Contes de terre et de mer/Le Cordon enchanté

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Aussitôt elles cessèrent d’être singes. (Page 66.)

LE CORDON ENCHANTÉ


Il était une fois un jeune garçon qui n’avait plus ni père ni mère, et il allait à la pêche pour gagner sa vie. Un jour qu’il était fatigué, il s’endormit parmi les rochers où il fut surpris par la nuit. Auprès de lui passa un homme qui portait un bateau sous son bras ; il réveilla le petit pêcheur et lui dit :

— Que fais-tu là ?

— Je me suis endormi parce que j’étais lassé, et la nuit m’a surpris.

— Tes parents vont être inquiets de toi.




— Je n’ai plus de parents, répondit le petit garçon.

— Veux-tu venir avec moi, tu pêcheras dans mon bateau ?

— Oui, volontiers, répondit-il, j’ai toujours eu envie de naviguer.

L’homme lui frotta les yeux avec une pommade, et depuis ce temps il voyait aussi clair la nuit que le jour ; le petit garçon, tout en suivant le pêcheur, lui disait :

— Vous portez donc votre bateau sous votre bras ?

— Oui, mais sois sans crainte, quand je veux, il est assez grand pour nous deux.

L’homme mit son bateau à la mer, et les voilà partis pour la pêche ; ils prirent du poisson en quantité, et il était beau tout ce qu’on pouvait dire. Quand la pêche fut finie, l’homme prit son bateau sur son dos, et dit au petit garçon :

— Suis-moi ; si tu veux rester avec moi, tu seras bien ; j’aurai soin de toi, et tu pourras sortir et te promener quand tu voudras.

Ils se mirent à marcher sur la grève et bientôt ils arrivèrent à l’entrée d’une houle[1] ; mais lorsque l’enfant vit qu’il fallait y pénétrer, il dit :

— Vous voulez me mener avec les fées, je ne veux pas aller vivre avec elles.

— Tu n’auras pas de mal, répondit le pêcheur ; viens et n’aie pas peur.

Le petit garçon se fit un peu prier, mais le pêcheur le rassura, et ils entrèrent dans la houle où se trouvait une famille de fées. Il y fut bien reçu, bien soigné et bien nourri. Il allait à la pêche dans le bateau de celui qui l’avait amené, et la nuit il sortait avec les gens de la houle pour aller chercher des bœufs, des moutons, des fruits, du cidre ou du bois. Ils apportaient tout cela à la grotte et personne ne les voyait.

Le petit garçon resta sept ans dans la houle, et il croyait n’y avoir demeuré que sept mois. Au bout de ce temps, il lui prit envie de quitter les fées.

— Je voudrais bien m’en aller, maître, dit-il un jour à son patron.

— Reste avec nous ; avec les hommes tu ne seras pas aussi bien.

— C’est égal, je veux naviguer.

— Puisque tu as envie de nous quitter, je ne veux pas te retenir, j’ai promis de te laisser aller quand tu voudrais. Pour te récompenser du temps que tu as passé ici, voici un petit cordon que je te donne. Je vais le mettre autour de ton corps ; mais tu auras bien soin que personne ne le voie, car il perdrait aussitôt son pouvoir. Tout ce que tu demanderas par la vertu de ce petit cordon te sera accordé : tu iras sur mer et sous mer, sur terre et sous terre autant que tu voudras, et toutes les fois que tu désireras quelque chose, tu n’auras qu’à le demander.

Le petit garçon remercia son patron, et quitta la houle.

Le voilà parti pour chercher un embarquement. Il trouva un capitaine et s’engagea avec lui comme mousse ; mais quand il fut à bord, il ne voulait faire qu’à sa tête, et le capitaine, le second et les matelots le battaient à qui mieux mieux.

Le navire sur lequel il était appartenait à des pirates ; ils rencontrèrent en pleine mer un vaisseau chargé de bijoux, d’or et de marchandises riches ; ils l’attaquèrent, mirent l’équipage à mort et s’emparèrent de toutes les richesses qu’il avait à bord. Un jour que le capitaine avait battu le mousse plus fort qu’à l’ordinaire, celui-ci s’écria :

— Ah ! si je peux être à terre je vous dénoncerai !

— Il faut nous défaire de ce garçon-là, dit le capitaine, il nous vendrait et nous ferait couper le cou.

— Oui, oui, disaient les uns, il faut le tuer. Non, répondaient les autres, il faut le jeter à la mer.




Dans les équipages, il y en a toujours quelques-uns qui valent mieux que les autres ; un des matelots, qui avait pitié du mousse, dit :

— Voilà un grand tonneau que vous voulez jeter à la mer ; mettez l’enfant dedans avec un peu d’eau et des vivres, et rebouchez ensuite le tonneau. L’enfant mourra, mais du moins il aura eu le temps de se revoir.

Ils mirent l’enfant dans le tonneau avec un peu d’eau et de biscuit et le jetèrent à la mer.

Quand le mousse fut dans son tonneau qui flottait suivies vagues, il se dit : « S’il passe quelque navire, il me sauvera peut-être, ou bien la mer peut me jeter sur quelque rivage ; je vais tâcher de prolonger ma vie le plus que je pourrai.

Chaque jour il ne mangeait qu’un peu de biscuit, et il le trempait seulement dans l’eau pour faire durer davantage ses provisions. Il y avait déjà plusieurs jours qu’il était dans le tonneau, et comme il ne pouvait ni se changer ni se laver, les poux commençaient à le piquer. En se grattant, il se prit la main dans son cordon :

— Ah ! se dit-il, moi qui n’avais pas pensé à mon cordon ! il faut que je voie si vraiment il a du pouvoir. Je vais lui demander de diriger ma route vers le port où va le navire où j’étais, afin que je puisse faire pendre ces méchantes gens. Mais, pensa-t-il, il faut que je sois invisible et ma maison aussi jusqu’à l’arrivée dans le port, car s’ils me voyaient ils me tueraient cette fois.

Aussitôt qu’il eut formé ce désir, voilà le vent qui pousse le tonneau dans le sillage du navire. Les provisions du mousse étaient presque à leur fin, il dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, qu’il me soit apporté une bouteille de bon vin et du pain frais.

À l’instant, voilà le pain frais et le vin arrivés ; le mousse était bien joyeux.

Il fit un bon repas, et toutes les fois qu’il avait envie de quelque chose, il n’avait qu’à le demander.

Au bout de deux ou trois jours, il se trouva en vue du port où allait son navire, et comme à ce moment son tonneau surnageait, il entendait les matelots qui se disaient :

— Est-ce que ce n’est pas là le fût où nous avons jeté le mousse ?

— Si, si, je le reconnais.



— Il faut tâcher de le rattraper ; car si le maudit mousse est encore dedans, il nous dénoncera.

Ils mirent une embarcation à la mer ; mais le petit garçon dit aussitôt :

— Par la vertu de mon petit cordon, que je sois jeté au plein à la minute.

Une grosse vague vint prendre le tonneau, et le posa à sec sur le rivage auprès de la ville. Les gens qui se promenaient disaient :

— Voilà un tonneau que la mer vient d’apporter, il est sans doute vide.

— Non, non, criait le mousse ; il y a quelqu’un dedans, prenez garde de me faire du mal.

On alla chercher les autorités de la ville, et quand le tonneau fut défoncé, ils en firent sortir le petit garçon et lui demandèrent qui l’avait mis là, et il le leur raconta :

— Vous voyez bien ce grand navire qui vient d’entrer ? c’est un pirate. Le capitaine et les matelots m’ont mis dans ce tonneau parce qu’ils avaient peur que je ne dise qu’ils ont assassiné l’équipage d’un vaisseau et pillé les bijoux, l’or et les riches marchandises qu’il contenait.

On alla fouiller le navire, et comme on y trouva les marchandises volées, les hommes qui étaient à bord furent condamnés à mort par la justice.

Dans la ville tout le monde criait au miracle, et on ne s’entretenait que de l’aventure du petit mousse. Le roi en entendit parler. Il avait deux filles ; mais des fées qui demeuraient sous son Louvre les avaient enlevées, et personne ne pouvait les délivrer. Il se dit : « Si ce petit garçon pouvait arriver jusqu’à mes filles ! aucun navire n’a pu en approcher à cause des bêtes féroces. Il faut qu’il vienne me parler. »

On fut chercher le mousse, et le roi lui dit :

— J’ai deux filles qui ont été enlevées par des fées qui voulaient se venger de moi. Elles étaient venues demeurer sous mon Louvre, et elles faisaient de la musique et des danses qui empêchaient tout le monde de dormir. J’ai détruit leur habitation, et je les ai chassées. Mais elles sont venues prendre mes filles et, après les avoir emmorphosées[2] en singes, les ont emmenées dans un château sur une île à l’embouchure d’un fleuve. Elles sont gardées par les bêtes les plus féroces du monde ; aucun navire n’a pu en approcher, tous ceux qui ont tenté l’aventure ont été détruits et les équipages dévorés. Ne pourrais-tu les délivrer ?

— Quelle récompense me donnerez-vous ? demanda le mousse.

— Tu épouseras celle des deux que tu choisiras ; il y en a une qui se nomme la Fleur Sans Pareille, parce qu’elle est la plus belle, et l’autre, qui est moins jolie que sa sœur, s’appelle Bonté Sans Égale, parce qu’elle est bonne comme le bon pain. Je te donnerai de plus mon royaume.

— Sire, répondit le mousse, je ne garantis pas de parvenir à délivrer vos filles ; mais j’essaierai. Faites-moi faire un tonneau, le plus grand que vous pourrez, avec des douves de corne transparente aux deux bouts, afin que mon tonneau soit éclairé ; il faudra qu’il y ait sur le dessus un panneau qui ferme bien juste.

Le roi fit venir les meilleurs tonneliers de la ville, et il y en eut plus de cent qui proposèrent des plans pour le tonneau. On choisit celui qui convenait le mieux, et quand il fut terminé, le roi fit venir le mousse et lui dit :

— Regarde-le bien, est-il fait à ton goût ?

— Oui, répondit-il.

— Tu vas choisir parmi mes sujets un homme pour aller avec toi.

— Non, je ne veux personne ; si je peux délivrer les princesses, j’aurai tout seul la récompense.

Il fit mettre, dans le tonneau, de l’eau, du vin, des vivres, et tout ce qu’il fallait, puis il s’y embarqua et le fit pousser à la mer. Tous les gens de la ville étaient sur le quai pour le voir partir. Dès qu’il sentit que son tonneau flottait, il dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, que mon tonneau se dirige vers le château où les deux princesses sont emmorphosées.

Il fit passer par la bonde une petite voile : aussitôt le tonneau se mit à marcher comme le vent, et en un clin d’œil les gens de la ville le perdirent de vue. Au bout de quelques jours, il dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, si je suis bientôt auprès du château, que mon tonneau fasse route sous l’eau.

Le cordon lui répondit :

— Tu as encore vingt-quatre heures à naviguer.

— Hé bien ! que le tonneau aille sous l’eau ; car les bêtes féroces sentent de loin, et si elles avaient connaissance de moi, je parviendrais plus difficilement à aborder.

Quand le tonneau fut arrivé au pied du château, il s’arrêta, et le mousse dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, qu’il se forme un passage par où je puisse m’introduire dans l’appartement où sont les deux princesses.

Il entendait à travers l’eau les bêtes qui hurlaient et sifflaient à faire trembler. Voilà les murs qui s’ouvrirent et le tonneau s’arrêta sous la chambre où étaient les deux princesses. Le mousse ouvrit son panneau, et entra dans la chambre où il vit deux singes : c’étaient les deux princesses ; mais même sous cette forme, il y en avait une qui était plus jolie que l’autre, c’était la Fleur Sans Pareille.

— Qui vous a amené ici ? dit-elle ; depuis que nous sommes enfermées, personne n’a encore pu parvenir jusqu’à nous. Vous allez être mangé : les bêtes sifflent et hurlent depuis quelques jours, elles vous sentent.




— Mais, répondit-il, si je suis mangé, vous le serez aussi.

— Non, elles n’ont pas le droit de nous faire du mal.

Bonté Sans Égale ne disait rien, mais elle regardait ; elle dit au mousse :

— Allez-vous m’enlever, moi aussi.

— Oui, répondit-il, et vous serez délivrée la première, Bonté Sans Égale.

Il la mit dans le tonneau, puis il fit entrer sa sœur, et pour ravitailler un peu sa petite soute, il prit les provisions des princesses. Il ferma ensuite son écoutille et ordonna à son tonneau de repartir par sous la mer.

Au bout de quelques jours, quand il fut bien loin et que les bêtes ne pouvaient plus le sentir, il dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, si je ne suis plus à la portée, des mauvaises bêtes, que le tonneau revienne flotter sur la mer.

Aussitôt le tonneau revint sur l’eau ; il mit sa petite voile et dit :

— Conduis-moi au pied du Louvre du roi.

Ils faisaient bonne chère dans le tonneau où rien ne manquait.

Depuis le départ du mousse, le roi avait mis des guetteurs pour signaler le retour du tonneau ; dès qu’ils l’aperçurent, ils prévinrent le roi, mais ils ne savaient pas s’il amenait les princesses. On tira des coups de canon, et quand le mousse approcha, il passa par la bonde un drapeau sur lequel il avait écrit en grosses lettres : « J’ai les deux princesses. »

Alors dans toute la ville, il y eut des réjouissances, et on tira le canon.

Quand le tonneau aborda, les deux princesses en sortirent, le roi ne se sentait pas de joie de les revoir ; mais il était bien contrarié de les voir sous la forme de singes. Le mousse lui dit :

— Si vous voulez, je puis les démorphoser[3].

— Ah ! s’écria le roi, fais-le vite, puisque tu le peux.

Alors il dit :

— Par la vertu de mon petit cordon, que les deux princesses soit démorphosées.

Aussitôt elles cessèrent d’être singes, et redevinrent belles comme deux jours.

Le roi dit au mousse :

— Je n’ai qu’une parole ; puisque tu as délivré mes filles, je te donne mon royaume, et celle des deux princesses que tu choisiras.

— Sire, répondit le mousse, je les ai gagnées toutes les deux, je les épouserai toutes les deux.

— Je n’ai rien à te refuser, répondit le roi.

Il invita tous ses parents, et tous ses officiers, et ils firent une noce comme jamais on n’en a vu. Ils vécurent heureux depuis, et s’ils ne sont pas morts, je pense qu’ils vivent encore.


Conté en 1880, par Rose Renaud, de Saint-Cast. Elle tient ce récit d’un matelot de Saint-Cast, nommé Plessix.




  1. Grotte dans les falaises.
  2. Métamorphosées.
  3. Démétamorphoser, rendre à leur première forme.