pécheur, né à Amalfi en 1623, se mit à la tête des Napolitains révoltés et fut assassiné en 1647.