Contes de tante Rose/10

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Éditions Édouard Garand (p. 71-75).

CHAPITRE X

LA CHÈVRE MENTEUSE

Tante Rose sans s’arrêter à écouter les petits propos sérieux dont se faisaient part les enfants, continua :

C’était une fois un homme et une femme qui n’avaient pas d’enfant et vivaient retirés sur une terre éloignée dans les montagnes. Ils élevaient quelques animaux domestiques, juste pour leur besoin et cultivaient des légumes que le mari allait vendre une fois par semaine, à la ville la plus proche. Loin de tout bruit, ils écoulaient une vie heureuse et paisible.

La femme était bonne et toujours empressée à aider son mari pour les soins du jardinage, l’homme était travaillant, honnête et surtout, il avait horreur du mensonge et le menteur à ses yeux, était méprisable, un être sans honneur.

Un jour le mari étant revenu du marché, met son cheval à l’écurie, remise sa voiture puis se rend à la maison l’air épanoui de satisfaction et de bonne humeur.

« Ma femme ! dit-il en entrant, tu ne peux deviner ce que je t’apporte aujourd’hui ? »

— Quoi veux-tu que je devine ; mais ta figure est si réjouie que je puis te dire que tu as fais un bon marché.

— Oui ! Et vaut autant te le dire de suite que de te laisser nager dans l’inconnu et l’incertain. Voici : « Étant arrivé un des premiers à la place du marché, j’eus vite fait de vendre toutes les denrées que j’avais apportées. Je m’appareillais à m’en revenir, lorsqu’arriva un homme tenant en laisse une chèvre possédant le don de la parole ; j’ai pensé te l’apporter, car non seulement elle pourra nous alimenter de bon lait gras, mais encore nous procurer un bon divertissement. »

Et le mari s’empresse de conduire sa femme à la bergerie où il avait enfermé la chèvre, ils donnèrent de l’eau et quantité de fourrage vert et tendre à cette dernière, la regardèrent manger quelque temps, puis le mari avant de quitter la bergerie s’adressant à la chèvre lui dit : « As-tu bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein ton gosier ? »

— Oui, répond la chèvre, j’ai bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein mon gosier. »

Sur ce bonsoir donné, l’homme et la femme s’en retournant à la maison tout joyeux de leur nouvelle acquisition qui devait être un grand désennui, pour la femme surtout qui, souvent, demeurait seule à la maison.

Le lendemain, le mari dut s’absenter pour la journée, pour affaire urgente et en partant, il recommande à sa femme en badinant de bien soigner la chèvre et même faire un peu de causette avec elle, si elle jugeait à propos.

La recommandation du mari fut suivie à la lettre et le soir avant l’arrivée du mari, elle soigna la chèvre et avant de la quitter, lui dit : « As-tu bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein ton gosier ? »

Et la chèvre de répondre : « J’ai bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein mon gosier.

Peu de temps après le mari arrive et après avoir dételé il se rend voir la chèvre et lui pose la même question : « As-tu bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein ton gosier ? » À la grande surprise du mari, la chèvre lui répond cette fois d’un ton plaintif : « Non je n’ai point bu, point mangé, point ferligoté plein mon gosier ! »

Le mari un peu irrité de voir que sa femme avait négligé ses recommandations, entre et reproche à celle-ci d’avoir oublié de soigner la chèvre et malgré les protestations de son épouse, il fut quelques jours à bouder et de mauvaise humeur, car il y avait mensonge de part ou d’autre et il ne pouvait se mettre à l’idée que la chèvre aurait pu mentir si effrontément.

Sur la fin de la semaine, comme d’habitude le mari part pour se rendre au marché vendre des légumes. La femme fit de son mieux pour soigner la chèvre, car la bouderie de son mari dans ces derniers jours l’avait beaucoup affectée. Le soir à son retour le mari court à la bergerie et demande à la chèvre : « As-tu bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein ton gosier ? »

« Non, répond la chèvre sur un ton des plus lamentable, non ! Je n’ai point bu, point mangé, point ferligoté plein mon gosier ! »

Le mari de plus en plus irrité contre sa femme se rend à la maison et de nouveau reproche amèrement à son épouse son manque d’obéissance.

La pauvre femme navrée tout en protestant est très affectée par les paroles acerbes que lui adresse son mari, à tel point, qu’elle en fit une maladie et que son mari crut qu’elle allait en mourir dans la nuit qui suivit cette scène de désaccord survenue entre eux.

Le mari voyant son épouse dans cet état lamentable se met à réfléchir qu’il avait peut-être été trop brusque dans ses représentations et aussi, qu’il pouvait bien y avoir quelques trigauderies de la part de la chèvre.

Le lendemain quand l’heure fut arrivée d’aller soigner la chèvre, le mari s’affubla des habits de sa femme, se cacha la figure pour ne pas être reconnu, et s’en alla donner à cette dernière tout ce qu’il pouvait trouver de mieux.

Quand la chèvre eut bien mangé, le mari imitant la voix de son épouse lui renouvela la demande : « As-tu bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein ton gosier ? »

« Oui, dit la chèvre, j’ai bien bu, bien mangé, bien ferligoté plein mon gosier. »

Le mari va à la maison, met ses propres habits et revient demander à la chèvre si elle a bien bu, bien mangé…

Trompée par l’apparence, la chèvre répond d’une voix de plus en plus plaintive : « Non, je n’ai point bu, point mangé, point ferligoté plein mon gosier ! »

— Ah, ah ! dit le mari outré de colère : je te surprends, belle chèvre menteuse ! Mais tu as fini de mentir ! Et avant de faire mourir ma femme et me rendre injuste envers elle par les reproches immérités dont je l’accable, tu vas être punie de manière que tu ne pourras plus mentir ni à moi ni à d’autres. »

Et s’emparant de la chèvre, il lui coupe la langue, lui casse les reins et les pattes et la fait rouler pour exhaler ses dernières lamentations sur un amas de fumier devant la bergerie.

Le mari se rend à la maison et s’empresse de raconter à sa femme ce qui vient d’arriver, tout en lui demandant pardon pour l’avoir boudée et lui avoir adressé les reproches qu’elle ne méritait point.

Et la femme heureuse, malgré la perte de la chèvre qui donnait de si bon lait gras, préférait conserver les bonnes grâces de son époux et la douce quiétude qui avait fait leur bonheur jusqu’à ce jour.

Vous voyez mes petits enfants, que le mensonge peut rendre beaucoup de gens malheureux et que la petite langue menteuse peut engendrer les pires malheurs.

Gardez-vous de mentir, et allez tous prendre un bon repos que vous avez mérité.

Et tous ils se retirèrent, souhaitant une bonne nuit à Tante Rose, trouvant que la veillée avait passé bien vite.