Contes de l’Ille-et-Vilaine/La Fée du puits

La bibliothèque libre.


LA FÉE DU PUITS

Julie Denoual racontait, autrefois, aux veillées du village de la Porte-du-Parc, dans la commune des Iffs, le conte que voici :

Il y avait au temps jadis, disait-elle, une charmante petite fille qui avait eu le malheur de perdre sa mère. Son père s’était remarié à une veuve qui avait, elle aussi, une enfant qui était aussi laide que sa belle-fille était jolie.

Cette dernière devint promptement une pauvre martyre. La marâtre ne lui donnait pas à manger son content et l’accablait de travail. Chaque matin, elle l’envoyait garder les vaches en lui disant :

« Si tu ne reviens pas, ce soir, avec sept fuseaux de fil et sept fagots de bûchettes, gare à toi. »

Et, en effet, lorsque la fillette n’arrivait pas, malgré toute la diligence qu’elle apportait à son travail, à remplir la tâche qui lui avait été commandée, elle n’avait, pour souper, que quelques croûtes de pain noir, dont les chiens n’auraient pas voulu, et il lui fallait coucher dans un cachot rempli de rats, où la malheureuse mourait de peur.

Chaque jour la tâche augmentait, et les punitions devenaient plus sévères. L’enfant ne faisait que pleurer.

Un jour qu’elle s’était penchée sur la margelle d’un puits, son fuseau lui échappa et tomba au fond.

Grande fut sa peine en songeant qu’elle ne pouvait plus filer, et qu’elle allait être battue, le soir, en rentrant. Elle disait : « Non, jamais je n’oserai retourner à la maison ; il vaudrait mieux, pour moi, que je fusse morte. »

Tout-à-coup une voix venant du fond du puits lui dit : « Console-toi, mon enfant, la fin de tes épreuves est proche et c’est au tour de la marâtre à souffrir. Chacun, ici bas, a sa part égale de joies et de peines. Tiens, voilà ton fuseau, et tout le fil que tu aurais pu filer dans ta journée. »

L’enfant rentra joyeuse, et sa belle-mère, en la voyant si gaie, en fut jalouse, et la punit sans raison.

Le lendemain, elle lui donna une tâche encore plus lourde que d’habitude.

La fillette retourna, près du puits, raconter ses peines à sa bienfaitrice.

La fée la consola. « Voici une baguette, en bois de chêne, lui dit-elle ; lorsque tu désireras quelque chose, il te suffira de frapper, trois fois, le derrière de ton grand mouton blanc, pour obtenir ce que tu voudras. De même que lorsque ta belle-mère te privera de nourriture, et te donnera une besogne excédant tes forces, tu n’auras qu’à dire :

« Paine et vine et viande
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Et mes sept fusiaux de fi filés. »[1].

Lorsque la bergère se fut éloignée du puits, comme elle avait faim et soif, et que la filasse était encore sur sa quenouille, elle frappa trois coups de baguette, sur le derrière de son mouton, en prononçant la formule qui lui avait été indiquée par la fée, et une table, superbement garnie, surgit comme par enchantement. Des garçons vinrent la servir, et l’encouragèrent à boire et à manger. Elle trouva également près d’elle son fil et ses fagots.

À ce régime réconfortant, la fillette engraissa et devint fraîche et rose ; en un mot jolie à ravir.

Sa belle-mère, qui lui diminuait chaque jour sa ration de pain, ne comprenait rien à cette belle santé. Elle flaira un mystère et voulut l’éclaircir.

Un soir, elle dit à la fille de son mari :

« Demain matin, ma fille t’accompagnera en champ, et comme je n’aurai pas le temps de la peigner avant ton départ, tu lui feras sa toilette, en gardant tes bêtes. »

Le lendemain, les deux jeunes filles s’en allèrent ensemble, et lorsqu’elles furent rendues sur la lande où devait paître le troupeau, la laide alla s’asseoir sous une broussée d’épines et dit à la jolie : « viens me peigner. »

Celle-ci s’exécuta de bonne grâce, et la peigna si longtemps, si longtemps, qu’elle finit par l’endormir. C’était ce qu’elle voulait. Elle profita du sommeil de sa surveillante, pour frapper trois coups sur le derrière de son mouton afin d’obtenir à manger.

Tout alla bien pendant quelque temps, mais un jour la laide — sur la recommandation de sa mère — feignit de dormir et ne tarda pas à voir ce qui se passait.

Le soir, de retour à la maison, elle raconta qu’il suffisait, pour avoir tout ce qu’on voulait, de frapper trois coups sur le derrière du grand mouton blanc en disant :

« Paine et vine et viande,
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Et mes sept fusiaux de fi filés. »

Mais la mère et la fille eurent beau frapper sur le derrière du mouton blanc, comme elles ne possédaient pas la baguette magique elles n’arrivèrent à aucun résultat.

La marâtre, furieuse, résolut de se venger.

Elle se dit très malade et s’alita. Je sens que je vais mourir, dit-elle à son mari, et cependant je crois que si l’on me donnait à manger une côtelette du grand mouton blanc, je pourrais peut-être guérir.

Le mari se fit tirer l’oreille, car il aimait beaucoup son mouton qui avait été élevé par sa première femme et qui était le préféré de sa fille. Mais la malade geignait tellement sous ses couvertures, qu’il eut peur d’avoir à se reprocher la mort de cette malheureuse, et il envoya chercher le boucher pour saigner la bête.

Qu’on juge du chagrin de l’infortunée bergère en voyant le boucher s’emparer de son mouton blanc pour le saigner. Elle s’en alla, toute éplorée, raconter à la fée du puits le nouveau malheur qui la frappait.

Console-toi, lui dit celle-ci, ce mouton était bien vieux et ne pouvait vivre longtemps. Fais en sorte de te procurer ses quatre quilles[2] et sa tête. Tu planteras les quilles dans la terre, et tu mettras la tête dessus ; puis, de ta petite gaulette, tu les frapperas trois fois, en prononçant la formule ordinaire, et en ajoutant ce que tu voudras pour obtenir la chose qui devra assurer le bonheur de ta vie. Après cela, tu n’auras plus à compter sur moi, car je quitte ce pays pour n’y plus revenir.

La jeune fille eut beaucoup de peine en apprenant qu’elle allait perdre sa bienfaitrice. Elle se conforma, toutefois, à ses recommandations, se procura les pieds et la tête du mouton. Elle piqua les premiers en terre, mit la tête dessus, et frappa trois coups de sa petite gaulette, en disant :

« Paine et vine et viande,
« Mes sept faix de buchettes serrés,
« Mes sept fusiaux de fi filés
« Et un biau châtiau pour me loger ».

Elle n’eut pas plutôt prononcé ce souhait qu’elle se trouva transportée au loin devant un merveilleux palais dont les portes s’ouvrirent devant elle, et où elle retrouva les garçons qui avaient l’habitude de la servir lorsqu’elle frappait sur le derrière de son mouton pour avoir à manger. Ils l’invitèrent à entrer et lui firent visiter sa nouvelle demeure. Elle s’y installa et y vécut fort heureuse.

Puis, songeant à son père, elle envoya savoir ce qu’il était devenu. Le domestique revint annoncer à sa maîtresse que son père était mort, et que sa veuve, tombée dans la misère, était allée mendier son pain dans les contrées lointaines.

La châtelaine prit le deuil de son père, et se consola aisément, comme bien l’on pense, de la disparition de sa belle-mère.

Un jour, le fils du roi vint chasser aux environs du château, et demanda à qui appartenait cette superbe propriété.

— À la plus belle personne du monde, lui répondit-on.

Il eut le désir de voir cette beauté, et alla lui rendre visite.

L’ancienne gardeuse de moutons était encore plus jolie qu’autrefois, dans ses vêtements de deuil. Elle accueillit le prince avec beaucoup de grâce et le rendit éperdûment amoureux. Il revint la voir souvent, finit par demander sa main, et l’épousa.

Les noces furent splendides, paraît-il, et Julie Dénoual, en racontant ce conte, ne manquait jamais d’ajouter :

« J’étais cuisinière à ces noces, et comme je manquais de poivre, je mis une poignée de cendre dans la soupe. Malheureusement je fus aperçue par le chef cuisinier qui m’allongea un coup de pied dans le bas du dos et me renvoya, à la Porte-du-Parc où j’ai toujours demeuré depuis.


  1. Pain et vin et viande
    Mes sept faix de bûchettes serrés,
    Et mes sept fuseaux de fil filés.
  2. Jambes.