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Contes de Pantruche et d’ailleurs/Péripéties

La bibliothèque libre.
F Juven et Cie (p. 83-90).


Péripéties


Mon oncle Guêpier achetait à bas prix de vieilles descentes de lit, peaux d’ours ou peaux de loups. Il en doublait des pardessus, qu’il revendait comme de riches pelisses au monde élégant de Francfort-sur-le-Mein.

Il revint en France avec deux millions qui n’avaient pas d’odeur et qui fleuraient pourtant aussi bon, pour nos nez avides, que toutes les roses du Bengale.

Mes frères et moi, nous avions à cette époque, rue Lafayette, au quatrième étage, un bureau de banque et d’affaires qui s’appelait le « Comptoir de la navigation lacustre. »

Il n’y venait d’ailleurs pas plus de navigateurs ni de personnes ayant un rapport quelconque avec la navigation que si c’eût été un comptoir spécialement consacré aux aéronautes.

Nous y passions scrupuleusement trois heures le matin et trois heures l’après-midi. Et l’on ne s’ennuyait pas trop. Car nous avions tous les jours à deviner, dans les quotidiens, un bon nombre de mots carrés, de mots en étoile et de problèmes chiffrés. Le temps de chercher les solutions, qu’il fallait envoyer par la poste, l’heure du dîner arrivait assez vite.

Je vois encore au mur un portrait de steamer de la ligne Cunard et un tableau des pièces de monnaie à refuser, qui ne fut jamais consulté que par désœuvrement.

Notre oncle Guêpier, par un mot rapide, nous annonçait son arrivée et nous priait de venir le voir, au plus tôt, dans un appartement meublé qu’il occupait provisoirement rue d’Amsterdam.

Nous nous décidâmes à y aller tous les trois, et nous laissâmes fermé pour un jour le Comptoir de la navigation lacustre. « C’est justement parce que nous serons sortis qu’il viendra du monde aujourd’hui, » disait mon frère Adrien. Personne d’ailleurs ne vint non plus ce jour-là.

Nous embrassâmes le frère de notre mère sur sa rude barbe blanche. Il était gros, bon vivant et affable. Son cou apoplectique rayonnait comme l’aurore de notre fortune prochaine. Mais nous fûmes fort désappointés quand notre oncle Guêpier nous présenta une jeune Allemande, sèche et rousse, que, sans dire gare, il avait épousée huit jours auparavant. Nous fîmes pourtant bonne figure à cette personne.

L’oncle nous paya un bon dîner dans un restaurant voisin. Et, les bons vins aidant, nous nous consolâmes peu à peu de son mariage. L’héritage, sans doute, risquait fort de nous échapper. L’oncle cependant, jusqu’au jour de sa mort, avait le temps de nous rendre différents services. Car, bien qu’il n’eût jamais rien demandé à personne (et pour cause), le Comptoir de la navigation lacustre se fût accommodé d’une subvention.

Le lendemain, nous apprîmes à notre réveil que l’oncle Guêpier était mort dans la nuit.

Nous nous empressâmes de nous rendre rue d’Amsterdam où notre tante, le visage gonflé de larmes, gémissait en allemand. Sans avoir l’air de rien, nous eûmes tôt fait d’apprendre que l’oncle était mort sans testament. Nous étions ses héritiers directs. Nous décidâmes sur l’heure que le Comptoir s’appellerait prochainement « Comptoir général » et qu’il s’occuperait de la navigation lacustre, fluviale et maritime.

L’excellent oncle laissait près de deux millions (des actions mines, un fonds de chapellerie à Strasbourg et une maison publique à Francfort).

La petite femme n’avait rien de tout cela. Mais nous ferions certainement quelque chose pour elle. On lui paierait son voyage pour retourner dans sa famille et on lui laisserait prendre avec elle un certain nombre d’objets mobiliers.

— Faites bien attention ! nous dit un jurisconsulte. Tout n’est pas fini et vous n’avez pas encore l’héritage. S’il naissait un enfant posthume ?

— Le bonhomme était bien vieux, objectai-je.

— Mais la petite femme est jeune. Elle a dix mois devant elle pour s’adjoindre un petit héritier qui, sous l’œil ironique de la loi, s’appropriera les deux millions de Monsieur votre oncle.

Dès le lendemain, du matin jusqu’au soir, nous entourâmes de prévenances et d’une surveillance habile la tante Guêpier. De huit heures à minuit il y avait toujours quelqu’un de nous trois chez elle, en permanence. On lui offrait son bras, si elle voulait faire un tour de promenade. Et régulièrement, chaque nuit, nous faisions le guet à sa porte.

Aucun symptôme, heureux pour elle, alarmant pour nous, ne se révéla pendant les premières semaines. Aussi, au bout d’un mois et demi, nous relâchâmes-nous de notre surveillance. La tante allemande ne paraissait pas disposée à mal faire et, d’ailleurs, il était désormais difficile que l’enfant usurpateur arrivât dans les délais.

Nous n’allâmes plus rue d’Amsterdam qu’une ou deux fois par semaine. Nous étions très préoccupés par certaines difficultés de la succession. Quant au Comptoir de la navigation, il commençait à prospérer. Nous fîmes une affaire de soixante-quinze francs avec un monsieur qui s’était trompé de porte. Et, pour ouvrir une comptabilité spéciale, nous achetâmes à cette occasion pour cent cinquante francs de fournitures de bureau.

Il y avait cinq mois que l’oncle était mort, et les formalités de la succession étaient loin d’être terminées. La maison publique de Francfort compliquait la situation d’une façon terrible. Elle appartenait pour un tiers au défunt, pour un autre tiers à une principauté d’Allemagne, et pour le reste, à des héritiers mineurs.

À ce moment, il vint de la rue d’Amsterdam des bruits alarmants. Depuis quelques semaines, la petite Allemande était sujette à des malaises assez fréquents. Elle portait des peignoirs lâches et évitait de sortir en taille. Mais nos calculs nous rassuraient : il n’arriverait pas à temps.

Neuf mois et demi se sont écoulés depuis la mort de l’oncle Guêpier, et les affaires de la succession se régularisent peu à peu. Nous allons, d’ici peu de temps, entrer en possession, et le Comptoir de la navigation s’installera en plein boulevard.

La tante allemande nous inquiète un peu. Elle est évidemment mal conseillée. Malgré sa grossesse, elle fait toutes sortes d’excentricités ; on a été jusqu’à dire qu’elle montait à bicyclette. Voudrait-elle, au péril de sa vie, hâter la venue de notre pseudo-cousin ?

Une vieille bonne à nous, que nous avons placée chez elle, nous envoie un jour un télégramme : « Madame Guêpier a été prise des douleurs ce matin. »

On arrive tous les trois rue d’Amsterdam. C’est par une lourde après-midi d’août. Dans la salle à manger de vieux chêne, un Allemand, maigre et barbu, est assis près de la table. Est-ce le frère, est-ce le cousin de notre tante ? Serait-ce l’ami complaisant qui est intervenu pour nous déposséder ? Nous nous saluons poliment. Chacun de nous s’assied dans son coin, et l’on attend.

À intervalles réguliers, de grands cris s’élèvent dans la chambre voisine.

Nous attendons deux grandes heures. Parfois, la porte s’entr’ouvre et nous apercevons le médecin en bras de chemise, les manches retroussées. Les cris sont plus rapprochés et plus violents.

La vieille bonne ouvre enfin la porte.

— Un garçon, dit-elle. Et elle ajoute :

— Il est mort.

Je la suis à la cuisine :

— Il est mort, mais est-il né viable ? S’il n’est pas né viable, c’est important pour nous.

— Il ne pouvait pas vivre, dit la vieille femme qui faisait chauffer de l’eau ; il avait le gosier bouché et un nez de cochon.

Je rentre gravement dans la salle à manger et, parlant dans mes dents, je dis à mon frère Adrien : « Il avait le gosier bouché et un nez de cochon. »

Puis je dis de même à mon frère Lambert :

« Pas né viable. Gosier bouché. Nez de cochon. »

Tous deux comprennent, maîtrisent leur joie et inclinent la tête d’un ton grave.

Les gémissements continuent. Même après la délivrance, elle souffre encore, la petite Allemande, pour qui nous avons maintenant une pitié attendrie, et à qui, malgré ses mauvaises intentions, nous ferons certainement une petite rente, pour la récompenser d’avoir mis au monde un enfant aux narines bouchées, avec un groin de cochon.

Les cris redoublent. Ils sont effroyables. « Ah ! la pauvre femme ! » disent ensemble les trois directeurs du Comptoir de la navigation.

Mais quelle est cette autre voix aigre ? Pourquoi la porte s’ouvre-t-elle brusquement ? Nous nous précipitons vers la vieille bonne.

— Il vient d’en arriver un autre ! souffle-t-elle. Entendez-le qui piaille ! Il est bien vivant, celui-là !