Contes de l’Ille-et-Vilaine/Petit Jean

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Contes de l’Ille-et-Vilaine
Contes de l’Ille-et-VilaineJ. Maisonneuve (p. 254-260).


PETIT JEAN.

La mère Bouillaud, du Fretay, en Pancé, me disait un jour : « Tout est bien changé chez nous, depuis quelques années. Autrefois, Petit Jean était notre ami ; s’il promenait nos chevaux au clair de lune il les soignait ben. Le matin, ils étaient lavés, étrillés, le crin tressé. Tandis qu’aujourd’hui, à l’exception de celui qu’il aime, les autres sont maigres comme des coucous et n’ont plus de courage. Il les fait galoper tout le long des nuits et les rend fourbus. Autrefois, quand j’allais à la messe, c’était lui qui attisait le feu pour faire bouillir la soupe, et souvent, en rentrant, je trouvais mon ménage fait, mes meubles frottés, ma batterie de cuisine brillante comme le soleil.

« Ah ! oui, tout est ben changé ! À c’tt’-heure il tête nos vaches, met le cidre à couler dans les celliers, saigne les poulets, éparpille le grain dans les greniers et, avec cela le gredin, — pourvu qu’il ne m’entende pas, — nous joue des tours à nous faire mourir de honte ! »

— Mais il doit y avoir un motif pour qu’il ait ainsi changé. Que lui avez-vous fait ?

— Ah ! voilà : il y a environ six ans ; c’était, si j’ai bonne mémoire, le dimanche de la Chandeleur ; le valet de ferme était à l’enterrement de sa mère, et notre homme alla coucher à sa place dans l’écurie pour veiller sur les chevaux.

Le lit est accroché au mur, à une certaine hauteur, et, pour y monter, il faut se servir de l’échelle qui conduit au senas[1] où l’on ramasse le foin.

Le bourgeois fut donc pour prendre l’échelle, lorsqu’il vit sur un des barreaux un gros chat qui dormait. Il eut le malheur de saisir un fouet qui se trouvait à sa portée et de lui en allonger deux ou trois coups sur les reins en criant : « Au chat ! au chat !

Le lendemain, le valet n’étant pas de retour, notre homme coucha encore dans l’écurie. Quand il eut ôté ses vêtements, et qu’il ne lui resta plus que sa chemise sur le corps, il reçut deux vigoureux coups de fouet sous les jarrets et il entendit en même temps quelqu’un qui criait : « Au chat ! au chat ! » Il en eut presqu’une faiblesse, se fourra vivement sous les couvertures où il trembla de peur jusqu’au matin.

— Eh bien ! Puisque Petit Jean a rendu la correction qui lui avait été donnée, il devrait bien vous laisser tranquilles.

— Nenni ben sûr ! Il nous fait mourir de honte, j’vous dis.

— Mais comment cela ?

J’mariimes notre fille v’la deux ans. Quand elle se rendit au marché de Bain pour acheter ses hardes, elle trouva sur la route un bel écheveau de soie noire, « Bonne trouvaille, dit-elle, cette soie servira à coudre ma robe de noce. »

Elle la donna à sa couturière qui en eut assez pour coudre la robe et le cotillon, et qui déclara n’avoir jamais eu de soie meilleure et plus solide.

Le jour de la noce, en sortant de l’église, au milieu du bourg, v’la la robe et le cotillon de la mariée qui tombent en morceaux. La soie avait fondu et notre pauvre fille se trouvait en chemise devant tout le monde. J’en rougis encore, rien que d’y penser. Croiriez-vous que les invités eux-mêmes riaient à se tenir les côtes ? Je les aurais ben battus ! Les étrangers, les gamins, passe encore, mais les invités, je ne leur pardonnerai jamais ça. Ma pauvre fille se sauva en pleurant, chez une amie qui lui faufila sa robe, et nous revînmes à la ferme ben attristés d’un pareil affront ! »

Aux vacances suivantes, je retournai visiter les ruines du château du Fretay, et j’allai, selon mon habitude, dire bonjour à la mère Bouillaud.

Après avoir causé avec elle pendant un instant, je lui dis tout bas dans l’oreille : « Et Petit Jean que devient-il ? » À mon grand étonnement la figure de la bonne femme s’illumina et elle me répondit : « Nous en sommes débarrassés, Dieu merci ! »

— Comment avez-vous fait ?

Elle me prit par la main, m’obligea à m’asseoir et me fit le récit suivant :

« Une nuit, notre garçon d’écurie fut réveillé par un bruit de porte qui s’ouvrait et se refermait. Il mit la tête hors du lit, et, à la clarté de la lune, vit un petit nain, pas plus gros qu’un lièvre qui attachait un cheval au râtelier. La pauvre bête était couverte de sueur et d’écume ; mais son cavalier l’essuya, l’étrilla, la lava, s’en fut prendre dans un coffre un picotin d’avoine qu’il mit devant elle dans la mangeoire, puis le nain prit tout le foin des autres chevaux et le porta à son préféré.

« Quand celui-ci fut bien soigné, Petit Jean — car c’était lui, — se changea en grillon, et s’en alla par le trou de la serrure.

« Je te pincerai, dit notre valet, qui n’est point bête.

« En effet, le lendemain soir, il introduisit dans la serrure des graîtes, c’est-à-dire de la poussière de lin broyé, qui est comme vous savez d’une finesse extrême.

« Quand Petit Jean, toujours sous la forme d’un grillon, voulut pénétrer dans l’écurie pour aller faire sa promenade à cheval, il jeta par terre des milliers de graîtes qu’il fut obligé de ramasser, car c’est là la punition des lutins. Il y passa la nuit en trépignant de rage, et ne put pas en venir à bout avant le premier chant du coq. Depuis ce moment il a quitté la ferme. »

— Où est-il allé ?

— Au village du Bignon-Gémier.

— Et là que fait-il ?

— Des tours pendables. Écoutez plutôt :

« Désirée Hurel revenait d’en champ, avec ses vaches, lorsqu’elle trouva, en traversant une pâture, un peloton de laine. Elle le ramassa, ben contente, en disant : « J’ai là de quoi faire une bonne paire de chausses[2] pour cet hiver. »

« Tout le long du chemin elle regardait son peloton qui, chose étonnante, grossissait grossissait, et devenait plus lourd. En arrivant au Bignon-Gémier, le peloton pesait plus de cinq livres.

« Elle le déposa sur un bout de table, et un instant après, quand elle fut pour le reprendre, elle mit la main sur un gros chat qui riait de l’air effaré de la jeune fille.

« Désirée poussa un cri, les voisins accoururent, mais le chat avait disparu, et le peloton de laine aussi.[3]. »

  1. Grenier.
  2. Bas.
  3. Ce récit du peloton de laine m’a été raconté d’une autre façon par une bonne femme d’Ercé-près-Liffré, appelée Françoise Michaux. Dans cette variante, la laine se change, non pas en chat mais en crapaud.