Contes de Pantruche et d’ailleurs/Début au Barreau

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F Juven et Cie (p. 42-47).


Début au Barreau


J’ai été, tout comme un autre, avocat stagiaire, et, tout comme un autre, vêtu de la robe noire et coiffé de la toque hexagonale, j’ai perdu mes pas dans la grande salle du Palais.

La grande affaire, pour mes jeunes confrères et pour moi, était d’arriver à conquérir l’oreille du tribunal. Des anciens, consultés, préconisèrent plusieurs moyens, plus ou moins efficaces.

« Il fallait, disaient-ils, commencer son plaidoyer d’une voix lente et monotone, puis, tout à coup, au moment où personne ne s’y attendait, pousser un long cri guttural. Mais ce truc est fort usé et ne réussit guère.

On peut agiter violemment les bras comme les ailes d’un oiseau énorme. Mais ça ne les amuse plus et c’est à peine s’ils y font attention.

On a vu des confrères qui imitaient à ravir des acteurs notoires : José Dupuis dans l’exposé des faits de la cause ; Albert Lambert fils dans les passages de force ; Madame Pasca au moment pathétique. J’ai connu un avocat qui, pendant trois quarts d’heure, tint ainsi sous le charme le juge et les assesseurs, au cours d’une assez morne affaire de succession. Et, dans une évocation majestueuse, il fit parler le de cujus avec la voix de Raymond. Le tribunal lui donna gain de cause.

Pour moi, depuis un an que j’étais au Palais, je n’avais pas encore réussi à capter l’oreille du tribunal. Il faut dire aussi que je n’avais jamais eu l’occasion de plaider.

J’avais bien pour cliente une dame qui voulait divorcer et qui venait me demander chaque semaine des conseils, des caresses et une pièce de dix francs. Mais, en examinant de près son dossier, je vis que, n’ayant jamais été mariée à qui que ce soit, elle ne pouvait raisonnablement demander le divorce.

Enfin, un jour, comme je m’étais fait inscrire sur la liste des avocats d’office, le bâtonnier me désigna pour défendre un vieux vagabond qui avait volé un canari dans une cage pour en faire sa nourriture.

Ce vieux vagabond avait été condamné vingt-six fois déjà pour bris de clôture, rébellion aux agents et vols de divers objets étranges. D’ailleurs, loin d’être endurci, il prétendait avoir été victime de vingt-six injustices, au cours de sa longue carrière.

C’était en somme un de ces vieillards modestes qui, sans aucune rétribution, se chargent d’aller récolter le plus de vermine possible dans la banlieue pour le repeuplement des bancs du boulevard.

Ses cheveux étaient plus touffus et plus enchevêtrés que les hautes herbes de la prairie. Il ne lui manquait cependant qu’un peu d’argent, un peu d’éducation et de la propreté pour être un vieux gentleman respectable.

Il était fils de ses œuvres et avait mis quarante-deux ans à apprendre à lire. Et encore n’arrivait-il qu’à épeler. Les seuls mots qu’il lut jamais couramment furent : Tabac, vins, liqueurs, et : Poste de Police.

La veille de l’audience, quand je vins le voir pour la dernière fois, il me tendit un petit livre qu’il avait sur lui. Cela s’appelait : les Variétés amusantes. Il me pria de lui lire l’histoire de Phryné devant ses juges, qu’il n’avait pas très bien comprise, et qu’il écouta avec la plus scrupuleuse attention.

— Alors ils l’ont acquittée ? me demanda-t-il.

— Ils l’ont acquittée.

— Bon à savoir, reprit-il. Je vas faire comme elle. Demain, à l’audience, j’vas me mettre nu.

J’eus toutes les peines à l’en dissuader. Il tenait à son idée.

Je rentrai chez moi pour achever ma plaidoirie. Quelque chose me disait que j’allais obtenir un grand succès, et que, dès le début, j’allais me révéler comme un orateur vraiment éloquent et un dialecticien émérite. Et je me voyais, à vingt-deux ans, l’honneur du barreau parisien.

C’est ainsi que dix-huit mois auparavant, au régiment, lorsque j’étais chargé de faire une reconnaissance quelconque, j’espérais déployer dans cette humble mission des qualités intellectuelles d’un tel ordre que tous mes chefs, du sous-officier au commandant de corps, salueraient en moi un tacticien d’avenir.

De même je n’hésitais pas à croire, s’il m’arrivait de me réciter à moi-même une scène de Molière, que, pour peu que je voulusse me donner la peine de monter sur un théâtre, la foule m’acclamerait de ses cris enthousiastes et me porterait en triomphe jusqu’à ma maison.

Mais le jour de l’audience, quand j’entrai dans la sèche et claire petite chambre correctionnelle, j’avais déjà rabattu les neuf dixièmes de mes prétentions et je ne visais plus qu’à éviter le ridicule. Il me sembla que mon coup d’éclat était ajourné à plus tard.

Je m’assis à mon banc et déposai sur un pupitre des notes volumineuses. À propos du vieux vagabond et du canari volé, je m’apprêtais à soutenir la thèse générale de l’irresponsabilité.

Mon client fut introduit au banc des accusés. Il était vêtu d’une houppelande sous laquelle il s’agitait mystérieusement :

— Vous savez, me dit-il à voix basse, je vas me mettre nu.

Je le conjurai de n’en rien faire. Et j’adressai une recommandation au garde, en le priant de veiller sur son prisonnier. Puis, le président, l’interrogatoire de mon client terminé, me donna la parole.

Qui donc a prétendu que les magistrats ne sont pas capables d’attention ! Pendant les vingt bonnes minutes que dura ma plaidoirie, le président, les juges et le substitut, absolument médusés, ne quittèrent pas des yeux un ouvrier maçon qui, de l’autre côté de la fenêtre, travaillait à recrépir la façade. Je soutins des opinions assez subversives, qui passèrent sans que personne criât gare. Quand j’eus terminé mon plaidoyer, le maçon n’avait pas encore fini son travail. Pourtant, après une demi-minute, le président, remarquant tout à coup que je ne parlais plus, retourna la tête et s’apprêta à prononcer son jugement.

Je regardai à ce moment le vagabond, et je le vis prêt à faire un geste inquiétant comme pour retirer sa houppelande. Je lui lançai un tel regard qu’il renonça définitivement à son idée fixe.

Le président marmotta quelques paroles, sortit quelques numéros du Code comme on sort des numéros de loto, et condamna mon client à six mois de prison.

J’hésitai à l’aller voir dans la petite salle d’attente où stationnent les prévenus et les condamnés. Mais il me reçut sans colère, avec une hautaine expression de regret.

— Pourquoi qu’vous m’avez pas laissé mettre tout nu ? Ils ont acquitté la garce. Bien sûr qu’ils m’auraient acquitté aussi, moi !

Un autre détenu, qui se trouvait à côté, me toisa avec mépris.

— C’est jeune, dit-il. Ça se met des robes noires. Ça veut tout savoir et ça ne sait rien de rien !

Tels furent les incidents de ma première et de ma dernière cause.