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Contes de l’Ille-et-Vilaine/Le Linceul du mort

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 292-296).


L’ENTERREMENT NOCTURNE

On peut encore voir, à l’heure actuelle, dans le cimetière de Saint-Martin, de Vitré, attenant à l’ancienne église paroissiale, une très vieille maison qui servait autrefois d’habitation au fossoyeur et à sa famille.

Au moment où nous écrivons ces lignes (juillet 1897), on nous assure que ces bâtiments vont bientôt disparaître.

Le fossoyeur de Saint-Martin avait une fille, couturière de son état, qui habillait les mariées de la campagne, assistait à leurs fiançailles et à leurs noces, de sorte qu’il lui arrivait souvent de revenir chez elle la nuit.

Un soir qu’elle venait de rentrer dans la maison de son père, elle se mit à la fenêtre de sa chambre au moment où minuit sonnait à l’horloge du clocher de l’église. Soudain, un spectacle étrange s’offrit à sa vue : Elle vit sortir de l’église, passer sous sa fenêtre et traverser le cimetière, le cortège habituel et complet d’un enterrement.

Bien que les prêtres fussent nombreux, pas le moindre bruit ne parvenait à ses oreilles ; on eût dit que leurs pieds effleuraient à peine l’herbe des tombes et ne touchaient pas le sable des allées.

Derrière le cercueil marchait un homme, complètement nu, dont le visage, éclairé par la lune, exprimait la douleur la plus profonde.

Le cortège se dirigea vers un point éloigné du cimetière et disparut derrière les arbres.

Cette vision impressionna vivement la jeune fille, qui ne cessa d’y penser jusqu’à la nuit suivante, où elle eut cependant le courage de revenir à sa fenêtre quand l’horloge sonna minuit.

La même procession défila sous ses yeux. Son effroi fut plus grand encore que la veille, et aussitôt que les portes de l’église s’ouvrirent, elle fut entendre la première messe, et se rendit au confessionnal raconter ce qu’elle avait vu.

Le prêtre, après avoir bien réfléchi, lui dit : « Le malheureux affligé que vous avez vu suivre le cercueil doit être un homme assassiné et enterré sans avoir eu de suaire pour lui couvrir le corps. C’est un linceul qu’il vient réclamer aux vivants, et c’est à vous qu’il s’adresse.

« Il faut donc que vous portiez un drap à l’endroit où se dirige chaque nuit la procession, et vous soulagerez ainsi une pauvre âme en peine.

« Mais retenez bien ceci : Vous ne devrez jamais révéler à âme qui vive ce que vous avez vu, car autrement votre drap vous serait rendu et le pauvre infortuné recommencerait à souffrir. Vous le verriez, chaque nuit, reparaître dans le cimetière. »

La couturière se conforma aux prescriptions de son confesseur et la vision cessa.

Deux années s’étaient écoulées, la jeune fille avait repris sa gaîté et oublié l’enterrement du cimetière de Saint-Martin.

Or, un soir, elle alla filer dans une étable où gars et filles étaient là à raconter des histoires et à chanter des chansons.

Quand ce fut son tour de causer, l’une des fileuses lui demanda : « Eh bien ! et toi, belle silencieuse, tu ne dis plus jamais rien. Ton sac est donc vide ? Il fut un temps cependant où tu n’étais pas de même : tu chantais aux noces toute la journée, et le soir tu racontais des contes à faire trembler jusque dans les moelles. »

Piquée au vif, et sans prendre le temps de la réflexion, elle répondit : « Je sais une histoire plus terrifiante que toutes les vôtres et qui m’est arrivée à moi-même. » Elle raconta ce qui précède.

De retour chez elle, les événements de la soirée lui revinrent à l’esprit, et seulement alors elle se rappela les recommandations de son confesseur. Elle regretta amèrement ce qu’elle avait fait et se mit à sa fenêtre pour s’assurer des conséquences de sa légèreté.

Hélas ! au coup de minuit, la lugubre procession, qu’elle n’avait plus revue depuis deux ans, sortit de l’église, et l’homme nu, plus triste, plus affaissé que jamais, suivait le cortège.

Le lendemain, l’infortunée couturière retrouva son drap à l’endroit où elle l’avait mis.

Elle en éprouva un si profond chagrin qu’elle tomba malade, s’alita et mourut un an après.

On assure à Vitré qu’elle fut ensevelie dans le drap qui avait servi, pendant deux ans, au revenant de Saint-Martin.

(Conté par Marie Clouet,
cuisinière à Vitré, âgée de 32 ans).