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Contes de Pantruche et d’ailleurs/À la Guerre

La bibliothèque libre.
F Juven et Cie (p. 33-35).


À la Guerre


La guerre avait été déclarée quinze jours auparavant. Le mouvement des affaires était suspendu, et les sociétés de courses de chevaux avaient annulé leurs réunions.

Aussi les principaux bookmakers et les plus forts « plungers » s’étaient-ils dirigés vers le centre des opérations, où les hostilités commençantes donnaient déjà lieu à un betting fort animé.

Le 19 août 19…, l’imminence d’une grande bataille avait attiré à Tugny-sur-Andelle, sur la terrasse d’un vieux moulin, toute une société cosmopolite, composée de reporters, de sportsmen, de bookmakers et de petites jeunes femmes très affairées. On se désignait parmi elles la baronne de Z… qui passait la nuit alternativement avec chacun des généralissimes des deux armées en présence, l’archiduc Franz, et le général Vendangeur.

Et les deux hommes de guerre jouaient, disait-on, une partie passionnante, à lâcher, le soir, au moment des abandons, des confidences mensongères ou traîtreusement sincères, et aussi à scruter le vrai et le faux à travers les indiscrétions, presque toujours fidèles, de la petite baronne.

Ce fut vers dix heures du matin que le premier coup de canon se fit entendre. Aussitôt des paris s’engagèrent.

On savait l’armée ennemie supérieure en nombre. Un vieil officier chilien, très connaisseur, déclarait, en donnant ses pronostics, que les positions occupées par l’archiduc étaient formidables. Mais on avait confiance dans les qualités stratégiques de Vendangeur, et, offerte primitivement à trois contre un, son armée finit, très soutenue, à 7/4.

Un gros parieur, un marchand de bois de la Haute-Marne, nommé Gobourg, arriva à ce moment sur la terrasse du moulin. Un hasard lui avait fait rencontrer sur son chemin, un espion, un transfuge de l’armée ennemie qui, pour cinquante louis, lui avait vendu un avis secret, un « tuyau » merveilleux : l’archiduc Franz avait dégarni ses positions du village de Fligney, que Vendangeur croyait très fortement occupé. Un fort contingent avait abandonné Fligney pendant la nuit et opéré un mouvement tournant qui devait l’amener sur une position mal défendue du général Vendangeur.

Cette manœuvre allait décider du sort de la bataille.

Gobourg se prépara donc à ponter ferme l’armée de l’archiduc. Il avait sur lui quatre-vingt mille francs. (En ces temps troublés, les paris se réglaient au comptant.)

On payait deux pour l’archiduc Franz. C’est-à-dire qu’avec quatre-vingt mille francs, Gobourg pouvait gagner quarante mille francs, à coup sûr…

À coup sûr… Était-ce bien un coup sûr ?

Ma foi, se dit tout-à-coup Gobourg, Vendangeur est à 15/8, c’est-à-dire que si je le joue et s’il est vainqueur, je gagnerai cent cinquante mille francs. Je vais jouer carrément Vendangeur. Il résolut donc de transmettre gratuitement au général l’avis qu’il avait payé cinquante louis.

« Et même, ajouta-t-il, au point de vue patriotique, ce sera tout à fait épatant. »

Il le fit comme il l’avait résolu, et sa belle conduite décida de la victoire. Vendangeur, averti, déjoua la tactique de l’archiduc Franz, fortifia la position qu’on attaquait, et s’installa en maître dans Fligney, que l’ennemi avait dégarni. Le soir même, en présence de son état-major, le généralissime fit venir Gobourg et attacha sur sa poitrine une glorieuse récompense.

— Voilà une journée, dit le bookmaker Relph, qui rapporte plus de deux cent mille francs à notre ami Gobourg.

— Cent cinquante mille, interrompit le bookmaker Jephté, qui avait payé pour savoir, puisqu’il avait réglé le pari.

— Et le ruban ? dit Relph. Pour combien donc le comptez-vous ?