Contes de l’Ille-et-Vilaine/Cinq cents d’un coup de poing

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 50-58).


CINQ CENTS D’UN COUP DE POING !


I

Trois compagnons du tour de France se rencontrèrent, un jour, sur une route, et se firent les signes cabalistiques d’usage pour s’assurer qu’ils avaient bien subi les épreuves exigées des vrais compagnons.

Satisfaits de voir qu’ils appartenaient, tous les trois, à la même corporation, ils se serrèrent la main, et allèrent boire un coup dans le prochain cabaret.

C’était en été, et la maison dans laquelle ils entrèrent était remplie de mouches.

Tout en buvant, l’un d’eux voyant les mouches se poser sur la table, à côté de son verre, frappa du poing sur les bestioles et en tua cinq.

— C’est peu, dit un des compagnons. Voyons combien je vais en faire passer de vie à trépas ? Il frappa sur la table et en tua huit.

— Ah ! par exemple, dit le troisième, vous vous y prenez mal, voici ce qu’il faut faire. Apercevant du lait dans un pot, il en versa sur la table, et aussitôt un véritable essaim de mouches s’abattit dessus. Il frappa juste au milieu et fit cinq cents victimes.

Ce fut un véritable hourra ! On écrivit sur un papier : cinq cents d’un coup de poing ! et cet écriteau fut cousu sur le devant de la casquette du terrible tueur de mouches.

Après cela les trois compagnons se séparèrent.


II

Nous suivrons seulement l’homme à l’écriteau, les deux autres n’ayant rien fait d’intéressant.

Notre voyageur marcha, jusqu’au soir, par des chemins qui lui étaient inconnus, et arriva devant une maison située sur la lisière d’une forêt.

Pan ! pan ! frappa-t-il résolument à la porte.

Une servante vint ouvrir et lui demanda ce qu’il désirait.

— Un logement pour la nuit, car je suis harassé de fatigue, et j’ignore où je me trouve.

— Sauvez-vous bien vite, ajouta la fille, vous êtes ici chez un ogre qui vous ferait un mauvais parti.

— Je ne crains rien, répondit l’ouvrier. Donnez-moi à souper et à coucher, vous me rendrez un signalé service.

— Entrez, dit-elle.

L’ogre — véritable géant colossal — était assis au coin de la cheminée. En voyant entrer cet étranger, il l’examina des pieds à la tête. Tout à coup il aperçut l’écriteau : Cinq cents d’un coup de poing ! « Diantre, se dit-il, ce doit être un solide gaillard ; mais c’est égal, son compte sera réglé avant demain matin. »

On donna à manger au voyageur, puis on lui montra sa chambre.

Avant de se coucher il regarda sous son lit, — affaire d’habitude, — et découvrit le corps d’un homme fraîchement assassiné.

Le compagnon attira le cadavre, le plaça dans le lit, en lui mettant un casque à mèche pour lui cacher la figure, puis il se glissa à la place du mort.

Vers minuit, il entendit des pas lourds monter l’escalier, la porte fut poussée avec fracas et le géant, armé d’une barre de fer, se précipita du côté du lit sur lequel il frappa à coups redoublés. On entendait craquer les os du cadavre.

Persuadé qu’il avait tué le voyageur, l’ogre s’en alla en sifflant.

« Je n’ai plus rien à craindre désormais, se dit le compagnon, faisons un somme ». Il sortit de sa cachette, prit le cadavre, le remit sous le lit et s’allongea dans les draps.

Le jour, en pénétrant dans la chambre, réveilla le dormeur qui se leva, fit sa toilette et descendit l’escalier.

Le géant devint tout pâle en le voyant. Surmontant son émotion, il lui demanda :

— As-tu bien dormi, jeune homme ?

— Très bien. Vers minuit, cependant, j’ai été mordu par une puce. La gueuse m’a réveillé un instant, mais je me suis rendormi aussitôt.

« Diantre ! pensa l’ogre, quel gaillard ! Il a pris pour une morsure de puce, les coups que je lui avais assénés. Comment viendrai-je à bout de cet homme ? »

— Tu devrais bien m’aider, lui dit-il, à remplir d’eau les deux cuves que voici, pour permettre à ma servante de faire la lessive.

— Volontiers.

Mais, au lieu de prendre l’une des cuves, qu’il n’aurait d’ailleurs pu porter, il s’arma d’une pioche en fer, ainsi que d’une pelle et se dirigea vers le puits.

Le colosse l’y suivit, portant les deux cuves. Mais voyant le compagnon décrire, avec sa pioche, un cercle sur la terre, tout autour du puits, il lui demanda ce qu’il faisait ainsi.

— Un tour de mon métier, répondit le voyageur. Je vais transporter le puits chez toi, dans ta cuisine, et ta domestique pourra puiser de l’eau à volonté, sans se déranger.

— Non, non, s’écria le géant, je préfère qu’il reste ici.

— À ton aise. Mais alors je me repose et te regarde faire.

« Quel drôle d’homme ! » pensait l’ogre, qui en avait quasiment peur.


III

La nuit suivante, le géant laissa son hôte dormir tranquillement, et le lendemain, il lui proposa d’aller abattre un arbre dans la forêt.

Le voyageur, ayant accepté, demanda une corde longue et solide, puis, rendu dans la forêt, il dit à l’ogre : — Tiens un bout de cette corde tandis que je vais prendre l’autre pour enceindre la forêt, nous tirerons ensuite, chacun de notre côté, et au lieu d’un arbre nous abattrons tout.

— Non, non, répondit le géant, pas de bêtise, je ne veux qu’un arbre.

— Alors ce n’est pas la peine de se mettre deux pour une aussi petite besogne, et je te regarde faire.

« Est-il étonnant ! murmurait l’ogre. » Le troisième jour ce dernier dit à son hôte : — Il existe, non loin d’ici, un château renfermant une princesse ravissante, gardée par un dragon monstrueux. Le roi a promis la main de sa fille au mortel assez heureux pour l’arracher de cette prison, en tuant le monstre qui en défend l’entrée. J’ai réfléchi qu’à nous deux nous pourrions peut-être en venir à bout.

— Je n’en doute pas. Allons-y gaiement.


IV

Tout brave qu’était le tueur de mouches, il eut tout de même froid dans le dos en apercevant l’horrible bête qu’ils allaient avoir à combattre.

Le géant, toujours armé de sa barre de fer, s’avança le premier et, croyant frapper l’animal, n’atteignit que sa chaîne qui se brisa sous le coup terrible du colosse.

Le dragon, ainsi mis en liberté, et voyant devant lui le compagnon du tour de France, se précipita sur lui, et d’un coup de tête le lança en l’air à une hauteur prodigieuse. Mais, chose étonnante, l’ascensionniste retomba, à califourchon sur la bête.

L’ogre, aussitôt, enfonça sa barre de fer dans les flancs de l’animal et le tua.

— Maladroit ! s’écria l’ouvrier. Pourquoi as-tu immolé cette bonne bête que je commençais à dompter ? Tu n’as donc pas vu que, pour éviter son choc, je me suis élancé dans les airs afin de retomber sur elle et de la dresser à ma guise ?

Le géant s’excusa, et crut vraiment tout ce que disait le voyageur.


V

Le roi, informé que sa fille était libre, arriva immédiatement. Lorsqu’il vit qu’elle avait deux libérateurs il fut très embarrassé lequel choisir pour gendre.

En attendant sa décision, tous les quatre s’en allèrent ensemble ; mais, comme le palais du roi était assez éloigné, ils furent obligés de coucher dans une hôtellerie qui n’avait qu’une chambre réservée aux voyageurs.

Le soir, en soupant, le roi dit : « J’ai une idée ! Notre chambre est à quatre lits. Vous coucherez de chaque côté de la princesse, qui épousera celui de vous vers lequel elle sera tournée demain matin en se réveillant. »

« Accepté ! » s’écrièrent-ils.

Après souper le compagnon dit au géant : « Tu sais, mon vieux, qu’il faut faire un brin de toilette lorsqu’on couche dans la même chambre qu’une princesse. Je possède une pommade aux mille fleurs qui embaume. Je vais t’en offrir. » Et il lui présenta d’affreux saindoux pourri, que l’ogre s’empressa d’étendre sur sa noire tignasse. Il lui conseilla aussi de croquer une gousse d’ail, pour chasser le mauvais air. L’ogre le fit incontinent et ils allèrent se coucher.

Pendant la nuit, lorsque la princesse se tournait, en dormant du côté du géant, l’odeur de l’ail et de la pommade aux mille fleurs l’obligeaient à changer de place. Aussi, le matin se réveilla-t-elle du côté du voyageur.

L’ogre, l’oreille basse, s’en retourna dans sa forêt détrousser les passants, tandis que le rusé tueur de mouches accompagna le roi, dans son palais, où il épousa la princesse.

(Conté par Jean Renault, garde dans la
forêt de Tanouarn, commune de Dingé).