Aller au contenu

Contes de Madame d’Aulnoy/Gracieuse et Percinet

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Gracieuse et Percinet.

Contes de Madame d’AulnoyGarnier frères, libraire-éditeurs (p. 1-10).

GRACIEUSE ET PERCINET




— Eh bien, dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d’or et de pierreries…



I l y avait une fois un roi et une reine qui n’avaient qu’une fille. Sa beauté, sa douceur et son esprit qui étaient incomparables, la firent nommer Gracieuse. Elle faisait toute la joie de sa mère ; il n’y avait point de matin qu’on ne lui apportât une belle robe, tantôt de brocard d’or, de velours, ou de satin. Elle était parée à merveille, sans être ni plus fière ni plus glorieuse. Elle passait la matinée avec des personnes savantes qui lui apprenaient toutes sortes de sciences ; et l’après-dinée, elle travaillait auprès de la reine. Quand il était temps de faire collation, on lui servait des bassins pleins de dragées, et plus de vingt pots de confitures : aussi disait-on partout qu’elle était la plus heureuse princesse de l’univers.

Il y avait dans cette même cour une vieille fille fort riche, appelée la duchesse Grognon, qui était affreuse de tout point : ses cheveux étaient d’un roux couleur de feu ; elle avait le visage épouvantablement gros et couvert de boutons ; de deux yeux qu’elle avait eus autrefois, il ne lui en restait qu’un chassieux ; sa bouche était si grande, qu’on eût dit qu’elle voulait manger tout le monde ; mais, comme elle n’avait point de dents, on ne la craignait pas ; elle était bossue devant et derrière, et boiteuse des deux côtés. Ces sortes de monstres portent envie à toutes les belles personnes : elle haïssait mortellement Gracieuse, et se retira de la cour pour n’en entendre plus dire du bien. Elle fut dans un château à elle, qui n’était pas éloigné. Quand quelqu’un l’allait voir, et qu’on lui racontait des merveilles de la princesse, elle s’écriait en colère : « Vous mentez, vous mentez, elle n’est point aimable, j’ai plus de charmes dans mon petit doigt qu’elle n’en a dans toute sa personne ! »

Cependant la reine tomba malade et mourut. La princesse Gracieuse pensa mourir aussi de douleur d’avoir perdu une si bonne mère ; le roi regrettait beaucoup une si bonne femme. Il demeura près d’un an enfermé dans son palais. Enfin les médecins, craignant qu’il ne tombât malade, lui ordonnèrent de se promener et de se divertir. Il fut à la chasse : et, comme la chaleur était grande, en passant par un gros château qu’il trouva sur son chemin, il y entra pour se reposer.


Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc… (p. 1)

Aussitôt la duchesse Grognon, avertie de l’arrivée du roi (car c’était son château) vint le recevoir et lui dit que l’endroit le plus frais de la maison, c’était une grande cave bien voûtée, fort propre, où elle le priait de descendre. Le roi y fut avec elle, et voyant deux cents tonneaux rangés les uns sur les autres, il lui demanda si c’était pour elle seule qu’elle faisait une si grosse provision : « Oui, Sire, dit-elle, c’est pour moi seule ; je serai bien aise de vous en faire goûter ; voilà du Canarie, du Saint-Laurent, du Champagne, de l’Hermitage, du Rivesaltes, du Rossolis, Persicot, Fenouillet : duquel voulez-vous ?

— Franchement, dit le roi, je tiens que le vin de Champagne vaut mieux que tous les autres. » Aussitôt Grognon prit un petit marteau et frappa, toc, toc ; il sort du tonneau un millier de pistoles. « Qu’est-ce que cela signifie ? », dit-elle en souriant. Elle cogne l’autre tonneau, toc, toc ; il en sort un boisseau de doubles louis d’or. « Je n’entends rien à cela ! », dit-elle encore, en souriant plus fort. Elle passe à un troisième tonneau, et cogne, toc, toc ; il en sort tant de perles et de diamants, que la terre en était toute couverte. « Ah ! s’écria-t-elle, je n’y comprends rien, Sire, il faut qu’on m’ait volé mon bon vin, et qu’on ait mis à la place ces bagatelles.

— Bagatelles ! dit le roi, qui était bien étonné ; vertuchou ! madame Grognon, appelez-vous cela des bagatelles ? Il y en a pour acheter dix royaumes grands comme Paris.

— Eh bien, dit-elle, sachez que tous ces tonneaux sont pleins d’or et de pierreries : je vous en ferai le maître, à condition que vous m’épouserez.

— Ah ! répliqua le roi, qui aimait uniquement l’argent, je ne demande pas mieux ; dès demain si vous voulez. — Mais, dit-elle, il y a encore une condition, c’est que je veux être maîtresse de votre fille comme l’était sa mère ; qu’elle dépende entièrement de moi, et que vous m’en laissiez la disposition. — Vous en serez la maîtresse, dit le roi, touchez là. » Grognon mit la main dans la sienne ; ils sortirent ensemble de la riche cave, dont elle lui donna la clef.

Aussitôt il revint à son palais. Gracieuse, entendant le roi son père, courut au-devant de lui ; elle l’embrassa, et lui demanda s’il avait fait une bonne chasse. « J’ai pris, dit-il, une colombe toute en vie. — Ah ! Sire, dit la princesse, donnez-la-moi, je la nourrirai. — Cela ne se peut, continua-t-il ; car pour m’expliquer plus intelligiblement, il faut vous dire que j’ai rencontré la duchesse Grognon, et que je l’ai prise pour ma femme. — Ô Ciel ! s’écria Gracieuse dans son premier mouvement, peut-on l’appeler une colombe ? C’est bien plutôt une chouette. — Taisez-vous, dit le roi en se fâchant, je prétends que vous l’aimiez et la respectiez autant que si elle était votre mère : allez promptement vous parer, car je veux retourner dès aujourd’hui au-devant d’elle. »

La princesse était fort obéissante ; elle entra dans sa chambre, afin de s’habiller. Sa nourrice connut bien sa douleur à ses yeux. « Qu’avez-vous, ma chère petite ? lui dit-elle ; vous pleurez. — Hélas ! ma chère nourrice, répliqua Gracieuse, qui ne pleurerait ? Le roi va me donner une marâtre ; et, pour comble de disgrâce, c’est ma plus cruelle ennemie ; c’est, en un mot, l’affreuse Grognon. Quel moyen de la voir dans ces beaux lits que la reine, ma bonne mère, avait si délicatement brodés de ses mains ? Quel moyen de caresser une magotte qui voudrait m’avoir donné la mort ? — Ma chère enfant, répliqua la nourrice, il faut que votre esprit vous élève autant que votre naissance : les princesses comme vous doivent de plus grands exemples que les autres. Et quel plus bel exemple y a-t-il que d’obéir à son père, et de se faire violence pour lui plaire ? Promettez-moi donc que vous ne témoignerez point à Grognon la peine que vous avez. » La princesse ne pouvait s’y résoudre ; mais la sage nourrice lui dit tant de raisons, qu’enfin elle s’engagea de faire bon visage, et d’en bien user avec sa belle-mère.

Elle s’habilla aussitôt d’une robe verte à fond d’or ; elle laissa tomber ses blonds cheveux sur ses épaules, flottant au gré du vent, comme c’était la mode en ce temps-là ; et elle mit sur sa tête une légère couronne de roses et de jasmin, dont toutes les feuilles étaient d’émeraudes. En cet état, Vénus, mère des Amours, aurait été moins belle ; cependant la tristesse qu’elle ne pouvait surmonter paraissait sur son visage.

Mais, pour revenir à Grognon, cette laide créature était bien occupée à se parer. Elle se fit faire un soulier plus haut d’une demi-coudée que l’autre, pour paraître un peu moins boiteuse ; elle se fit faire un corps rembourré sur une épaule pour cacher sa bosse ; elle mit un œil d’émail le mieux fait qu’elle pût trouver ; elle se farda pour se blanchir ; elle teignit ses cheveux roux en noir ; puis elle mit une robe de satin amarante doublée de bleu, avec une jupe jaune et des rubans violets. Elle voulut faire son entrée à cheval, parce qu’elle avait ouï dire que les reines d’Espagne faisaient ainsi la leur.


Ah ! princesse, lui dit-il, je n’ai encore osé me faire connaître… (p.2)

Pendant que le roi donnait des ordres, et que Gracieuse attendait le moment de partir pour aller au-devant de Grognon, elle descendit toute seule dans le jardin, et passa dans un petit bois fort sombre, où elle s’assit sur l’herbe. « Enfin, dit-elle, me voici en liberté ; je peux pleurer tant que je voudrai sans qu’on s’y oppose. » Aussitôt elle se prit à soupirer et pleurer tant et tant que ses yeux paraissaient deux fontaines d’eau vive. En cet état elle ne songeait plus à retourner au palais, quand elle vit venir un page vêtu de satin vert, qui avait des plumes blanches et la plus belle tête du monde ; il mit un genou en terre, et lui dit : « Princesse, le roi vous attend. » Elle demeura surprise de tous les agréments qu’elle remarquait en ce jeune page ; et comme elle ne le connaissait point, elle crut qu’il devait être du train de Grognon. « Depuis quand, lui dit-elle, le roi vous a-t-il reçu au nombre de ses pages ? — Je ne suis pas au roi, madame, lui dit-il ; je suis à vous et je ne veux être qu’à vous. — Vous êtes à moi ? répliqua-t-elle tout étonnée, et je ne vous connais point. — Ah, princesse ! lui dit-il, je n’ai encore osé me faire connaître ; mais les malheurs dont vous êtes menacée par le mariage du roi m’obligent à vous parler plus tôt que je n’aurais fait : j’avais résolu de laisser au temps et à mes services le soin de vous déclarer ma passion, et… — Quoi ! un page, s’écria la princesse, un page a l’audace de me dire qu’il m’aime ! Voici le comble à mes disgrâces. — Ne vous effrayez point, belle Gracieuse, lui dit-il, d’un air tendre et respectueux ; je suis Percinet, prince assez connu par mes richesses et mon savoir, pour que vous ne trouviez point d’inégalité entre nous. Il n’y a que votre mérite et votre beauté qui puissent y en mettre ; je vous aime depuis longtemps ; je suis souvent dans les lieux où vous êtes, sans que vous me voyiez. Le don de féerie que j’ai reçu en naissant m’a été d’un grand secours pour me procurer le plaisir de vous voir : je vous accompagnerai aujourd’hui partout sous cet habit, et j’espère ne vous être pas tout à fait inutile. » À mesure qu’il parlait, la princesse le regardait dans un étonnement dont elle ne pouvait revenir. « C’est vous, beau Percinet, lui dit-elle, c’est vous que j’avais tant d’envie de voir, et dont on raconte des choses si surprenantes ! Que j’ai de joie que vous vouliez être de mes amis ! Je ne crains plus la méchante Grognon, puisque vous entrez dans mes intérêts. » Ils se dirent encore quelques paroles, et puis Gracieuse alla au palais, où elle trouva un cheval tout harnaché et caparaçonné que Percinet avait fait entrer dans l’écurie, et que l’on crut qui était pour elle : elle monta dessus. Comme c’était un grand sauteur, le page le prit par la bride, et le conduisait, se tournant à tout moment vers la princesse, pour avoir le plaisir de la regarder.

Quand le cheval qu’on menait à Grognon parut auprès de celui de Gracieuse, il avait l’air d’une franche rosse ; et la housse du beau cheval était si éclatante de pierreries, que celle de l’autre ne pouvait entrer en comparaison. Le roi, qui était occupé de mille choses, n’y prit pas garde ; mais tous les seigneurs n’avaient des yeux que pour la princesse, dont ils admiraient la beauté, et pour son page vert qui était lui seul plus joli que tous ceux de la cour.

On trouva Grognon en chemin, dans une calèche découverte, plus laide et plus mal bâtie qu’une paysanne. Le roi et la princesse l’embrassèrent : on lui présenta son cheval pour monter dessus ; mais voyant celui de Gracieuse : « Comment, dit-elle, cette créature aura un plus beau cheval que le mien ! j’aimerais mieux n’être jamais reine et retourner à mon riche château, que d’être traitée d’une telle manière. » Le roi aussitôt commanda à la princesse de mettre pied à terre et de prier Grognon de lui faire l’honneur de monter sur son cheval. La princesse obéit sans répliquer. Grognon ne la regarda ni ne la remercia ; elle se fit guinder sur le beau cheval ; elle ressemblait à un paquet de linge sale. Il y avait huit gentilshommes qui la tenaient, de peur qu’elle ne tombât. Elle n’était pas encore contente ; elle grommelait des menaces entre ses dents. On lui demanda ce qu’elle avait. « J’ai, dit-elle, qu’étant la maîtresse, je veux que le page vert tienne la bride de mon cheval, comme il faisait quand Gracieuse le montait. » Le roi ordonna au page vert de conduire le cheval de la reine. Percinet jeta les yeux sur sa princesse, et elle sur lui, sans dire un pauvre mot : il obéit, et toute la cour se mit en marche ; les tambours et les trompettes faisaient un bruit désespéré. Grognon était ravie : avec son nez plat et sa bouche de travers, elle ne se serait pas changée pour Gracieuse.

Mais dans le temps que l’on y pensait le moins, voilà le beau cheval qui se met à sauter, à ruer et à courir si vite, que personne ne pouvant l’arrêter ; il emporta Grognon. Elle se tenait à la selle et aux crins, elle criait de toute sa force ; enfin elle tomba le pied pris dans l’étrier. Il la traîna bien loin sur des pierres, sur des épines et dans la boue, où elle resta presque ensevelie. Comme chacun la suivait, on l’eut bientôt jointe : elle était tout écorchée, sa tête cassée en quatre ou cinq endroits, un bras rompu : il n’a jamais été une mariée en plus mauvais état.

Le roi paraissait au désespoir. On la ramassa comme un verre brisé en pièces : son bonnet était d’un côté, ses souliers de l’autre : on la porta dans la ville, on la coucha, et l’on fit venir les meilleurs chirurgiens. Toute malade qu’elle était, elle ne laissait pas de tempêter : « Voilà un tour de Gracieuse, disait elle ; je suis certaine qu’elle n’a pris ce beau et méchant cheval que pour m’en faire envie, et qu’il me tuât : si le roi ne m’en fait pas raison, je retournerai dans mon riche château, et je ne le verrai de mes jours. » On alla dire au roi la colère de Grognon. Comme sa passion dominante était l’intérêt, la seule idée de perdre les mille tonneaux d’or et de diamants le fit frémir, et l’aurait porté à tout. Il accourut auprès de la crasseuse malade ; il se mit à ses pieds, et lui jura qu’elle n’avait qu’à prescrire une punition proportionnée à la faute de Gracieuse, et qu’il l’abandonnait à son ressentiment. Elle lui dit que cela suffisait, qu’elle allait l’envoyer quérir.


…Quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle… (p. 3)

En effet, on vint dire à la princesse que Grognon la demandait. Elle devint pâle et tremblante, se doutant bien que ce n’était pas pour la caresser ; elle regarda de tous côtés si Percinet ne paraissait point ; elle ne le vit pas, et elle s’achemina bien triste vers l’appartement de Grognon. À peine y fut-elle entrée, qu’on ferma les portes ; puis quatre femmes, qui ressemblaient à quatre furies, se jetèrent sur elle par l’ordre de leur maîtresse, lui arrachèrent ses beaux habits et déchirèrent sa chemise. Quand ses épaules furent découvertes, ces cruelles mégères ne pouvaient soutenir l’éclat de leur blancheur ; elles fermaient les yeux comme si elles eussent regardé longtemps de la neige. « Allons, allons, courage ! criait l’impitoyable Grognon du fond de son lit, qu’on me l’écorche, et qu’il ne lui reste pas un petit morceau de cette peau blanche qu’elle croit si belle. »

En tout autre détresse, Gracieuse aurait souhaité le beau Percinet, mais se voyant presque nue, elle était trop modeste pour vouloir que ce prince en fût témoin, et elle se préparait à tout souffrir comme un pauvre mouton. Les quatre furies tenaient chacune une poignée de verges épouvantable ; elles avaient encore de gros balais pour en prendre de nouvelles, de sorte qu’elles l’assommaient sans quartier, et à chaque coup la Grognon disait : « Plus fort, plus fort ! vous l’épargnez. »

Il n’y a personne qui ne croie après cela que la princesse était écorchée depuis la tête jusqu’aux pieds : l’on se trompe quelquefois ; car le galant Percinet avait fasciné les yeux de ces femmes : elles pensaient avoir des verges à la main, c’étaient des plumes de mille couleurs ; et dès qu’elles commencèrent, Gracieuse les vit et cessa d’avoir peur, disant tout bas : « Ah ! Percinet, vous m’êtes venu secourir bien généreusement ! Qu’aurais-je fait sans vous ! » Les fouetteuses se lassèrent tant qu’elles ne pouvaient plus remuer les bras : elles la tamponnèrent dans ses habits, et la mirent dehors avec mille injures.

Elle revint dans sa chambre, feignant d’être bien malade ; elle se mit au lit, et commanda qu’il ne restât auprès d’elle que sa nourrice, à qui elle conta toute son aventure. À force de conter elle s’endormit : la nourrice s’en alla : et en se réveillant elle vit dans un petit coin le page vert, qui, par respect, n’osait s’approcher. Elle lui dit qu’elle n’oublierait de sa vie les obligations qu’elle lui avait ; qu’elle le conjurait de ne la pas abandonner à la fureur de son ennemie, et de vouloir se retirer, parce qu’on lui avait toujours dit qu’il ne fallait pas demeurer seule avec les garçons. Il répliqua qu’elle pouvait remarquer avec quel respect il en usait ; qu’il était bien juste, puisqu’elle était sa maîtresse, qu’il lui obéît en toutes choses, même aux dépens de sa propre satisfaction. Là-dessus, il la quitta, après lui avoir conseillé de feindre d’être malade du mauvais traitement qu’elle avait reçu.

Grognon fut si aise de savoir Gracieuse en cet état, qu’elle en guérit la moitié plus tôt qu’elle n’aurait fait ; et les noces s’achevèrent avec une grande magnificence. Mais, comme le roi savait que, par dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle, il fit faire son portrait et ordonna un tournoi, où six des plus adroits chevaliers de la Cour devaient soutenir envers et contre tous que la reine Grognon était la plus belle princesse de l’univers. Il vint beaucoup de chevaliers et d’étrangers pour soutenir le contraire. Cette magote était présente à tout, placée sur un grand balcon tout couvert de brocard d’or, et elle avait le plaisir de voir que l’adresse de ses chevaliers lui faisait gagner sa méchante cause. Gracieuse était derrière elle, qui s’attirait mille regards : Grognon folle et vaine croyait qu’on n’avait des yeux que pour elle.

Il n’y avait presque plus personne qui osât disputer sur la beauté de Grognon, lorsqu’on vit arriver un jeune chevalier qui tenait un portrait dans une boîte de diamants. Il dit qu’il soutenait que Grognon était la plus laide de toutes les femmes, et que celle qui était peinte dans sa boîte était la plus belle de toutes les filles. En même temps il court contre les six chevaliers, qu’il jette par terre ; il s’en présente six autres, et jusqu’à vingt-quatre qu’il abattit tous ; puis il ouvrit sa boîte, et il leur dit que pour les consoler, il allait leur montrer ce beau portrait. Chacun le reconnut pour être celui de la princesse Gracieuse : il lui fit une profonde révérence, et se retira sans avoir voulu dire son nom ; mais elle ne douta point que ce ne fût Percinet.


Mais comme le roi savait que, par-dessus toutes choses, Grognon aimait à être vantée pour belle… (p. 4)


La colère pensa suffoquer Grognon : la gorge lui enfla, elle ne pouvait prononcer une parole. Elle faisait signe que c’était à Gracieuse qu’elle en voulait ; et quand elle put s’en expliquer, elle se mit à faire une vie désespérée. « Comment ? disait-elle, oser me disputer le prix de la beauté ! faire recevoir un pareil affront à mes chevaliers ! Non, je ne puis le souffrir ; il faut que je me venge ou que je meure. — Madame, lui dit la princesse, je vous proteste que je n’ai aucune part à ce qui vient d’arriver : je signerai de mon sang (si vous voulez) que vous êtes la plus belle personne du monde, et que je suis un monstre de laideur. — Ah ! vous plaisantez, ma petite mignonne, répliqua Grognon ; mais j’aurai mon tour avant peu. » On alla dire au roi les fureurs de sa femme, et que la princesse mourait de peur ; qu’elle le suppliait d’avoir pitié d’elle, parce que s’il l’abandonnait à la reine, elle lui ferait mille maux. Il ne s’en émut pas davantage, et répondit seulement : « Je l’ai donnée à sa belle-mère, elle en fera comme il lui plaira. »

La méchante Grognon attendait la nuit impatiemment ; dès qu’elle fut venue, elle fit mettre les chevaux à sa chaise roulante ; on obligea Gracieuse d’y monter, et sous une grosse escorte on la conduisit à cent lieues de là, dans une grande forêt où personne n’osait passer, parce qu’elle était pleine de lions, d’ours, de tigres et de loups. Quand ils eurent percé jusqu’au milieu de cette horrible forêt, ils la firent descendre et l’abandonnèrent, quelque prière qu’elle pût leur faire d’avoir pitié d’elle. « Je ne vous demande pas la vie, leur disait-elle, je ne vous demande qu’une prompte mort ; tuez-moi pour m’épargner tous les maux qui vont m’arriver. » C’était parler à des sourds ; ils ne daignèrent pas lui répondre, et s’éloignant d’elle d’une grande vitesse, ils laissèrent cette belle et malheureuse fille toute seule. Elle marcha quelque temps sans savoir où elle allait ; tantôt se heurtant contre un arbre, tantôt tombant, tantôt embarrassée dans les buissons ; enfin, accablée de douleur, elle se jeta par terre sans avoir la force de se relever. « Percinet, s’écriait-elle quelquefois, Percinet, où êtes-vous ? Est-il possible que vous m’ayez abandonnée ? » Comme elle disait ces mots, elle vit tout d’un coup la plus belle et la plus surprenante chose du monde : c’était une illumination si magnifique, qu’il n’y avait pas un arbre dans la forêt où il n’y eût plusieurs lustres remplis de bougies ; et dans le fond d’une allée elle aperçut un palais tout de cristal qui brillait autant que le soleil. Elle commença de croire qu’il entrait du Percinet dans ce nouvel enchantement, elle sentit une joie mêlée de crainte. « Je suis seule, disait-elle ; ce prince est jeune, aimable, amoureux ; je lui dois la vie. Ah ! c’en est trop, éloignons-nous de lui : il vaut mieux mourir que de l’aimer. » En disant ces mots, elle se leva, malgré sa lassitude et sa faiblesse : et sans tourner les yeux vers le beau château, elle marcha d’un autre côté, si troublée et si confuse, dans les différentes pensées qui l’agitaient, qu’elle ne savait pas ce qu’elle faisait.

Dans ce moment, elle entendit du bruit derrière elle : la peur la saisit, elle crut que c’était quelque bête féroce qui l’allait dévorer ; elle regarda en tremblant, et elle vit le prince Percinet aussi beau que l’on dépeint l’Amour. « Vous me fuyez, lui dit-il, ma princesse ! Vous me craignez quand je vous adore ! Est-il possible que vous soyez si peu instruite de mon respect, que de me croire capable d’en manquer pour vous ? Venez, venez sans alarme dans le palais de féerie, je n’y entrerai pas si vous me le défendez ; vous y trouverez la reine, ma mère, et mes sœurs qui vous aiment déjà tendrement sur ce que je leur ai dit de vous. » Gracieuse, charmée de la manière soumise et engageante dont lui parlait son jeune amant, ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traîneau peint et doré, que deux cerfs tiraient d’une vitesse prodigieuse ; de sorte qu’en très peu de temps il la conduisit en mille endroits de cette forêt, qui lui semblèrent admirables. On voyait clair partout ; il y avait des bergers et des bergères vêtus galamment, qui dansaient au son des flûtes et des musettes. Elle voyait en d’autres lieux, sur le bord des fontaines, des villageois avec leurs maîtresses, qui mangeaient et qui chantaient gaiement : « Je croyais, lui dit-elle, cette forêt inhabitée ; mais tout m’y paraît peuplé et dans la joie. — Depuis que vous y êtes, ma princesse, répliqua Percinet, il n’y a plus dans cette sombre solitude que des plaisirs et d’agréables amusements : les Amours vous accompagnent, les fleurs naissent sous vos pas. » Gracieuse n’osa répondre ; elle ne voulait point s’embarquer dans ces sortes de conversations, et elle pria le prince de la mener auprès de la reine sa mère.


Gracieuse… ne put refuser d’entrer avec lui dans un petit traineau peint et doré… (p. 5)

Aussitôt il dit à ses cerfs d’aller au palais de féerie. Elle entendit en arrivant une musique admirable, et la reine avec deux de ses filles, qui étaient toutes charmantes, vinrent au-devant d’elle, l’embrassèrent, et la menèrent dans une grande salle dont les murs étaient de cristal de roche : elle y remarqua avec beaucoup d’étonnement que son histoire jusqu’à ce jour y était gravée, et même la promenade qu’elle venait de faire avec le prince dans le traîneau ; mais cela était d’un travail si fini, que les Phidias et tout ce que l’ancienne Grèce nous vante, n’en auraient pu approcher. « Vous avez des ouvriers bien diligents, dit Gracieuse à Percinet ; à mesure que je fais une action et un geste, je le vois gravé. — C’est que je ne veux rien perdre de tout ce qui a quelque rapport à vous, ma princesse, répliqua-t-il : hélas ! en aucun endroit je ne suis ni heureux, ni content. » Elle ne lui répondit rien, et remercia la reine de la manière dont elle la recevait. On servit un grand repas, où Gracieuse mangea de bon appétit ; car elle était ravie d’avoir trouvé Percinet, au lieu des ours et des lions qu’elle craignait dans la forêt. Quoiqu’elle fût bien lasse, il l’engagea de passer dans un salon tout brillant d’or et de peintures, où l’on représenta un opéra : c’était les Amours de Psyché et de Cupidon, mêlés de danses et de petites chansons. Un jeune berger vint chanter ces paroles :


L’on vous aime, Gracieuse, et le dieu d’Amour même
Ne saurait pas aimer au point que l’on vous aime.

Imitez pour le moins les tigres et les ours,
Qui se laissent dompter aux plus petits Amours
Des plus fiers animaux le naturel sauvage
S’adoucit aux plaisirs où l’amour les engage :
Tous parlent de l’amour et s’en laissent charmer ;
Vous seule êtes farouche et refusez d’aimer.


Elle rougit de s’être ainsi entendue nommer devant la reine et les princesses : elle dit à Percinet qu’elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurs secrets. Je me souviens là-dessus d’une maxime, continua-t-elle, qui m’agrée fort :  

Ne faites point de confidence,
Et soyez sûr que le silence
A pour moi des charmes puissants.
Le monde a d’étranges maximes ;
Les plaisirs les plus innocents
Passent quelquefois pour des crimes.


Il lui demanda pardon d’avoir fait une chose qui lui avait déplu. L’opéra finit, et la reine l’envoya conduire dans son appartement par les deux princesses. Il n’a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le lit et la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes ; la plus vieille avait dix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand on l’eut mise au lit, on commença une musique ravissante pour l’endormir ; mais elle était si surprise qu’elle ne pouvait fermer les yeux. « Tout ce que j’ai vu, disait-elle, sont des enchantements. Qu’un prince si aimable et si habile est à redouter ! Je ne peux m’éloigner trop tôt de ces lieux. » Cet éloignement lui faisait beaucoup de peine : quitter un palais si magnifique pour se mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence était grande ; on hésiterait à moins : d’ailleurs, elle trouvait Percinet si engageant, qu’elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était le maître.

Lorsqu’elle fut levée, on lui présenta des robes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries de toutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et des bas de soie, tout cela d’un goût merveilleux : rien n’y manquait. On lui mit une toilette d’or ciselé : elle n’avait jamais été si bien parée et n’avait jamais paru si belle. Percinet entra dans sa chambre, vêtu d’un drap d’or et vert (car le vert était sa couleur, parce que Gracieuse l’aimait). Tout ce qu’on nous vante de mieux fait et de plus aimable, n’approchait pas de ce jeune prince. Gracieuse lui dit qu’elle n’avait pu dormir, que le souvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu’elle ne savait s’empêcher d’en appréhender les suites. « Qu’est-ce qui peut vous alarmer, madame ? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtes adorée ; voudriez-vous m’abandonner pour votre plus cruelle ennemie ? — Si j’étais la maîtresse de ma destinée, lui dit-elle, le parti que vous me proposez serait celui que j’accepterais : mais je suis comptable de mes actions au roi mon père ; il vaut mieux souffrir que manquer à mon devoir. » Percinet lui dit tout ce qu’il put au monde pour la persuader de l’épouser, elle n’y voulut point consentir ; et ce fut presque malgré elle qu’il la retint huit jours, pendant lesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince : « Je voudrais bien savoir ce qui se passe à la Cour de Grognon, et comment elle s’est expliquée de la pièce qu’elle m’a faite. » Percinet lui dit qu’il y enverrait son écuyer, qui était homme d’esprit. Elle répliqua qu’elle était persuadée qu’il n’avait besoin de personne pour être informé de ce qui se passait, et qu’ainsi il pouvait le lui dire. « Venez donc avec nui, lui dit-il, dans la grande tour, et vous verrez vous-même. » Là-dessus il la mena au haut d’une tour prodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche comme le reste du château : il lui dit de mettre son pied sur le sien, et son petit doigt dans sa bouche ; puis de regarder du côté de la ville. Elle aperçut aussitôt que la vilaine Grognon était avec le roi et qu’elle lui disait : « Cette misérable princesse s’est pendue dans la cave : je viens de la voir, elle fait horreur ; il faut vitement l’enterrer, et vous consoler d’une si petite perte. » Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille ; Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre et fit prendre une bûche que l’on ajusta de cornettes et bien enveloppée on la mit dans le cercueil, puis par l’ordre du roi on lui fit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant et maudissant la marâtre qu’ils accusaient de cette mort. Chacun prit le grand deuil : elle entendait les regrets qu’on faisait de sa perte ; qu’on disait tout bas : « Quel dommage, que cette jeune et belle princesse soit périe par les cruautés d’une si mauvaise créature ! Il faudrait la hacher et en faire un pâté. » Le roi ne pouvait ni boire ni manger, il pleurait de tout son cœur.

Gracieuse voyant son père si affligé : « Ah ! Percinet, dit-elle, je ne puis souffrir que mon père me croie plus longtemps morte ; si vous m’aimez, ramenez-moi. » Quelque chose qu’il pût lui dire, il fallut obéir, quoique avec une répugnance extrême : « Ma princesse, lui disait-il, vous regretterez plus d’une fois le palais de féerie : car pour moi, je n’ose croire que vous me regrettiez, vous m’êtes plus inhumaine que Grognon ne vous l’est. » Quoi qu’il sût lui dire, elle s’entêta de partir ; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Il monta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent à courir ; et comme elle sortait du palais, elle entendit un grand bruit : elle regarda derrière elle, c’était tout l’édifice qui tombait en mille morceaux. « Que vois-je ! s’écria-t-elle, il n’y a plus ici de palais ! — Non, lui répliqua Percinet, mon palais sera parmi les morts : vous n’y entrerez qu’après votre enterrement. — Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse, en essayant de le radoucir ; mais au fond, ne suis-je pas plus à plaindre que vous ? »

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que la princesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dans la chambre du roi et allat se jeter à ses pieds. Lorsqu’il la vit, il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme ; elle le retint et lui dit qu’elle n’était point morte : que Grognon l’avait fait conduire dans la forêt sauvage, qu’elle était montée au haut d’un arbre où elle avait vécu de fruits ; qu’on avait fait enterrer une bûche à sa place, et qu’elle lui demandait en grâce de l’envoyer dans quelqu’un de ses châteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de sa marâtre.

Le roi incertain si elle lui disait vrai, envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui l’aurait fait mettre à la place ; mais c’était un pauvre homme faible, qui n’avait pas le courage de se fâcher tout de bon : il caressa beaucoup sa fille et la fit souper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princesse et qu’elle soupait avec le roi, elle commença de faire la forcenée ; et, courant chez lui, elle lui dit qu’il n’y avait point à balancer, qu’il fallait lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenir de sa vie ; que c’était une supposition de croire qu’elle fût la princesse Gracieuse, qu’à la vérité elle lui ressemblait un peu, mais que Gracieuse s’était pendue, qu’elle l’avait vue de ses yeux ; et que si l’on ajoutait foi aux impostures de celle-ci, c’était manquer de considération et de confiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonna l’infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que ce n’était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avec le secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fit déshabiller. On lui ôta ses riches habits, et on la couvrit d’un pauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots aux pieds et un capuchon de bure sur sa tête ; à peine lui donna-t-on un peu de paille pour se coucher, et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleurer amèrement, et à regretter le château de féerie ; mais elle n’osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu’elle en avait trop mal usé avec lui et ne pouvant se promettre qu’il l’aimât assez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avait envoyé quérir une fée, qui n’était guère moins malicieuse qu’elle : « Je tiens ici, lui dit-elle, une petite coquine dont j’ai sujet de me plaindre ; je veux la faire souffrir, et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont elle ne puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sans qu’elle ait lieu de s’en plaindre ; aidez-moi à lui trouver chaque jour de nouvelles peines. » La fée répliqua qu’elle y rêverait et qu’elle reviendrait le lendemain. Elle n’y manqua pas. Elle apporta un écheveau de fils gros comme quatre personnes, si délié, que le fil se cassait à souffler dessus, et si mêlé qu’il était en un tapon, sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belle prisonnière et lui dit : « Ça, ma bonne commère, apprêtez vos grosses pattes pour dévider ce fil, et soyez bien assurée que si vous en rompez un seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi-même. Commencez quand il vous plaira ; mais je veux qu’il soit dévidé avant que le soleil se couche. » Puis elle l’enferma sous trois clefs dans une chambre.

La princesse n’y fut pas plus tôt, que, regardant ce gros écheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un, elle demeura si interdite, qu’elle ne voulut pas seulement tenter d’en rien dévider, et, le jetant au milieu de la place : « Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause de ma mort. Ah ! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir, mais tout au moins, venez recevoir mon dernier adieu. » Là-dessus, elle se mit à pleurer si amèrement, que quelque chose de moins sensible qu’un amant en aurait été touché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s’il eût gardé la clef dans sa poche : « Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujours prêt à vous servir ; je ne suis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion. » Il frappa trois coups de sa baguette sur l’écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns aux autres, et en deux autres coups tout fut dévidé d’une propreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encore quelque chose de lui, et si elle ne l’appellerait jamais que dans ses détresses. « Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse. — Mais, ma princesse, il ne tient qu’à vous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime ; venez avec moi, faisons notre commune félicité. Que craignez-vous ? — Que vous ne m’aimiez pas assez, répliqua-t-elle : je veux que le temps me confirme vos sentiments. »

Percinet, outré de ses soupçons, prit congé d’elle, et la quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher, Grognon en attendait l’heure avec mille impatiences ; enfin elle la devança, et vint avec ses quatre furies, qui l’accompagnaient partout. Elle mit les trois clefs dans les trois serrures, et disait en ouvrant la porte : « Je gage que cette belle paresseuse n’aura fait œuvre de ses dix doigts, elle aura bien mieux aimé dormir pour avoir le teint frais. »

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présenta le peloton de fil où rien ne manquait. Elle n’eut pas autre chose à dire, sinon qu’elle l’avait sali, qu’elle était une malpropre, et pour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches et incarnates devinrent bleues et jaunes. L’infortunée Gracieuse souffrit patiemment une insulte qu’elle n’était pas en état de repousser ; on la ramena dans son cachot, où elle fut bien enfermée.

Grognon chagrine de n’avoir pas réussi avec l’écheveau de fil, envoya quérir la fée et la chargea de reproches. « Trouvez, lui dit-elle, quelque chose plus malaisé, pour qu’elle n’en puisse venir à bout. » La fée s’en alla, et le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutes sortes d’oiseaux, de rossignols, de serins, de tarins, de chardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix : je n’aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaient mêlées les unes parmi les autres ; les oiseaux mêmes n’auraient pu les reconnaître. « Voici, dit la fée en parlant à Grognon, de quoi éprouver l’adresse et la patience de votre prisonnière ; commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons à part, des rossignols à part, et ainsi de chacune elle fasse un monceau : une fée y serait assez nouvelle. » Grognon se pâma de joie en se figurant l’embarras de la malheureuse princesse ; elle l’envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires et l’enferma avec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant que tout l’ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes ; mais il lui était impossible de connaître la différence des unes aux autres : elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore, elle essaya plusieurs fois ; et voyant qu’elle tentait une chose impossible : « Mourons, dit-elle, d’un ton et d’un air désespéré ; c’est ma mort que l’on souhaite, c’est elle qui finira mes malheurs. Il ne faut plus appeler Percinet à mon secours, s’il m’aimait, il serait déjà ici. — J’y suis, ma princesse, s’écria Percinet en sortant du fond de la tonne où il était caché, j’y suis pour vous tirer de l’embarras où vous êtes ; doutez, après tant de preuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie ! » Aussitôt il frappa trois coups de sa baguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, se rangeaient d’elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre. « Que ne vous dois-je point, seigneur ! lui dit Gracieuse ; sans vous j’allais succomber ; soyez certain de toute ma reconnaissance. » Le prince n’oublia rien pour lui persuader de prendre une ferme résolution en sa faveur ; elle lui demanda du temps, et, quelque violence qu’il se fît, il lui accorda ce qu’elle voulait.

Grognon vint ; elle demeura si surprise de ce qu’elle voyait, qu’elle ne savait plus qu’imaginer pour désoler Gracieuse. Elle ne laissa pas de la battre, disant que les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, et se mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait que lui répondre ; elle demeurait confondue ; enfin, elle lui dit qu’elle allait employer toute son industrie à faire une boîte qui embarrasserait bien sa prisonnière, si elle s’avisait de l’ouvrir ; et quelques jours après, elle lui apporta une boîte assez grande. « Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre esclave ; défendez lui bien de l’ouvrir, elle ne pourra s’en empêcher, et vous serez contente. » Grognon ne manqua à rien : « Portez cette boîte, dit-elle, à mon riche château, et la mettez sur la table du cabinet ; mais je vous défends, sur peine de mourir, de regarder ce qui est dedans. »


Et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes… (p. 8)

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit de toile et son capuchon de laine ; ceux qui la rencontraient disaient : « Voilà quelque déesse déguisée ! » car elle ne laissait pas d’être d’une beauté merveilleuse. Elle ne marcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit bois qui était bordé d’une prairie agréable, elle s’assit pour respirer un peu ; elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d’un coup l’envie la prit de l’ouvrir. « Qu’est-ce qui m’en peut arriver ? disait-elle. Je n’y prendrai rien, mais tout au moins je verrai ce qui est dedans. » Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l’ouvrit ; et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes, de violons, d’instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petits plats ; enfin, le géant de la troupe était haut comme le doigt. Ils sautent dans le pré, ils se séparent en plusieurs bandes, et commencent le plus joli bal que l’on ait jamais vu ; les uns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autres mangeaient : les petits violons jouaient à merveille. Gracieuse prit d’abord quelque plaisir à voir une chose si extraordinaire ; mais quand elle fut un peu délassée, et qu’elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul ne le voulut ; les petits messieurs et les petites dames s’enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leurs marmites sur leurs têtes et les broches sur l’épaule, gagnaient le bois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quand elle venait dans le bois. « Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuse en pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie ! le seul malheur dont je pouvais me garantir, m’arrive par ma faute : non, je ne puis assez me le reprocher ! Percinet, s’écria-t-elle, Percinet, s’il est possible que vous aimiez encore une princesse si imprudente, venez m’aider dans la rencontre la plus fâcheuse de ma vie. » Percinet ne se fit pas appeler jusqu’à trois fois ; elle l’aperçut avec son riche habit vert. « Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belle princesse, vous ne penseriez jamais à moi. — Ah ! jugez mieux de mes sentiments, répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate aux bienfaits ; il est vrai que j’éprouve votre constance, mais c’est pour la couronner quand j’en serai convaincue. » Percinet plus content qu’il eût encore été, donna trois coups de baguette sur la boîte ; aussitôt petits hommes, petites femmes, violons, cuisiniers, et rôti, tout s’y plaça comme s’il ne s’en fût pas déplacé. Percinet avait laissé dans le bois son chariot ; il pria la princesse de s’en servir pour aller au riche château : elle avait bien besoin de cette voiture en l’état où elle était ; de sorte que la rendant invisible, il la mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie ; plaisir auquel ma chronique dit qu’elle n’était pas indifférente dans le fond de son cœur, mais elle cachait ses sentiments avec soin.

Elle arriva au riche château ; et quand elle demanda de la part de Grognon qu’on lui ouvrît son cabinet, le gouverneur s’éclata de rire : « Quoi ! lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons entrer dans un si beau lieu ; va, retourne où tu voudras, jamais sabots n’ont été sur un tel plancher. » Gracieuse le pria de lui écrire un mot, comme quoi il la refusait : il le voulut bien ; et sortant du riche château, elle trouva l’aimable Percinet qui l’attendait et qui la ramena au palais. Il serait difficile d’écrire tout ce qu’il lui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux pour la persuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que si Grognon lui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle se jeta sur la fée qu’elle avait retenue ; elle l’égratigna et l’aurait étranglée, si une fée était étranglable. Gracieuse lui présenta le billet du gouverneur et la boîte : elle jeta l’un et l’autre au feu, sans daigner les ouvrir ; et, si elle s’en était crue, elle y aurait bien jeté la princesse ; mais elle ne différait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin, aussi profond qu’un puits ; l’on posa dessus une grosse pierre. Elle s’alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux qui l’accompagnaient : « Voici une pierre sous laquelle je suis avertie qu’il y a un trésor ; allons, qu’on la lève promptement. » Chacun y mit la main, et Gracieuse comme les autres : c’était ce qu’on voulait. Dès qu’elle fut au bord, Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber la pierre qui le fermait.


En même temps elle découvrit le château de féerie… (p. 9)

Pour ce coup-là, il n’y avait plus rien à espérer ; où Percinet l’aurait-il pu trouver, au fond de la terre ? Elle en comprit bien les difficultés, et se repentit d’avoir attendu si tard à l’épouser. « Que ma destinée est terrible ! s’écriait-elle. Je suis enterrée toute vivante ! Ce genre de mort est plus affreux qu’aucun autre. Vous êtes vengé de mes retardements, Percinet ; mais je craignais que vous ne fussiez de l’humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sont certains d’être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur ; mes injustes défiances sont cause de l’état où je me trouve ; encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiez des regrets à ma perte, il me semble qu’elle me serait moins sensible. » Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur, quand elle sentit ouvrir une petite porte, qu’elle n’avait pu remarquer dans l’obscurité. En même temps elle aperçut le jour, et un jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, de statues, de bocages et de cabinets ; elle n’hésita point à y entrer. Elle s’avança dans une grande allée, rêvant dans son esprit quelle fin aurait ce commencement d’aventures ; en même temps, elle découvrit le château de féerie : elle n’eut pas de peine à le reconnaître ; sans compter que l’on n’en trouve guère tout de cristal de roche, et qu’elle y voyait ses nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs : « Ne vous en défendez plus, belle princesse, dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureux et de vous tirer de l’état déplorable où vous vivez sous la tyrannie de Grognon. » La princesse reconnaissante se jeta à ses genoux, et lui dit qu’elle pouvait ordonner de sa destinée, et qu’elle lui obéirait en tout ; qu’elle n’avait pas oublié la prophétie de Percinet lorsqu’elle partit du palais de féerie, quand il lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu’elle n’y entrerait qu’après avoir été enterrée ; qu’elle voyait avec admiration son savoir, et qu’elle n’en avait pas moins pour son mérite ; qu’ainsi elle l’acceptait pour époux. Le prince se jeta à son tour à ses pieds ; en même temps le palais retentit de voix et d’instruments, et les noces se firent avec la dernière magnificence. Toutes les fées de mille lieues à la ronde y vinrent avec des équipages somptueux : les unes arrivaient dans des chars tirés par des cygnes, d’autres par des dragons, d’autres sur des nues, d’autres dans des globes de feu. Entre celles-là parut la fée qui avait aidé à Grognon à tourmenter Gracieuse ; quand elle la reconnut, l’on n’a jamais été plus surpris ; elle la conjura d’oublier ce qui s’était passé, et qu’elle chercherait les moyens de réparer les maux qu’elle lui avait fait souffrir. Ce qui est de vrai, c’est qu’elle ne voulut pas demeurer au festin, et que remontant dans son char, attelé de deux terribles serpents, elle vola au palais du roi ; en ce lieu elle chercha Grognon, et lui tordit le cou sans que ses gardes ni ses femmes l’en pussent empêcher.


moralité


C’est toi, triste et funeste envie
Qui causes les maux des humains,
Et qui de la plus belle vie
Trouble les jours les plus sereins.
C’est toi, qui contre Gracieuse
De l’indigne Grognon animas le courroux ;
C’est toi qui conduisis les coups
Qui la rendirent malheureuse.
Hélas ! quel eût été son sort,
Si de son Percinet la constance amoureuse
Ne l’avait tant de fois dérobée à la mort !
Il méritait la récompense
Que reçut enfin son ardeur.
Lorsque l’on aime avec constance,
Tôt ou tard, on se voit dans un parfait bonheur.