Contes de Pantruche et d’ailleurs/Les Poissons des grands lacs d’Afrique

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F Juven et Cie (p. 68-71).


Les Poissons des grands lacs d’Afrique

I

Le Blafard a plus de noms et plus de titres qu’un grand d’Espagne : mais il ne les porte pas simultanément.

Voyageant dans les montagnes de Suisse, il prit le nom de Roger d’Andermatt, à cause de la beauté du site.

Mais aux régates de Cowes, il s’appelait le comte de Draguignan, et quand je le rencontrai à Ostende, il venait justement de s’approprier le titre de prince d’Ermepachy tombé en déshérence.

Il parodia à ce propos un mot célèbre : « Jamais le prince d’Ermepachy ne se souviendra des services pécuniaires rendus au comte de Draguignan. »

Ayant suffisamment voyagé, il acheta un cabinet d’affaires et s’établit à Paris.

Bien qu’il affecte un élégant nonchaloir, Le Blafard est un homme d’action, qui se préoccupe avant tout de vendre la peau de l’ours et d’en toucher le montant. Si la Providence veut que par la suite l’ours soit mis par terre, il est toujours temps de trouver un second acquéreur.

II

Par un beau matin de mai, comme il côtoyait le Code en compagnie d’un ami, il vit venir à lui un homme intelligent qui lui proposa une grande entreprise : la vente en gros des poissons des grands lacs d’Afrique.

Le Blafard eut tôt fait d’installer, en plein boulevard, une superbe boutique où, chaque matin, des brochets, des carpes, des tanches, amenés vivants dans des caisses d’eau douce, étaient exposés à la devanture. Les poissons des grands lacs d’Afrique ressemblent d’ailleurs beaucoup à ceux de la Marne.

On prépara pour l’émission une belle liste, où figuraient des chevaliers, des officiers, et même des commandeurs d’industrie. Le Blafard résolut, à ce propos, de se procurer le ruban rouge.

III

Le Blafard se disposa à obtenir sa croix par une habile pression sur l’opinion publique.

Il acheta une main de papier ministre et couvrit la première feuille d’une pétition ainsi conçue :

« Monsieur le Directeur des Postes et Télégraphes,

« Les habitants du quartier Saint-Athanase, quartier commerçant par excellence, où l’heure du courrier est généralement très chargée, vous prient instamment de reculer de quinze et, si possible, de trente minutes la dernière levée des boîtes postales.

« Veuillez, etc. »

Tous les habitants du quartier donnèrent leur adhésion, par besoin réel ou par indifférence. Le Blafard eut sa main de papier couverte de onze mille signatures. Il enleva alors purement la première page, et la remplaça par une requête rédigée en ces termes :

« Monsieur le Ministre du Commerce,

« Habitants du quartier Saint-Athanase, nous prenons la liberté de signaler à Votre Excellence la noble conduite d’un de nos concitoyens, M. Omer-Albin Le Blafard. Depuis les longues années qu’il vit au milieu de nous, M. Le Blafard s’occupe avec un zèle infatigable d’une quantité d’œuvres philanthropiques.

« Fondateur des Sociétés chorales d’octogénaires, président de la fameuse Ligue de protection des parents martyrs, M. Le Blafard est l’objet de notre admiration constante. Qu’un décret de vous attache la croix sur sa poitrine, et 22.000 mains d’électeurs frappées en cadence, salueront cette œuvre de justice. »

« Veuillez, etc. »

Suivent les 11.000 signatures.

Le ministre envoya des commissaires enquêteurs qui déjeunèrent chez Le Blafard et rapportèrent dans leurs poches la conviction intime que Le Blafard était un homme généreux. La nomination parut à l’Officiel, on prépara les prospectus, et les poissons des grands lacs d’Afrique continuèrent à affluer dans les eaux de la Marne par des conduits souterrains.