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Contes de la veillée/Jean-François-les-Bas-Bleus

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Charpentier (p. 5-18).


JEAN-FRANÇOIS-LES-BAS-BLEUS.



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En 1793, il y avoit à Besançon un idiot, un monomane, un fou, dont tous ceux de mes compatriotes qui ont eu le bonheur ou le malheur de vivre autant que moi se souviennent comme moi. Il s’appeloit Jean-François Touvet, mais beaucoup plus communément, dans le langage insolent de la canaille et des écoliers, Jean-François les Bas-Bleus, parce qu’il n’en portoit jamais d’une autre couleur. C’étoit un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, si je ne me trompe, d’une taille haute et bien prise, et de la plus noble physionomie qu’il soit possible d’imaginer. Ses cheveux noirs et touffus sans poudre, qu’il relevoit sur son front, ses sourcils épais, épanouis et fort mobiles, ses grands yeux, pleins d’une douceur et d’une tendresse d’expression que tempéroit seule une certaine habitude de gravité, la régularité de ses beaux traits, la bienveillance presque céleste de son sourire, composoient un ensemble propre à pénétrer d’affection et de respect jusqu’à cette populace grossière qui poursuit de stupides risées la plus touchante des infirmités de l’homme : « C’est Jean-François les Bas-Bleus, disoit-on en se poussant du coude, qui appartient à une honnête famille de vieux Comtois, qui n’a jamais dit ni fait de mal à personne, et qui est, dit-on, devenu fou à force d’être savant. Il faut le laisser passer tranquille pour ne pas le rendre plus malade. »

Et Jean-François les Bas-Bleus passoit en effet sans avoir pris garde à rien ; car cet œil que je ne saurois peindre n’étoit jamais arrêté à l’horizon, mais incessamment tourné vers le ciel, avec lequel l’homme dont je vous parle (c’étoit un visionnaire) paroissoit entretenir une communication cachée, qui ne se faisoit connoître qu’au mouvement perpétuel de ses lèvres.

Le costume de ce pauvre diable étoit cependant de nature à égayer les passants et surtout les étrangers. Jean-François étoit le fils d’un digne tailleur de la rue d’Anvers, qui n’avoit rien épargné pour son éducation, à cause des grandes espérances qu’il donnoit, et parce qu’on s’étoit flatté d’en faire un prêtre, que l’éclat de ses prédications devoit mener un jour à l’épiscopat. Il avoit été en effet le lauréat de toutes ses classes, et le savant abbé Barbélenet, le sage Quintilien de nos pères, s’informoit souvent dans son émigration de ce qu’étoit devenu son élève favori ; mais on ne pouvoit le contenter, parce qu’il n’apparoissoit plus rien de l’homme de génie dans l’état de déchéance et de mépris où Jean-François les Bas-Bleus étoit tombé. Le vieux tailleur, qui avoit beaucoup d’autres enfants, s’étoit donc nécessairement retranché sur les dépenses de Jean-François, et bien qu’il l’entretînt toujours dans une exacte propreté, il ne l’habilloit plus que de quelques vêtements de rencontre que son état lui donnoit occasion d’acquérir à bon marché, ou des mise-bas de ses frères cadets, réparées pour cet usage. Ce genre d’accoutrement, si mal approprié à sa grande taille, qui l’étriquoit dans une sorte de fourreau prêt à éclater, et qui laissoit sortir des manches étroites de son frac vert plus de la moitié de l’avant-bras, avoit quelque chose de tristement burlesque. Son haut-de-chausses, collé strictement à la cuisse, et soigneusement, mais inutilement tendu, rejoignoit à grand’peine aux genoux les bas-bleus dont Jean-François tiroit son surnom populaire. Quant à son chapeau à trois cornes, coiffure fort ridicule pour tout le monde, la forme qu’il avoit reçue de l’artisan, et l’air dont Jean-François le portoit, en faisoient sur cette tête si poétique et si majestueuse un absurde contre-sens. Je vivrois mille ans que je n’oublierois ni la tournure grotesque ni la pose singulière du petit chapeau à trois cornes de Jean-François les Bas-Bleus.

Une des particularités les plus remarquables de la folie de ce bon jeune homme, c’est qu’elle n’étoit sensible que dans les conversations sans importance, où l’esprit s’exerce sur des choses familières. Si on l’abordoit pour lui parler de la pluie, du beau temps, du spectacle, du journal, des causeries de la ville, des affaires du pays, il écoutoit avec attention et répondoit avec politesse ; mais les paroles qui affluoient sur ses lèvres se pressoient si tumultueusement qu’elles se confondoient, avant la fin de la première période, en je ne sais quel galimatias inextricable, dont il ne pouvoit débrouiller sa pensée. Il continuoit cependant, de plus en plus inintelligible, et substituant de plus en plus à la phrase naturelle et logique de l’homme simple le babillage de l’enfant qui ne sait pas la valeur des mots, ou le radotage du vieillard qui l’a oubliée.

Et alors on rioit ; et Jean-François se taisoit sans colère, et peut-être sans attention, en relevant au ciel ses beaux et grands yeux noirs, comme pour chercher des inspirations plus dignes de lui dans la région où il avoit fixé toutes ses idées et tous ses sentiments.

Il n’en étoit pas de même quand l’entretien se résumoit avec précision en une question morale et scientifique de quelque intérêt. Alors les rayons si divergents, si éparpillés de cette intelligence malade se resserroient tout à coup en faisceau, comme ceux du soleil dans la lentille d’Archimède, et prêtoient tant d’éclat à ses discours, qu’il est permis de douter que Jean-François eût jamais été plus savant, plus clair et plus persuasif dans l’entière jouissance de sa raison. Les problèmes les plus difficiles des sciences exactes, dont il avoit fait une étude particulière, n’étoient pour lui qu’un jeu, et la solution s’en élançoit si vite de son esprit à sa bouche, qu’on l’auroit prise bien moins pour le résultat de la réflexion et du calcul, que pour celui d’une opération mécanique, assujettie à l’impulsion d’une touche ou à l’action d’un ressort. Il sembloit à ceux qui l’écoutoient alors, et qui étoient dignes de l’entendre, qu’une si haute faculté n’étoit pas payée trop cher au prix de l’avantage commun d’énoncer facilement des idées vulgaires en vulgaire langage ; mais c’est le vulgaire qui juge, et l’homme en question n’étoit pour lui qu’un idiot en bas bleus, incapable de soutenir la conversation même du peuple. Cela étoit vrai.

Comme la rue d’Anvers aboutit presque au collège, il n’y avoit pas de jour où je n’y passasse quatre fois pour aller et pour revenir ; mais ce n’étoit qu’aux heures intermédiaires, et par les jours tièdes de l’année qu’éclairoit un peu de soleil, que j’étois sûr d’y trouver Jean-François, assis sur un petit escabeau, devant la porte de son père, et déjà le plus souvent enfermé dans un cercle de sots écoliers, qui s’amusoient du dévergondage de ses phrases hétéroclites. J’étois d’assez loin averti de cette scène par les éclats de rire de ses auditeurs, et quand j’arrivois, mes dictionnaires liés sous le bras, j’avois quelquefois peine à me faire jour jusqu’à lui ; mais j’y éprouvois toujours un plaisir nouveau, parce que je croyois avoir surpris, tout enfant que j’étois, le secret de sa double vie, et que je me promettois de me confirmer encore dans cette idée à chaque nouvelle expérience.

Un soir du commencement de l’automne qu’il faisoit sombre, et que le temps se disposoit à l’orage, la rue d’Anvers, qui est d’ailleurs peu fréquentée, paroissoit tout à fait déserte, à un seul homme près. C’étoit Jean-François assis, sans mouvement et les yeux au ciel, comme d’habitude. On n’avoit pas encore retiré son escabeau. Je m’approchai doucement pour ne pas le distraire ; et, me penchant vers son oreille, quand il me sembla qu’il m’avoit entendu : — Comme te voilà seul ! lui dis-je sans y penser ; car je ne l’abordois ordinairement qu’au nom de l’aoriste ou du logarithme, de l’hypoténuse ou du trope, et de quelques autres difficultés pareilles de ma double étude. Et puis, je me mordis les lèvres en pensant que cette réflexion niaise, qui le faisoit retomber de l’empyrée sur la terre, le rendoit à son fatras accoutumé, que je n’entendois jamais sans un violent serrement de cœur.

— Seul ! me répondit Jean-François en me saisissant par le bras. Il n’y a que l’insensé qui soit seul, et il n’y a que l’aveugle qui ne voie pas, et il n’y a que le paralytique dont les jambes défaillantes ne puissent pas s’appuyer et s’affermir sur le sol…

Nous y voilà, dis-je en moi-même, pendant qu’il continuoit à parler en phrases obscures, que je voudrois bien me rappeler, parce qu’elles avoient peut-être plus de sens que je ne l’imaginois alors. Le pauvre Jean-François est parti, mais je l’arrêterai bien. Je connois la baguette qui le tire de ses enchantements.

— Il est possible, en effet, m’écriai-je, que les planètes soient habitées, comme l’a pensé M. de Fontenelle, et que tu entretiennes un secret commerce avec leurs habitants, comme M. le comte de Gabalis. Je m’interrompis avec fierté après avoir déployé une si magnifique érudition.

Jean-François sourit, me regarda de son doux regard, et me dit : — Sais-tu ce que c’est qu’une planète ?

— Je suppose que c’est un monde qui ressemble plus ou moins au nôtre.

— Et ce que c’est qu’un monde, le sais-tu ?

— Un grand corps qui accomplit régulièrement de certaines révolutions dans l’espace.

— Et l’espace, t’es-tu douté de ce que ce peut être ?

— Attends, attends, repris-je, il faut que je me rappelle nos définitions… L’espace ? un milieu subtil et infini, où se meuvent les astres et les mondes.

— Je le veux bien. Et que sont les astres et les mondes relativement à l’espace ?

— Probablement de misérables atomes, qui s’y perdent comme la poussière dans les airs.

— Et la matière des astres et des mondes, que penses-tu qu’elle soit auprès de la matière subtile qui remplit l’espace ?

— Que veux-tu que je te réponde ?… Il n’y a point d’expression possible pour comparer des corps si grossiers à un élément si pur.

— À la bonne heure ! Et tu comprendrois, enfant, que le Dieu créateur de toutes choses, qui a donné à ces corps grossiers des habitants imparfaits sans doute, mais cependant animés, comme nous le sommes tous deux, du besoin d’une vie meilleure, eût laissé l’espace inhabité ?…

— Je ne le comprendrois pas ! répliquai-je avec élan. Et je pense même qu’ainsi que nous l’emportons de beaucoup en subtilité d’organisation sur la matière à laquelle nous sommes liés, ses habitants doivent l’emporter également sur la subtile matière qui les enveloppe. Mais comment pourrois-je les connoître ?

— En apprenant à les voir, répondit Jean-François, qui me repoussoit de la main avec une extrême douceur.

Au même instant, sa tête retomba sur le dos de son escabelle à trois marches ; ses regards reprirent leur fixité, et ses lèvres leur mouvement.

Je m’éloignai par discrétion, j’étois à peine à quelques pas quand j’entendis derrière moi son père et sa mère qui le pressoient de rentrer, parce que le ciel devenoit mauvais. Il se soumettoit comme d’habitude à leurs moindres instances ; mais son retour au monde réel étoit toujours accompagné de ce débordement de paroles sans suite qui fournissoit aux manants du quartier l’objet de leur divertissement accoutumé.

Je passai outre en me demandant s’il ne seroit pas possible que Jean François eût deux âmes, l’une qui appartenoit au monde grossier où nous vivons, et l’autre qui s’épuroit dans le subtil espace où il croyoit pénétrer par la pensée. Je m’embarrassai un peu dans cette théorie, et je m’y embarrasserois encore.

J’arrivai ainsi auprès de mon père, plus préoccupé, et surtout autrement préoccupé que si la corde de mon cerf-volant s’étoit rompue dans mes mains, ou que ma paume lancée à outrance fût tombée de la rue des Cordeliers dans le jardin de M. de Grobois. Mon père m’interrogea sur mon émotion, et je ne lui ai jamais menti.

— Je croyois, dit-il, que toutes ces rêveries (car je lui avois raconté sans oublier un mot ma conversation avec Jean-François les Bas-Bleus) étoient ensevelies pour jamais avec les livres de Swedenborg et de Saint-Martin dans la fosse de mon vieil ami Cazotte ; mais il paroît que ce jeune homme, qui a passé quelques jours à Paris, s’y est imbu des mêmes folies. Au reste, il y a une certaine finesse d’observation dans les idées que son double langage t’a suggérées, et l’explication que tu t’en es faite ne demande qu’à être réduite à sa véritable expression. Les facultés de l’intelligence ne sont pas tellement indivisibles qu’une infirmité du corps et de l’esprit ne puisse les atteindre séparément. Ainsi l’altération d’esprit que le pauvre Jean-François manifeste dans les opérations les plus communes de son jugement peut bien ne s’être pas étendue aux propriétés de sa mémoire, et c’est pourquoi il répond avec justesse quand on l’interroge sur les choses qu’il a lentement apprises et difficilement retenues, tandis qu’il déraisonne sur toutes celles qui tombent inopinément sous ses sens, et à l’égard desquelles il n’a jamais eu besoin de se prémunir d’une formule exacte. Je serois bien étonné si cela ne s’observoit pas dans la plupart des fous ; mais je ne sais si tu m’as compris.

— Je crois vous avoir compris, mon père, et je rapporterois dans quarante ans vos propres paroles.

— C’est plus que je ne veux de toi, reprit-il en m’embrassant. Dans quelques années d’ici, tu seras assez prévenu par des études plus graves contre des illusions qui ne prennent d’empire que sur de foibles âmes ou des intelligences malades. Rappelle-toi seulement, puisque tu es si sûr de tes souvenirs, qu’il n’y a rien de plus simple que les notions qui se rapprochent du vrai, et rien de plus spécieux que celles qui s’en éloignent.

— Il est vrai, pensai-je en me retirant de bonne heure, que les Mille et Une Nuits sont incomparablement plus aimables que le premier volume de Bezout ; et qui a jamais pu croire aux Mille et Une Nuits ?

L’orage grondoit toujours. Cela étoit si beau que je ne pus m’empêcher d’ouvrir ma jolie croisée sur la rue Neuve, en face de cette gracieuse fontaine dont mon grand-père l’architecte avoit orné la ville, et qu’enrichit une sirène de bronze, qui a souvent, au gré de mon imagination charmée, confondu des chants poétiques avec le murmure de ses eaux. Je m’obstinai à suivre de l’œil dans les nues tous ces météores de feu qui se heurtoient les uns contre les autres, de manière à ébranler tous les mondes. — Et quelquefois le rideau enflammé se déchirant sous un coup de tonnerre, ma vue plus rapide que les éclairs plongeoit dans le ciel infini qui s’ouvroit au-dessus, et qui me paroissoit plus pur et plus tranquille qu’un beau ciel de printemps.

Oh ! me disois-je alors, si les vastes plaines de cet espace avoient pourtant des habitants, qu’il seroit agréable de s’y reposer avec eux de toutes les tempêtes de la terre ! Quelle paix sans mélange à goûter dans cette région limpide qui n’est jamais agitée, qui n’est jamais privée du jour du soleil, et qui rit, lumineuse et paisible, au-dessus de nos ouragans comme au-dessus de nos misères ! Non, délicieuses vallées du ciel, m’écriai je en pleurant abondamment, Dieu ne vous a pas créées pour rester désertes, et je vous parcourrai un jour, les bras enlacés à ceux de mon père !

La conversation de Jean-François m’avoit laissé une impression dont je m’épouvantois de temps en temps ; la nature s’animoit pourtant sur mon passage, comme si ma sympathie pour elle avoit fait jaillir des êtres les plus insensibles quelque étincelle de divinité. Si j’avois été plus savant, j’aurois compris le panthéisme. Je l’inventois.

Mais j’obéissois aux conseils de mon père ; j’évitois même la conversation de Jean-François les Bas-Bleus, ou je ne m’approchois de lui que lorsqu’il s’alambiquoit dans une de ces phrases éternelles qui sembloient n’avoir pour objet que d’épouvanter la logique et d’épuiser le dictionnaire. Quant à Jean-François les Bas-Bleus, il ne me reconnoissoit pas, ou ne me témoignoit en aucune manière qu’il me distinguât des autres écoliers de mon âge, quoique j’eusse été le seul à les ramener, quand cela me convenoit, aux conversations suivies et aux définitions sensées.

Il s’étoit à peine passé un mois depuis que j’avois eu cet entretien avec le visionnaire, et, pour cette fois, je suis parfaitement sûr de la date. C’étoit le jour même où recommençoit l’année scolaire, après six semaines de vacances qui couraient depuis le 1er septembre, et par conséquent le 16 octobre 1793. Il étoit près de midi, et je revenois du collège plus gaiement que je n’y étois rentré, avec deux de mes camarades qui suivoient la même route pour retourner chez leurs parents, et qui pratiquoient à peu près les mêmes études que moi, mais qui m’ont laissé fort en arrière. Ils sont vivants tous deux, et je les nommerois sans craindre d’en être désavoué, si leurs noms, que décore une juste illustration, pouvoient être hasardés sans inconvenance dans un récit duquel on n’exige sans doute que la vraisemblance requise aux contes bleus, et qu’en dernière analyse je ne donne pas moi-même pour autre chose.

En arrivant à un certain carrefour où nous nous séparions pour prendre des directions différentes, nous fûmes frappés à la fois de l’attitude contemplative de Jean-François les Bas-Bleus, qui étoit arrêté comme un terme au plus juste milieu de cette place, immobile, les bras croisés, l’air tristement pensif, et les yeux imperturbablement fixés sur un point élevé de l’horizon occidental. Quelques passants s’étoient peu à peu groupés autour de lui, et cherchoient vainement l’objet extraordinaire qui sembloit absorber son attention.

— Que regarde-t-il donc là-haut ? se demandoient-ils entre eux. Le passage d’une volée d’oiseaux rares, ou l’ascension d’un ballon ?

— Je vais vous le dire, répondis-je pendant que je me faisois un chemin dans la foule, en l’écartant du coude à droite et à gauche. — Apprends-nous cela, Jean-François, continuai-je ; qu’as-tu remarqué de nouveau ce matin dans la matière subtile de l’espace où se meuvent tous les mondes ?…

— Ne le sais-tu pas comme moi ? répondit-il en déployant le bras, et en décrivant du bout du doigt une longue section de cercle depuis l’horizon jusqu’au zénith. Suis des yeux ces traces de sang, et tu verras Marie-Antoinette, reine de France, qui va au ciel.

Alors les curieux se dissipèrent en haussant les épaules, parce qu’ils avoient conclu de sa réponse qu’il étoit fou, et je m’éloignai de mon côté, en m’étonnant seulement que Jean-François les Bas-Bleus fût tombé si juste sur le nom de la dernière de nos reines, cette particularité positive rentrant dans la catégorie des faits vrais dont il avoit perdu la connoissance.

Mon père réunissoit deux ou trois de ses amis à dîner, le premier jour de chaque quinzaine. Un de ses convives, qui étoit étranger à la ville, se fit attendre assez longtemps.

— Excusez-moi, dit-il en prenant place ; le bruit s’étoit répandu, d’après quelques lettres particulières, que l’infortunée Marie-Antoinette alloit être envoyée en jugement, et je me suis mis un peu en retard pour voir arriver le courrier du 13 octobre. Les gazettes n’en disent rien.

— Marie-Antoinette, reine de France, dis-je avec assurance, est morte ce matin sur l’échafaud peu de minutes avant midi, comme je revenois du collège.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria mon père, qui a pu te dire cela ?

Je me troublai, je rougis, j’avois trop parlé pour me taire.

Je répondis en tremblant : C’est Jean-François les Bas-Bleus.

Je ne m’avisai pas de relever mes regards vers mon père. Son extrême indulgence pour moi ne me rassuroit pas sur le mécontentement que devoit lui inspirer mon étourderie.

— Jean-François les Bas-Bleus ? dit-il en riant. Nous pouvons heureusement nous tranquilliser sur les nouvelles qui nous viennent de ce côté. Cette cruelle et inutile lâcheté ne sera pas commise.

— Quel est donc, reprit l’ami de mon père, ce Jean-François les Bas-Bleus qui annonce les événements à cent lieues de distance, au moment où il suppose qu’ils doivent s’accomplir ? un somnambule, un convulsionnaire, un élève de Mesmer ou de Cagliostro ?

— Quelque chose de pareil, répliqua mon père, mais de plus digne d’intérêt ; un visionnaire de bonne foi, un maniaque inoffensif, un pauvre fou qui est plaint autant qu’il méritoit d’être aimé. Sorti d’une famille honorable, mais peu aisée, de braves artisans, il en étoit l’espérance et il promettoit beaucoup. La première année d’une petite magistrature que j’ai exercée ici étoit la dernière de ses études ; il fatigua mon bras à le couronner, et la variété de ses succès ajoutoit à leur valeur, car on aurait dit qu’il lui en coûtoit peu de s’ouvrir toutes les portes de l’intelligence humaine. La salle faillit crouler sous le bruit des applaudissements, quand il vint recevoir enfin un prix sans lequel tous les autres ne sont rien, celui de la bonne conduite et des vertus d’une jeunesse exemplaire. Il n’y avoit pas un père qui n’eût été fier de le compter parmi ses enfants, pas un riche, à ce qu’il sembloit, qui ne se fût réjoui de le nommer son gendre. Je ne parle pas des jeunes filles, que dévoient occuper tout naturellement sa beauté, d’ange et son heureux âge de dix-huit à vingt ans. Ce fut là ce qui le perdit ; non que sa modestie se laissât tromper aux séductions d’un triomphe, mais par les justes résultats de l’impression qu’il avoit produite. Vous avez entendu parler de la belle madame de Sainte-A… Elle étoit alors en Franche-Comté, où sa famille a laissé tant de souvenirs et où ses sœurs se sont fixées. Elle y cherchoit un précepteur pour son fils, tout au plus âgé de douze ans, et la gloire qui venoit de s’attacher à l’humble nom de Jean-François détermina son choix en sa faveur. C’étoit, il y a quatre ou cinq ans, le commencement d’une carrière honorable pour un jeune homme qui avoit profité de ses études, et que n’égaroient pas de folles ambitions. Par malheur (mais à partir de là, je ne vous dirai plus rien que sur la foi de quelques renseignements imparfaits), la belle dame qui avoit ainsi récompensé le jeune talent de Jean-François étoit mère aussi d’une fille, et cette fille étoit charmante. Jean-FYançois ne put la voir sans l’aimer ; cependant, pénétré de l’impossible de s’élever jusqu’à elle, il paroit avoir cherché à se distraire d’une passion invincible qui ne s’est trahie que dans les premiers moments de sa maladie, en se livrant à des études périlleuses pour la raison, aux rêves des sciences occultes et aux visions d’un spiritualisme exalté ; il devint complètement fou, et renvoyé de Corbeil, séjour de ses protecteurs, avec tous les soins que demandoit son état, aucune lueur n’a éclairci les ténèbres de son esprit depuis son retour dans sa famille. Vous voyez qu’il y a peu de fond à faire sur ses rapports, et que nous n’avons aucun motif de nous en alarmer. —

Cependant on apprit le lendemain que la reine étoit en jugement, et deux jours après, qu’elle ne vivoit plus.

Mon père craignit l’impression que devoit me causer le rapprochement extraordinaire de cette catastrophe et de cette prédiction. Il n’épargna rien pour me convaincre que le hasard étoit fertile en pareilles rencontres, et il m’en cita vingt exemples, qui ne servent d’arguments qu’à la crédulité ignorante, la philosophie et la religion s’abstenant également d’en faire usage.

Je partis peu de semaines après pour Strasbourg, où j’allois commencer de nouvelles études. L’époque étoit peu favorable aux doctrines des spiritualistes, et j’oubliai aisément Jean-François au milieu des émotions de tous les jours qui tourmentoient la société.

Les circonstances m’avoient ramené au printemps. Un matin (c’étoit, je crois, le 3 messidor), j’étois entré dans la chambre de mon père pour l’embrasser, selon mon usage, avant de commencer mon excursion journalière à la recherche des plantes et des papillons. — Ne plaignons plus le pauvre Jean-François d’avoir perdu la raison, dit-il en me montrant le journal. Il vaut mieux pour lui être fou que d’apprendre la mort tragique de sa bienfaitrice, de son élève, et de la jeune demoiselle qui passe pour avoir été la première cause du dérangement de son esprit. Ces innocentes créatures sont aussi tombées sous la main du bourreau.

— Seroit-il possible ! m’écriai-je… — Hélas ! je ne vous avois rien dit de Jean-François, parce que je sais que vous craignez pour moi l’influence de certaines idées mystérieuses dont il m’a entretenu… — Mais il est mort !

— Il est mort ! reprit vivement mon père ; et depuis quand ?

— Depuis trois jours, le 29 prairial. Il avoit été immobile, dès le matin, au milieu de la place, à l’endroit même où je le rencontrai, au moment de la mort de la reine. Beaucoup de monde l’entouroit à l’ordinaire, quoiqu’il gardât le plus profond silence, car sa préoccupation étoit trop grande pour qu’il pût en être distrait par aucune question. À quatre heures enfin, son attention parut redoubler. Quelques minutes après, il éleva les bras vers le ciel avec une étrange expression d’enthousiasme ou de douleur, fit quelques pas en prononçant les noms des personnes dont vous venez de parler, poussa un cri et tomba. On s’empressa autour de lui, on se hâta de le relever, mais ce fut inutilement. Il étoit mort.

— Le 29 prairial, à quatre heures et quelques minutes ? dit mon père en consultant son journal. C’est bien l’heure et le jour !… — Écoute, continua-t-il après un moment de réflexion, et les yeux fixement arrêtés sur les miens, ne me refuse pas ce que je vais te demander ! — Si jamais tu racontes cette histoire, quand tu seras homme, ne la donne pas pour vraie, parce qu’elle t’exposeroit au ridicule.

— Y a-t-il des raisons qui puissent dispenser un homme de publier hautement ce qu’il reconnoît pour la vérité ? repartis-je avec respect.

— Il y en a une qui les vaut toutes, dit mon père en secouant la tête. La vérité est inutile.