Contes de Pantruche et d’ailleurs/L’Aventure de Pierre Arabin

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F Juven et Cie (p. 100-107).


L’Aventure de Pierre Arabin


Pierre Arabin se réveilla brusquement et se cogna la tête au plafond. Pourquoi donc avait-il la tête si près du plafond ?

Il tâta le sol, puis il tâta le plafond. Le sol était à soixante centimètres du plafond. La maison s’était-elle télescopée, renfoncée comme un chapeau-claque ?

Mais, à droite et à gauche, les murs s’étaient resserrés aussi, tout contre ses épaules et ses bras.

Il donna alors un vigoureux coup de poing au plafond, qui se souleva et se renversa de côté.

La lumière fut.

Pierre s’aperçut qu’il était au fond d’une sorte de puits rectangulaire de deux mètres de profondeur. Il escalada un des murs et se trouva bientôt assis au bord du puits, sur la terre fraîche.

Autour de lui, des stèles de pierre et de marbre, de petits enclos fermés de grilles, de la verdure.

Tout à côté de lui, à sa droite, une dalle dressé, avec cette inscription sur du marbre rouge :

FAMILLES ARABIN ET ACHILLES
Pierrette-Louise-Eulalie Arabin,
née Achilles
Née en 1810
1876
Georges-Pierre-Paul Arabin
né en 1807
1887

C’étaient les noms de sa mère et de son pauvre père.

Il faisait frais. Pierre Arabin eut un petit frisson. Il vit qu’il était en habit. La terre humide avait marqué de taches jaunes ses manches et son pantalon. Le devant de sa chemise était chiffonné ; mais ça n’avait pas d’importance ; c’était un devant non empesé.

Il pouvait être cinq heures du soir. Le grand jardin n’était peuplé que de pierres et de marbres. Aucune ombre furtive ne passait entre les petits enclos.

Pierre Arabin se mit debout et s’étira. Ses épaules, ses reins étaient bridés d’assez fortes courbatures. Il était ahuri et avait les pieds froids.

Il s’éloigna, les mains dans ses poches, vers la grande allée. Il arriva devant la porte du gardien-chef. Personne ne lui fit d’observations.

On le prit sans doute pour un restant d’enterrement qui s’était attardé sur une tombe.

Il sortit donc tranquillement du Père-Lachaise, en habit et sans chapeau. Sur le boulevard extérieur, il entendit un son de trompe. Il vit un petit enfant habillé en marquis Louis XV, qui passait avec ses parents. Il en vit un autre habillé en officier, avec un képi trop large et un petit grand sabre.

— Ah ! oui, dit-il. Ce doit être aujourd’hui la mi-carême.

Un fiacre à galerie passait. Il lui jeta l’adresse de son petit appartement de garçon : 64, rue du Colisée. Les coussins de la vieille voiture étaient à peine secs. Il faisait humide comme dans la terre. Pierre Arabin grelotta et se mit à pleurer.

Il pleurait sans savoir pourquoi. Il ne songeait à rien. Il semblait que son court séjour dans la terre lui eût fait perdre l’habitude de penser.

La voiture allait au pas au milieu de la foule. Il pleuvait. La boue, sur le sol, était rose de confetti écrasés. Les arbres s’agrémentaient tristement d’une frondaison de carnaval. Autour de leurs branches nues, des serpentins multicolores s’emmêlaient comme des cheveux de femme autour d’un vieux peigne.

Quand le fiacre eut échappé à la cohue des quartiers centraux, Pierre Arabin sentit poindre en lui une anxiété. Quel effet allait-il produire chez lui, sur son concierge et sur son domestique ? Il descendit lentement du fiacre et s’avança à tout petits pas vers la loge. Mais le concierge était sorti. Une voisine gardait la loge.

— Y a-t-il quelqu’un à l’entresol ? demanda Pierre Arabin.

— Vous ne savez donc pas ? dit la voisine. Le monsieur de l’entresol est mort lundi dernier. On l’a enterré hier.

— Et il n’y a personne là-haut ?

— Vous pensez. Le domestique est parti. On a mis les scellés.

Pierre Arabin n’avait pas sa clef. On ne pense pas à enterrer les morts avec leur clef.

Il manquait aussi d’argent. Il avait seulement au doigt une bague avec un petit brillant. Il résolut d’aller la vendre. Il remonta dans son vieux fiacre, grommelant, et se fit conduire rue de la Paix. Il eut peine à trouver une boutique ouverte. Un bijoutier le regarda avec de petits yeux et lui dit cette phrase textuelle : « Ce n’est pas dans mes habitudes de faire des affaires avec des personnes sans chapeau. »

Il remonta dans sa voiture et se fit conduire chez son chapelier qui l’accueillit sans étonnement.

Arabin se dit : « Il n’a pas reçu de lettre d’enterrement. »

Ce n’était pas exact. Le chapelier avait bien reçu un faire-part, que lui avait fait envoyer le domestique de Pierre ; seulement, en voyant Arabin, il s’était dit simplement : « Ce n’est pas lui qui est mort ; ce doit être un de ses parents. »

Le chapelier était pressé. Il avait décidément des favoris trop sérieux pour être disposé à écouter des histoires extraordinaires. Arabin lui fit donc un récit banal d’une bousculade sur le boulevard où il avait perdu, disait-il son chapeau. Le chapelier lui choisit un beau haut de forme. Puis il lui dit, songeant au parent mort :

— Je vais vous mettre un crêpe.

Arabin, un peu ahuri, ne protesta pas. Le chapelier le coiffa d’un chapeau à large crêpe. Il se trouva ainsi porter son propre deuil. Ce qui l’attrista profondément.

Il trouva ensuite un joaillier, qui lui donna deux cent cinquante francs pour sa bague.

Arabin se sentit moins triste quand il eut de l’argent. Il résolut d’aller dîner à son restaurant habituel. « Je vais faire mon petit effet » pensa-t-il. Mais tout se passa discrètement entre la caissière et le garçon. « Qu’est-ce que vous prétendiez donc, que M. Arabin était mort ? » dit la caissière. « On m’avait dit », répondit le garçon.

Pierre avait un grand appétit. Mais, dès les premières bouchées, sa faim s’apaisa, et il ressentit à l’estomac une vive douleur.

— Avez-vous vu M. Cerneaux et M. de Louffeuil ?

C’étaient ses deux amis intimes, ses associés de fête. C’était eux qui avaient dû, la veille, conduire son deuil.

— Je les retrouverai, pensa-t-il, au bal de l’Opéra.

Car il savait bien qu’ils iraient au bal comme à l’ordinaire, qu’ils ne seraient pas plus tristes que de coutume, qu’ils ne crieraient pas pour s’étourdir, et qu’ils diraient paisiblement toutes les demi-heures : « Ce pauvre bougre d’Arabin ! ».

Un journal du matin annonçait dans un écho spécial « la disparition d’un joyeux fêtard, Pierre A***, que les habitués de James connaissaient bien. C’était un bon garçon sans prétention. Cette mort fera pleurer les beaux yeux de Jeanne de Meung, et un peu aussi ceux d’Alaine Chartier, qui n’est pas une ingrate. »

« Ces pauvres amies ! dit Arabin, attendri. Enfin ! Je les retrouverai tout à l’heure à l’Opéra. »

Il s’acheta un faux nez et une barbe. Puis il se rendit au bal. Pendant une heure, il attendit Lucien Cerneaux. Enfin il aperçut à la sortie d’une loge le front dénudé et la grande moustache blonde de son ami intime.

Il s’approcha de lui pour l’intriguer. Il changea sa voix et lui dit simplement, car il manquait d’imagination :

— Bonjour, Cerneaux.

— Bonjour.

— Je suis un ami de Pierre Arabin, continua Pierre Arabin.

— Ah ! le pauvre bougre ! dit Lucien Cerneaux.

Il s’éloigna. Arabin le suivit. Plus loin, ils rencontrèrent Jean de Louffeuil.

— Bonjour, Louffe, dit Pierre Arabin. Je suis un ami de Pierre Arabin.

— Ah ! le pauvre bougre ! dit Louffeuil.

Tous trois s’en allèrent dans le bal. Cerneaux et Louffeuil ne prenaient aucune garde à ce compagnon inconnu. Quant à Pierre Arabin, il évitait de brusquer les événements et s’en désintéressait peu à peu. Il oubliait même par moments qu’il venait d’être enterré vif.

Cerneaux et Louffeuil se laissèrent faire quand leur mystérieux compagnon les invita à souper.

À table, à mesure qu’approchait l’instant fatal où il allait arracher son faux nez et sa fausse barbe, Arabin se sentait de plus en plus ému. Son émotion augmenta encore quand Cerneaux lui raconta les détails de sa mort, au bar : une congestion rapide après une ingestion d’un certain nombre de cocktails.

Arabin reculait toujours l’instant du coup de théâtre. Cerneaux et Louffeuil avaient bu sec. Ils étaient complètement partis.

— Et, si on vous disait qu’Arabin n’est pas mort, qu’il était en léthargie et qu’il est sorti de sa tombe… dit-il tout à coup d’une voix étranglée.

— On a vu des choses plus extraordinaires, dit Cerneaux.

— Et, si on vous disait qu’il n’est pas loin de vous ?…

— On lui ferait dire de s’amener, dit posamment Louffeuil.

— Et, si c’était moi Arabin ?… dit Arabin, n’osant encore arracher son faux nez.

— Tu blagues, dit Cerneaux.

— Je blague ? dit Arabin.

Et il retira, non sans peine, son faux nez et sa fausse barbe dont les élastiques s’accrochaient à ses oreilles.

— C’est bien lui ! s’exclamèrent Cerneaux et Louffeuil.

Ils poussèrent un éclat de rire énorme.

Pierre Arabin se contenta de cette manifestation.

— Pourquoi n’as-tu pas dit ça plus tôt, dit Cerneaux. On aurait rigolé au bal.

— Il faut aller chez Alice, dit Louffeuil.

Mais Alice n’était pas chez elle. Et, chez Jeanne de Meung, on ne leur ouvrit pas. Aussi furent-ils réduits à errer dans les maisons amies où malheureusement, la nouvelle de la mort d’Arabin n’était pas encore répandue.

Partout, il faisait le récit de son aventure. Mais, alors que certaines de ces dames l’écoutaient complaisamment, d’autres semblaient distraites, et la plupart disaient : « Tu n’as rien de plus gai à nous raconter ? Tu ferais mieux de payer une bouteille de champagne. »