Contes de Pantruche et d’ailleurs/Les aimables Causeurs des Salons

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F Juven et Cie (p. 74-76).


Les aimables Causeurs des salons


Je venais de faire représenter à l’Ambigu mon grand drame en six actes : Le Secret du Marchand de gaufres. J’avais donc maintenant un petit renom dans le monde littéraire. Aussi, ne m’étonnai-je point quand mon ami Z…, délégué par la comtesse de Bonnepoire, me demanda de bien vouloir accepter à dîner chez cette noble dame, le samedi de la semaine qui suivrait.

Dîner chez la comtesse de Bonnepoire, en compagnie d’écrivains réputés, de notables médecins et de distingués hommes de guerre, c’était pour le petit renom dont il est parlé plus haut une véritable consécration.

— Heu ! fis-je, pour ne pas accepter trop vite. La semaine prochaine, je serai bien pris.

— C’est comme vous voudrez, répondit Z… Mais il me semble qu’un bon dîner, un cachet de quarante francs et des cigares à discrétion, ça n’est jamais à dédaigner.

Au jour dit, je me rendis chez la comtesse, où je trouvai divers personnages illustres : Victor Cherbuliez, qui touchait 45 francs. Alphonse Allais, 70 francs par séance. Camille Saint-Saëns, au mois. Plus divers médecins, 30 francs en temps ordinaire et 120 francs pendant les épidémies (car, en ces moments, leur conversation devient passionnante).

Ce n’était pas la saison des peintres, qui, à cette époque de l’année, n’avaient généralement aucune saveur.

Je ne perdis pas ma soirée. Comme j’avais franchement égayé mon coin de table par des plaisanteries des plus spirituelles, le maître de la maison fut satisfait et me pria de revenir toutes les quinzaines.

De plus, Victor Cherbuliez me fit connaître un autre monsieur qui donnait des dîners et qui, lui, pouvait se permettre de rémunérer très largement ses convives de marque. Il faisait, en effet, payer les places à ses invités, moins notoires. Les places d’honneur, au milieu, coûtaient quarante francs, et les places du bout de la table un louis seulement. Tous ces invités payants étaient d’ailleurs fort convenables, et quelques-uns même avaient tout à fait grand air.

Pourtant, de légers murmures coururent dans l’assistance quand on prévint que Sully Prudhomme ne pouvait venir ce jour-là. On présenta à sa place M. de Bornier, qui n’avait pas été annoncé dans les invitations. Personne ne redemanda son vestiaire, et personne ne s’en repentit, car M. de Bornier fut étincelant.

Ludovic Halévy était aussi de la fête. Mais j’appris qu’on le demandait surtout dans les bals blancs. Quant à Armand Silvestre et à Jules Lemaître, ils « faisaient » plus particulièrement les banquets d’anciens élèves. Trois fois la semaine, ils allaient remémorer des souvenirs d’enfance, choquer leurs verres avec des messieurs qu’ils appelaient leurs condisciples, et boire à la prospérité des diverses boîtes où, jamais d’ailleurs, de leur noble vie, ils n’avaient fichu les pieds.