Contes des Fées (1872)/Belle-Belle, ou le chevalier Fortuné

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Contes des FéesGarnier Frères (p. 398-444).

BELLE-BELLE
OU
LE CHEVALIER FORTUNÉ


Il était une fois un roi fort aimable, fort doux, et fort puissant ; mais l’empereur Matapa, son voisin, était encore plus puissant que lui. Ils avaient eu de grandes guerres l’un contre l’autre ; dans la dernière, l’empereur gagna une bataille considérable, et après avoir tué ou fait prisonniers la plupart des capitaines et des soldats du roi, il vint assiéger sa ville capitale, et la prit, de sorte qu’il se rendit maître de tous les trésors qui étaient dedans. Le roi eut à peine le loisir de se sauver avec la reine douairière sa sœur. Cette princesse était demeurée veuve, fort jeune ; elle avait de l’esprit et de la beauté, il est vrai qu’elle était fière, violente, et d’un assez difficile accès.

L’empereur transporta toutes les pierreries et les meubles du roi dans son palais : il emmena un nombre extraordinaire de soldats, de filles, de chevaux, et de toutes les autres choses qui pouvaient lui être utiles ou agréables : quand il eut dépeuplé la plus grande partie du royaume, il revint triomphant dans le sien, où il fut reçu par l’impératrice et par la princesse sa fille avec mille témoignages de joie.

Cependant le roi dépouillé ne souffrait pas sans impatience l’état où il se trouvait. Il rassembla quelques troupes, dont il composa une petite armée ; et pour la grossir en peu de temps, il fit publier une ordonnance, par laquelle il voulait que les gentilshommes de son royaume vinssent le servir en personne, ou envoyassent un de leurs enfants, qui fussent bien équipés d’armes et de chevaux, et disposés à seconder toutes ses entreprises.

Il y avait vers la frontière un vieux seigneur, âgé de quatre-vingts ans, tout plein d’esprit et de sagesse, mais si mal partagé des biens de la fortune, qu’après en avoir possédé beaucoup, il se voyait réduit dans une espèce de pauvreté, qu’il aurait soufferte patiemment, si elle ne lui avait pas été commune avec trois belles filles qui lui restaient. Elles avaient tant de raison, qu’elles ne murmuraient pas de leurs disgrâces, et si par hasard elles en parlaient à leur père, c’était plutôt pour le consoler que pour rien ajouter à ses peines.

Elles passaient leur vie avec lui sans ambition, sous un toit rustique, lorsque l’ordonnance du roi parvint aux oreilles du vieillard ; il appela ses filles, et les regardant tristement, qu’allons-nous faire, leur dit-il ? Le roi ordonne à toutes les personnes distinguées de son royaume de se rendre près de lui, pour le servir contre l’empereur, ou il les condamne à une très grosse amende si elles manquent. Je ne suis point en état de payer la taxe ; voilà de terribles extrémités, elles renferment ma mort ou notre ruine. Ses trois filles s’affligèrent avec lui ; mais elles ne laissèrent pas de le prier de prendre un peu de courage, parce qu’elles étaient persuadées qu’elles pourraient trouver quelque remède à son affliction.

En effet, le lendemain matin l’aînée fut trouver son père qui se promenait tristement dans un verger, dont il prenait lui-même le soin. Seigneur, lui dit-elle je viens vous supplier de me permettre de partir pour l’armée ; je suis d’une taille avantageuse, et assez robuste, je m’habillerai en homme, et je passerai pour votre fils ; si je ne fais pas des actions héroïques, tout au moins je vous épargnerai le voyage ou la taxe, et c’est beaucoup en l’état où nous sommes. Le comte l’embrassa tendrement, et voulut d’abord s’opposer à un dessein si extraordinaire ; mais elle lui dit avec tant de fermeté qu’elle n’envisageait point d’autres remèdes, qu’enfin il y consentit.

Il ne fut plus question que de lui faire des habits convenables au personnage qu’elle allait jouer. Son père lui donna des armes, et le meilleur cheval des quatre qui servaient à labourer, les adieux et les regrets furent tendres de part et d’autre. Après quelques journées de chemin, elle passa le long d’un pré bordé de haies vives. Elle vit une bergère bien affligée, qui tâchait de retirer un de ses moutons d’un fossé où il était tombé. Que faites-vous là, bonne bergère, lui dit-elle ? — Hélas, répliqua la bergère, j’essaie de sauver mon mouton qui est presque noyé, et je suis si faible que je n’ai pas la force de le retirer. — Je vous plains, » dit-elle, et sans lui offrir son secours elle s’éloigna ; la bergère aussitôt lui cria : « Adieu, belle déguisée ! » La surprise de notre belle héroïne ne se peut exprimer. « Comment, dit-elle, est-il possible que je sois si reconnaissable ? Cette vieille bergère m’a vue à peine un moment, et elle sait que je suis travestie ; où veux-je donc aller ? Je serai reconnue de tout le monde ; et si je le suis du roi, quelle fera ma honte et sa colère ? Il croira que mon père est un lâche, qui n’ose paraître dans les périls. » Après toutes ces réflexions, elle conclut qu’il fallait retourner sur ses pas.

Le comte et ses filles parlaient d’elle, et comptaient les jours de son absence, lorsqu’ils la virent entrer ; elle leur apprit son aventure : le bonhomme lui dit qu’il l’avait bien prévu, que si elle avait bien voulu le croire, elle ne serait point partie, parce qu’il est impossible qu’on ne connaisse pas une fille déguisée. Toute cette petite famille se trouvait dans un nouvel embarras, ne sachant comment faire, quand la seconde fille vint à son tour trouver le comte. « Ma sœur, lui dit-elle, n’avait jamais monté à cheval, il n’est point surprenant qu’on l’ait reconnue ; à mon égard, si vous me permettez d’aller à sa place j’ose me promettre que vous en serez content. »

Quoi que le vieillard pût lui dire pour combattre son dessein, il n’en put venir à bout. Il fallut qu’il consentît à la voir partir ; elle prit un autre habit, d’autres armes, et un autre cheval. Ainsi équipée, elle embrassa mille fois son père et ses sœurs, résolue de bien servir le roi ; mais en passant par le même pré où sa sœur avait vu la bergère et le mouton, elle le trouva au fond du fossé, et la bergère occupée à le retirer. « Malheureuse s’écriait-elle, la moitié de mon troupeau est péri de cette manière ; si quelqu’un m’aidait, je pourrais sauver ce pauvre animal ; mais tout le monde me fuit. — Eh quoi ! bergère, avez-vous si peu de soin de vos moutons, que vous les laissiez tomber dans l’eau ? » Et sans lui donner d’autre consolation, elle piqua son cheval.

La vieille lui cria de toute sa force : « Adieu, belle déguisée ! » Ce peu de mots n’affligea pas médiocrement notre amazone. « Quelle fatalité, dit-elle, me voilà aussi reconnue ; ce qui est arrivé à ma sœur m’arrive ; je ne suis pas plus heureuse qu’elle, et ce serait une chose ridicule que j’allasse à l’armée avec un air si efféminé que tout le monde me reconnût. » Elle retourna sur le champ à la maison de son père, fort triste du mauvais succès de son voyage.

Il la reçut tendrement, et la loua d’avoir eu la prudence de revenir ; mais cela n’empêcha pas que le chagrin ne recommençât, avec d’autant plus de force, qu’il en coûtait déjà l’étoffe de deux habits inutiles, et plusieurs autres petites choses. Le bon vieillard se désolait en secret parce qu’il ne voulait pas montrer toute sa douleur à ses filles. Enfin sa cadette vint le prier, avec les dernières instances, de lui accorder la même grâce qu’il avait faite à ses sœurs. Peut-être, dit-elle, que c’est une présomption d’espérer réussir mieux qu’elles ; mais cependant je ne laisserai pas de tenter l’aventure ; ma taille est plus haute que la leur, vous savez que je vais tous les jours à la chasse, cet exercice ne laisse pas de donner quelque talent pour la guerre ; et le désir extrême que j’ai de vous soulager dans vos peines, m’inspire un courage extraordinaire. Le comte l’aimait beaucoup plus que ses deux autres sœurs ; elle avait tant de soin de lui, qu’il la regardait comme son unique consolation ; elle lisait des histoires agréables pour le divertir, elle le veillait dans ses maladies, et tout le gibier qu’elle tuait n’était que pour lui ; de sorte qu’il employa des raisons pour la détourner de ce dessein, encore plus fortes que celles dont il s’était servi à l’égard de ses sœurs. Voulez-vous me quitter ma chère fille, lui disait-il ? Votre absence me causera la mort ; quand il serait vrai que la fortune favoriserait votre voyage, et que vous reviendriez couverte de lauriers, je n’aurais pas le plaisir d’en être témoin, mon âge avancé et votre absence termineront ma vie. Non, mon père, lui disait Belle-Belle, (c’est ainsi qu’il l’avait nommée), ne croyez pas que je tarde longtemps ; il faudra bien que la guerre finisse ; et si je voyais quelque autre moyen de satisfaire aux ordres du roi, je ne le négligerais pas ; car j’ose vous dire que si mon éloignement vous cause de la peine, il m’en fait encore plus qu’à vous. Il consentit enfin à ce qu’elle désirait. Elle se fit faire un habit très simple, ceux de ses sœurs avaient trop coûté, et les finances du pauvre comte n’y pouvaient suffire ; elle fut obligée de prendre un fort méchant cheval, parce que ses deux sœurs avaient presque estropié les deux autres ; mais tout cela ne la découragea point. Elle embrassa son père, reçut respectueusement sa bénédiction, et après avoir mêlé ses larmes à celles de son père et de ses sœurs, elle partit.

En passant par le pré dont j’ai déjà parlé, elle trouva la vieille bergère qui n’avait point encore retiré son mouton, ou qui voulait en retirer un autre du milieu d’un fossé profond. Que faites-vous là, bergère, dit Belle-Belle, en s’arrêtant ? Je ne fais plus rien, seigneur répondit la bergère, depuis qu’il est jour je suis occupée après ce mouton ; mes peines ont été inutiles, je suis si lasse que je ne puis respirer ; il n’y a guère de jours qu’il ne m’arrive quelque nouveau malheur, et je ne trouve personne qui y prenne part.

— Certainement je vous plains, dit Belle-Belle ; mais pour vous marquer ma pitié, je veux vous aider. Elle descendit aussitôt de cheval ; il était si docile, qu’elle ne prit pas la peine de l’attacher pour l’empêcher de s’enfuir ; et sautant par-dessus la haie, après avoir essuyé quelques égratignures, elle se jeta dans le fossé. Elle se tourmenta tant qu’elle retira le bien-aimé mouton. Ne pleurez plus, ma bonne mère, dit-elle à la bergère, voilà votre mouton, et pour avoir été longtemps dans l’eau, je le trouve encore bien gai.

— Vous n’avez pas obligé une ingrate, dit la bergère, je vous connais, charmante Belle-Belle, je sais où vous allez, et tous vos desseins ; vos sœurs ont passé par ce pré, je le connaissais bien aussi, et je n’ignore pas ce qu’elles avaient dans l’esprit, mais elles m’ont paru si dures ; et leur procédé avec moi a été si peu gracieux, que j’ai trouvé le moyen d’interrompre leur voyage : la chose est fort différente à votre égard ; vous l’éprouverez, Belle-Belle, car je suis fée, et mon inclination me porte à combler de biens ceux qui le méritent. Vous avez là un cheval dont la maigreur effraye ; je veux vous en donner un. Aussitôt elle toucha la terre de sa houlette, et sur-le-champ Belle-Belle entendit hennir derrière un buisson : elle regarda promptement, elle aperçut le plus beau cheval du monde : il se mit à courir et à sauter dans le pré. Belle-Belle, qui aimait les chevaux, était ravie d’en voir un si parfait, lorsque la fée appela ce beau coursier, et le touchant de sa houlette, elle dit : fidèle Camarade, sois mieux harnaché que le meilleur cheval de l’empereur Matapa. Sur le champ Camarade eut une housse de velours vert, en broderie de diamants et de rubis, une selle de même, et une bride toute de perles, avec les bossettes et le mords d’or ; enfin l’on ne pouvait rien trouver de plus magnifique.

« Ce que vous voyez, dit la fée ; est la moindre chose que l’on doive admirer dans ce cheval. Il a bien d’autres talents dont je veux vous parler. Premièrement il ne mange qu’une fois en huit jours ; il ne faut point prendre la peine de le panser ; il sait le passé, le présent et l’avenir ; il est à mon service depuis longtemps, je l’ai façonné comme pour moi.

Lorsque vous souhaiterez d’être informée de quelque affaire, ou que vous aurez besoin de conseil, il ne faut que vous adresser à lui. Il vous donnera de si bons avis, que les souverains seraient bienheureux d’avoir des conseillers qui lui ressemblassent ; il faut donc que vous le regardiez plutôt comme votre ami que comme votre cheval. Au reste, votre habit n’est point à mon gré, je veux vous en donner un qui vous siéra fort bien ; elle frappa la terre de sa houlette, il en sortit un grand coffre couvert de maroquin du levant, clouté d’or : les chiffres de Belle-Belle étaient dessus ; la fée chercha parmi les herbes une clef d’or faite en Angleterre, elle en ouvrit le coffre ; il était doublé de peau d’Espagne tout en broderie : il y avait dedans douze habits, douze cravates, douze épées, douze plumets, et ainsi de tout par douzaine ; les habits étaient si couverts de broderie et de diamants, que Belle-Belle avait de la peine à les soulever : choisissez celui qui vous plaît davantage, lui dit la fée, et pour les autres ils vous suivront ; partout, vous n’aurez qu’à frapper du pied, en disant, coffre de maroquin, viens à moi plein d’habits ; coffre de maroquin, viens à moi plein de linge et de dentelles ; coffre de maroquin, viens à moi plein de pierreries et d’argent ; aussitôt vous le verrez ou dans la campagne, ou dans votre chambre. Il faut aussi que vous choisissiez un nom ; car Belle-Belle ne convient pas au métier que vous allez : faire ; il me semble que vous pouvez vous appeler le chevalier Fortuné. Mais il est bien juste encore que vous me connaissiez, je vais prendre ma figure ordinaire devant vous. En même temps elle laissa tomber sa vieille peau, et parut si merveilleuse qu’elle éblouit les yeux de Belle-Belle. Son habit était de velours bleu, doublé d’hermine ; ses cheveux nattés avec des perles, et sur sa tête une superbe couronne.

Belle-Belle, transportée d’admiration, se jeta à ses pieds, et s’y prosterna avec un respect et une reconnaissance inexprimables. La fée la releva et l’embrassa tendrement ; elle lui dit de prendre un habit de brocard or et vert : elle obéit à ses ordres ; et montant à cheval, elle continua son voyage, si pénétrée de toutes les choses extraordinaires qui venaient de se passer qu’elle ne pensait plus qu’à cela.

En effet elle se demandait à elle-même par quel bonheur inespéré elle avait pu s’attirer la bienveillance d’une fée si puissante ; car enfin, disait-elle, je ne lui étais pas nécessaire pour retirer son mouton ; puisqu’un seul coup de sa baguette pourrait faire revenir un troupeau tout entier des Antipodes, s’il y était allé. J’ai été bien heureuse de me trouver si disposée à l’obliger ; ce rien que j’ai fait pour elle est cause de tout ce qu’elle a fait pour moi ; elle a connu mon cœur, et mes sentiments lui ont été agréables. Ah ! si mon père me voyait à présent si magnifique et si riche, quelle joie pour lui ! mais tout au moins j’aurai le plaisir de partager avec ma famille les biens qu’elle m’a fait ?

En achevant ces diverses réflexions, elle arriva dans une belle ville fort peuplée ; elle s’attira les yeux de tout le monde, on la suivait, on l’entourait, et chacun disait, s’est-il jamais vu un chevalier plus beau, mieux fait, et plus richement habillé ? Qu’il a de grâce à manier ce superbe cheval !

On lui faisait de profondes révérences, il les rendait d’un air honnête et civil. Lorsqu’il voulut entrer dans l’hôtellerie, le gouverneur, qui se promenait, et qui l’avait admiré en passant, envoya un gentilhomme lui dire qu’il le priait de venir en son château. Le chevalier Fortuné (car enfin il faut l’appeler ainsi) répliqua que n’ayant point l’honneur d’être connu de lui, il ne voulait pas prendre cette liberté, qu’il irait le voir, qu’il le suppliait de lui donner un de ses gens, auquel il pût confier quelque chose de conséquence pour porter à son père. Le gouverneur lui envoya aussitôt un homme très fidèle, et Fortuné l’engagea de revenir le soir, parce que ses dépêches n’étaient pas encore commencées.

Il s’enferma dans sa chambre, puis frappant du pied, il dit, coffre de maroquin, viens à moi plein de diamants et de pistoles ; aussitôt le coffre parut, mais il n’y avait point de clef ; et où la trouver ? Quel dommage de rompre une ferrure toute d’or, émaillée de plusieurs couleurs ? De plus, que n’aurait-il pas eu à craindre de l’indiscrétion d’un serrurier ? À peine aurait-il parlé des trésors du chevalier, que les voleurs se seraient assemblés pour le voler, et peut-être qu’ils l’auraient tué.

Le voilà donc à chercher la clef d’or partout ; et plus il la cherchait, et moins il la trouvait : quelle désolation, s’écriait-il ? Je ne pourrai me prévaloir des bontés de la fée, ni faire part à mon père du bien qu’elle m’a fait. En rêvant ainsi, il pensa que le meilleur parti à prendre c’était de consulter son cheval ; il descendit dans l’écurie et lui dit tout bas : je te prie, mon Camarade, apprends-moi où je pourrai trouver la clef du coffre de maroquin ? Dans mon oreille, répondit-il ; Fortuné regarda dans l’oreille de son cheval, il aperçoit un ruban vert, il le tire, et voit la clef qu’il souhaitait tant d’avoir : il ouvrit le coffre de maroquin, où il y avait plus de diamants et plus de pistoles qu’il n’en pourrait tenir dans un muid. Le chevalier en remplit trois cassettes, une pour son père et les deux autres pour ses sœurs ; il en chargea l’homme que le gouverneur lui avait envoyé, et le pria de ne s’arrêter ni jour ni nuit, jusqu’à ce qu’il fût arrivé chez le comte.

Ce messager fit la dernière diligence, et quand il dit au bon vieillard qu’il venait de la part de son fils le chevalier et qu’il lui apportait une cassette bien lourde, il demeura surpris de ce qui pouvait être dedans ; car il était parti avec si peu d’argent ; qu’il ne le croyait pas en état d’acheter quelque chose, ni même de payer le voyage de celui qui avait charge de son présent/ Il ouvrit d’abord la lettre, et lorsqu’il vit ce que sa chère fille lui mandait, il pensa expirer de joie. La vue des pierreries et de l’or lui confirmait encore la vérité de ses paroles. Ce qu’il y eut d’extraordinaire, c’est que les deux sœurs de Belle-Belle ayant ouvert leurs boîtes ne trouvèrent que des verrines au lieu de diamants, et des pistoles fausses, la fée ne voulant pas qu’elles se ressentissent de ses bienfaits ; de sorte qu’elles s’imaginèrent que leur sœur avait voulu se moquer d’elles, et elle en conçurent un dépit inexprimable. Mais le comte les voyant fâchées, leur donna la plus grande partie des bijoux qu’il venait de recevoir ; et sitôt qu’elles les touchèrent, ils changèrent comme les autres. Elles jugèrent par là qu’un pouvoir inconnu agissait contre elles et prièrent leur père de garder ce qui restait pour lui seul.

Le beau Fortuné n’attendit pas le retour de son messager, il partit. Son voyage était trop pressé, il fallait se rendre aux ordres du roi. Il fut chez le gouverneur ; toute la ville s’y assembla pour le voir ; sa personne et toutes ses actions avaient un air si honnête ; qu’on ne pouvait s’empêcher de l’admirer et de le chérir. Il ne disait rien qui ne fît plaisir à entendre et la foule était si grande autour de lui, qu’il ne savait à quoi attribuer une chose si extraordinaire ; car ayant toujours été à la campagne, il avait vu très peu de monde.

Il continua son chemin sur son excellent cheval, qui l’entretenait agréablement de mille nouvelles, ou de ce qu’il y avait de plus remarquable dans les histoires anciennes et modernes. Mon cher maître, disait-il, je suis ravi d’être à vous, je connais que vous avez beaucoup de franchise et d’honneur, je suis rebuté de certaines gens avec lesquels j’ai vécu longtemps ; et qui me faisaient haïr la vie, tant leur société m’était insupportable. Il y avait entre autres un homme qui me faisait mille amitiés, qui m’élevait au-dessus de Pégase et de Bucéphale, lorsqu’il parlait devant moi ; mais aussitôt qu’il ne me voyait plus, il me traitait de rosse et de mazette ; il affectait de me louer sur mes défauts pour me donner lieu d’en contracter de plus grands. Il est vrai qu’étant un jour fatigué de ses caresses, qui étaient à proprement parler des trahisons, je lui donnai un si terrible coup de pied ; que j’eus le plaisir de lui casser presque toutes les dents, et je ne le vois jamais depuis que je ne lui dise avec beaucoup de sincérité : il n’est pas juste une bouche qui s’ouvre si souvent pour déchirer ceux qui ne vous font aucun chagrin, soit aussi agréable que celle d’un autre. Ho, ho ! s’écria le chevalier, tu es bien vif ; ne craignais-tu point que cet homme en colère ne te passât son épée au travers du corps ? Il n’importe pas, seigneur, reprit Camarade et puis j’aurais su son dessein, dès qu’il l’avait formé.

Ils parlaient ainsi, lorsqu’ils arrivèrent dans une vaste forêt. Camarade dit au chevalier mon maître, il y a ici un homme qui nous peut être d’une grande utilité, c’est un bûcheron ; il a été doué. Qu’entends-tu par ce terme, interrompit Fortuné ? Doué, veut dire qu’il a reçu un ou plusieurs dons de fées, ajouta le cheval, il faut que vous l’engagiez à venir avec vous. En même temps, il fut dans l’endroit où le bûcheron travaillait. Le jeune chevalier s’approcha d’un air doux et insinuant et lui fit plusieurs questions sur le lieu où ils étaient ; s’il y avait des bêtes sauvages dans la forêt, et s’il était permis de chasser. Le bûcheron répondit en homme de bon sens. Fortuné lui demanda encore où étaient allés ceux qui l’avaient aidé à jeter tant d’arbres par terre : le bûcheron dit qu’il les avait abattus tout seul, que c’était l’ouvrage de quelques heures, et qu’il fallait qu’il en abattît bien d’autres pour se charger un peu. Quoi ! vous prétendez emporter aujourd’hui tout ce bois, dit le chevalier ? Ô seigneur, répliqua Forte-Échine, (c’est ainsi qu’on le nommait), je ne suis pas d’une force ordinaire. Vous gagnez donc beaucoup, dit Fortuné ? Très peu, répondit le bûcheron ; car l’on est pauvre dans ce lieu : ici chacun fait son ouvrage, sans prier le voisin de le faire. Puisque vous êtes dans un pays si peu opulent, ajouta le chevalier, il ne tiendra qu’à vous de passer ailleurs ; venez avec moi, rien ne vous manquera et quand vous voudrez revenir, je vous donnerai de l’argent pour votre voyage. Le bûcheron crut ne pouvoir mieux faire, il abandonna sa cognée, et suivit son nouveau maître.

Dès qu’il eut traversé la forêt, il vit un homme dans la plaine, qui tenait des rubans avec lesquels il s’attachait les jambes, laissant si peu d’espace, qu’il y en avait à peine pour marcher. Camarade s’arrêta, et dit à son maître : Seigneur, voici encore un doué : vous en aurez besoin, il faut l’emmener. Fortuné s’approcha, et avec sa grâce naturelle, il lui demanda pourquoi il attachait ainsi ses jambes. C’est, répondit-il, que je me prépare pour la chasse. Comment, dit le chevalier en souriant, prétendez-vous mieux courir quand vous êtes ainsi garrotté ? Non seigneur, reprit-il, je suis persuadé que ma course sera moins rapide ; mais c’est aussi mon dessein ; car il n’y a point de cerf, de chevreuil ni de lièvre que je ne devance de beaucoup quand mes jambes sont libres, de sorte que les laissant toujours derrière moi, ils m’échappent, et je n’ai presque jamais le plaisir d’en prendre. Vous me paraissez un homme rare, dit Fortuné, comment vous appelez-vous ? L’on m’a nommé Léger, dit le chasseur, et je suis connu dans cette contrée. Si vous en vouliez voir un autre, ajouta le chevalier, je serais très aise que vous vinssiez avec moi, vous n’auriez pas tant de peine, et je vous traiterais fort bien. Léger était médiocrement heureux, il accepta volontiers le parti qui lui était proposé ; ainsi Fortuné, suivi de son nouveau domestique continua son voyage.

Il trouva le lendemain un homme sur le bord d’un marais qui se bandait les yeux ; le cheval dit à son maître : Seigneur, je vous conseille de prendre encore cet homme à votre service. Fortuné lui demanda aussitôt par quelle raison il se bandait les yeux. C’est, dit-il, que je vois trop clair, j’aperçois le gibier à plus de quatre lieues de moi, et je ne tire aucun coup sans en tuer plus que je n’en veux : je suis donc obligé de me bander les yeux ; et bien que je ne fasse qu’entrevoir, je dépeuple un pays de perdreaux, et d’autres petits nids, en moins de deux heures. — Vous êtes bien adroit, repartit Fortuné. — L’on m’appelle aussi le bon Tireur, dit cet homme, et je ne quitterais pas cette occupation pour aucunes choses du monde. — J’ai pourtant grande envie de vous proposer celle de voyager avec moi, dit le chevalier, cela ne vous empêchera pas d’exercer votre talent. Le bon Tireur en fit quelque difficulté, et le chevalier eut plus de peine à le gagner que les autres, car ils sont ordinairement assez amis de la liberté : cependant il en vint à bout, et s’éloigna ensuite du marais où il s’était arrêté.

À quelques journées de là, il passa le long d’un pré ; il aperçut un homme dedans, qui était couché sur le côté. Camarade lui dit : « Mon maître, cet homme est doué, je prévois qu’il vous est très nécessaire. Fortuné entra dans le pré, et le pria de lui dire ce qu’il y faisait. J’ai besoin de quelques simples, répondit-il, et j’écoute l’herbe qui va sortir, pour voir s’il n’y en aura point de celles qu’il me faut. — Quoi ! dit le chevalier, vous avez l’ouïe assez subtile pour entendre l’herbe sous la terre, et pour deviner celle qui va paraître ? — C’est par cette raison, dit l’écouteur, que l’on m’appelle Fine-oreille. — Eh bien ! Fine-oreille, continua Fortuné, seriez-vous d’humeur à me suivre ? Je vous donnerai d’assez gros gages pour que vous ayez lieu d’en être content. » Cet homme charmé d’une si agréable proportion, n’hésita point à se mettre au nombre des autres.

Le chevalier continuant sa route, vit proche un grand chemin un homme, dont les joues enflées faisaient un assez plaisant effet : il était debout, tourné vers une haute montagne, éloignée de deux lieues sur laquelle il y avait cinquante ou soixante moulins à vent. Le cheval dit à son maître : voici un de nos doués, gardez-vous de manquer l’occasion de l’emmener avec vous. Fortunée qui savait tout engager dès qu’il paraissait ou qu’il parlait, aborde cet homme, lui demande ce qu’il faisait là. Je souffle un peu, seigneur, lui dit-il, pour faire moudre tous ces moulins. Il me semble que vous êtes bien éloigné, reprit le chevalier. Au contraire, répliqua le Souffleur, je trouve que je suis trop près, et si je ne retenais la moitié de mon haleine, j’aurais déjà renversé les moulins, et peut-être la montagne où ils sont : je cause de cette manière mille maux sans le vouloir ; et je vous dirais seigneur, qu’étant fort maltraité de ma maîtresse, comme j’allais soupirer dans les bois, mes soupirs déracinaient les arbres, et faisaient un désordre étrange ; de manière que l’on ne m’appela plus dans ce canton que l’Impétueux. Si quelqu’un a de la peine à vous voir, dit Fortuné, et que vous vouliez venir avec moi, voici des gens qui vous tiendront compagnie, ils ont aussi des talents extraordinaires. J’ai une curiosité si naturelle pour toutes les choses qui ne font pas communes, répliqua l’Impétueux, que j’accepte votre proposition.

Fortuné, très content s’éloigna de ce lieu. Dès qu’il eut traversé un pays assez ouvert, il vit un grand étang où plusieurs sources tombaient ; il y avait au bord un homme qui le regardait attentivement : seigneur, dit Camarade à son maître, voici un homme qui manque à votre équipage, si vous pouvez l’engager à vous suivre, cela ne serait pas mal. Le chevalier s’approcha aussitôt de lui : voulez-vous bien m’apprendrez lui dit-il, ce que vous faites-là ? Seigneur répondit cet homme : Vous l’allez voir ; dès que cet étang sera plein, je le boirai d’un trait ; car j’ai encore soif, bien que je l’aie déjà vidé deux fois. En effet, il se baissa, et ne laissa pas de quoi régaler le plus petit poisson. Fortuné ne demeura pas moins surpris que toute sa troupe : eh quoi ! dit-il, êtes-vous toujours aussi altéré ? Non, dit le buveur d’eau, je bois seulement de cette manière quand j’ai mangé trop salé, ou qu’il s’agit de quelque gageure ; je suis connu depuis ce temps-là par le nom de Trinquet, qu’on me donne ; venez avec moi, Trinquet, dit le chevalier, je vous ferai trinquer du vin qui vous semblera meilleur que l’eau d’un étang. Cette promesse plut beaucoup à celui à qui elle était faite, et sur le champ il se mit à marcher avec les autres.

Le chevalier voyait déjà le lieu du rendez-vous, où tous les sujets du roi devaient s’assembler, lorsqu’il aperçut un homme qui mangeait si avidement, qu’encore qu’il eût plus de soixante mille pains de Gonesse devant lui, il paraissait résolu de n’en pas laisser un seul morceau.
Camarade dit à son maître : seigneur, il ne vous manque plus que cet homme-ci, de grâce obligez-le de venir avec vous. Le chevalier l’aborda, et lui dit en souriant : avez-vous résolu de manger tout ce pain à votre déjeuner ? Oui répliqua-t-il, tout mon regret, c’est qu’il y en ait si peu ; mais les boulangers font de francs paresseux, qui se mettent peu en peine que l’on ait faim ou non. S’il vous en faut tous les jours autant, ajouta Fortuné, il n’y a guère de pays que vous ne soyez en état d’affamer. Oh ! seigneur ! repartit Grugeon, c’est ainsi qu’on l’appelait, je serais bien fâché d’avoir tant d’appétit, ni mon bien ni celui de mes voisins n’y suffiraient pas : il est vrai que de temps en temps je suis bien aise de me régaler de cette manière. Mon ami Grugeon, dit Fortuné attachez-vous à moi je vous ferai faire bonne chère, et vous ne serez pas mécontent de m’avoir choisi pour maître.

Camarade, qui ne manquait ni d’esprit, ni de prévoyance, avertit le chevalier qu’il était bon de défendre à tous ses gens de se vanter des dons extraordinaires qu’ils avaient. Il ne différa point à les appeler, et leur dit : écoutez, Forte-échine, Léger, le bon Tireur, Fine-oreille, Impétueux, Trinquet et Grugeon, je vous avertis que si vous me voulez plaire, vous gardiez un secret inviolable sur les talents que vous avez ; et je vous assure que j’aurai tant de soin de vous rendre heureux, que vous serez content. Chacun lui promit avec serment d’être fidèle à ses ordres, et peu après le chevalier, plus paré de sa beauté et de sa bonne mine que de son magnifique habit, entra dans la ville capitale, monté sur son excellent cheval, et suivi des gens du monde les mieux faits. Il ne tarda pas à leur faire faire des habits de livrée tous chamarrés d’or et d’argent ; il leur donna des chevaux, et s’étant logé dans la meilleure auberge, il attendit le jour marqué pour paraître à la revue ; mais l’on ne parlait plus que de lui dans la ville, et le roi, prévenu de sa réputation, avait fort envie de le voir.

Toutes les troupes s’assemblèrent dans une grande plaine, et le roi y vint avec la reine douairière, sa sœur et toute leur cour ; elle ne laissait pas d’être encore pompeuse, malgré les malheurs qui étaient arrivés à l’état, et Fortuné fut ébloui de tant de richesses. Mais si elles attirèrent ses regards, son incomparable beauté n’attira pas moins ceux de cette célèbre troupe ; chacun demandait qui était ce chevalier si bien fait, et le roi, passant proche du lieu où il était, lui fit signe de s’approcher.

Fortuné aussitôt descendit de cheval, pour faire une profonde révérence au roi ; il ne put s’empêcher de rougir, voyant avec quelle attention il le regardait ; cette nouvelle couleur releva encore l’éclat de son teint. Je suis bien aise, lui dit le roi, d’apprendre par vous-même qui vous êtes, et votre nom. Sire, répliqua-t-il, je m’appelle Fortuné, sans avoir eu jusqu’à présent aucunes raisons de porter ce nom ; car mon père qui est comte de la Frontière, passe la vie dans une grande pauvreté, quoiqu’il soit né avec autant de biens que de naissance. La fortune qui vous a servi de marraine, répondit le roi, n’a pas mal fait pour vos intérêts, de vous amener ici ; je me sens une affection particulière pour vous, et je me souviens que votre père a rendu au mien de grands services ; je veux les reconnaître en votre personne. C’est une chose juste, ajouta la reine douairière, qui n’avait point encore parlé ; et comme je suis votre aînée, mon frère, et que je sais plus particulièrement que vous tout ce que le comte de la Frontière a fait pendant plusieurs années pour le service de l’état, je vous prie de vous reposer sur moi du soin de récompenser ce jeune chevalier.

Fortuné, ravi de l’accueil qu’on lui faisait, ne pouvait assez remercier le roi et la reine : il n’osait cependant s’étendre beaucoup sur les sentiments de sa reconnaissance, croyant qu’il était plus respectueux de se taire, que de parler trop. Le peu qu’il dit parut si juste et si à propos, que chacun l’applaudit ; ensuite il remonta à cheval, et se mêla parmi les seigneurs qui accompagnaient le roi ; mais la reine l’appelait à tous moments pour lui faire mille questions, et se tournant vers Floride qui était sa plus chère confidente : que te semble de ce cavalier, lui disait-elle assez bas ? se peut-il un air plus noble et des traits plus réguliers ? Je t’avoue que je n’ai jamais rien vu de plus aimable : Floride n’avait pas de peine à convenir de ce que disait la reine, et elle y ajoutait de grandes louanges ; car le cavalier ne lui semblait pas moins aimable qu’à sa maîtresse.

Fortuné ne pouvait s’empêcher de jeter les yeux de temps en temps sur le roi : c’était le prince du monde le mieux fait, toutes ses manières étaient prévenantes. Belle-Belle, qui n’avait point renoncé à son sexe, en prenant un habit qui le cachait ressentait un véritable attachement pour lui.

Le roi lui dit après la revue, qu’il craignait que la guerre ne fût sanglante, et qu’il avait résolu de l’attacher à sa personne. La reine douairière, qui était présente, s’écria qu’elle avait eu la même pensée, qu’il ne fallait point l’exposer au péril d’une longue campagne ; que la charge de premier maître d’hôtel était vacante dans sa maison, qu’elle la lui donnait. Non, dit le roi, j’en veux faire mon grand écuyer. Ils se disputaient ainsi l’un et l’autre le plaisir d’avancer Fortuné ; et la reine, craignant de faire connaître les secrets mouvements qui se passaient déjà dans son cœur, céda au roi la satisfaction d’avoir le chevalier.

Il n’y avait guère de jours où il n’appelât son coffre de maroquin, et ne prît dedans un habit neuf. Il était assurément plus magnifique qu’aucun prince qui fut à la cour ; de sorte que la reine lui demandait quelquefois par quel moyen son père fournissait à une si grande dépense ; d’autres fois encore elle lui en faisait la guerre : avouez la vérité disait-elle, vous avez une maîtresse ; c’est elle qui vous envoie toutes les belles choses voyons. Fortuné rougissait, et répondait respectueusement aux différentes questions que lui faisait la reine.

D’ailleurs il s’acquittait de sa charge admirablement bien ; son cœur, sensible au mérite du roi, l’attachait plus à sa personne qu’il n’aurait voulu. « Quelle est ma destinée ! disait-il, j’aime un grand roi sans pouvoir jamais espérer qu’il m’aime ni qu’il me tienne compte de ce que je souffre. » Le roi de son côté le comblait de faveurs ; il ne trouvait rien de bien fait que ce que faisait le beau chevalier, et c’était toujours lui qu’il chargeait de ses messages secrets et importants. La reine, déçue par son habit, pensait sérieusement au moyen de contracter avec lui un mariage secret ; l’inégalité de leur naissance était l’unique chose qui lui faisait de la peine.

Elle n’était pas la seule qui ressentait de l’inclination pour Fortuné ; les plus belles personnes de la cour en prirent malgré elles. Il était accablé de billets tendres, de rendez-vous, de présents et de mille galanteries, auxquelles il répondit avec tant de nonchalance que l’on ne doutait point qu’il n’eût une maîtresse dans son pays ; ce n’est pas que lorsqu’il était dans quelque fête, il n’y voulût paraître avantageusement ; il remportait le prix aux tournois, il tuait à la chasse plus de gibier que tous les autres, il dansait au bal avec plus de grâce et de propreté qu’aucun courtisan ; enfin, c’était un charme que de le voir et de l’entendre.

La reine aurait bien voulu s’épargner la honte de lui déclarer ses sentiments ; elle chargea Floride de lui faire apercevoir que tant de marque de bonté, de la part d’une reine jeune et belle, ne devaient pas lui être indifférentes. Floride se trouva fort embarrassée de cette commission ; elle n’avait pu éviter le sort de la plupart de celles qui avaient vu le chevalier, il lui paraissait trop aimable pour songer aux intérêts de sa maîtresse préférablement aux siens, de sorte que toutes les fois que la reine lui fournissait l’occasion de l’entretenir, au lieu de lui parler de la beauté et des grandes qualités de cette princesse, elle ne lui parlait que de sa mauvaise humeur, que de ce que ses femmes souffraient auprès d’elle, que des injustices qu’elle avait faites, et du mauvais usage qu’elle faisait du pouvoir qu’elle avait usurpé dans le royaume ; ensuite faisant une comparaison de sentiments : je ne suis pas née reine, disait-elle ; mais, en vérité, je devrais l’être ; j’ai un fonds de générosité qui me porte à faire du bien à tout le monde : ah ! si j’étais dans cet auguste rang, continuait-elle, que le beau Fortuné serait heureux ! il m’aimerait par reconnaissance, s’il ne m’aimait pas par inclination.

Le jeune chevalier, tout éperdu de ce discours, ne savait que répondre, cela était cause qu’il évitait soigneusement des tête-à-tête avec elle ; et la reine, impatiente, ne manquait pas de demander à Floride comment elle gouvernait l’esprit de Fortuné : il est si peu prévenu en sa faveur, lui disait-elle, et il a tant de timidité, qu’il ne veut rien croire de tout ce que je lui dis de favorable de votre part, ou il feint de ne le pas croire, parce qu’il a quelque passion qui l’occupe. Je le crois comme toi, disait la reine alarmée, mais serait-il possible qu’il ne fît pas céder tout à son ambition ? Et serait-il possible, répliquait, Floride, que vous voulussiez devoir son cœur à votre couronne ? Quand on est comme vous jeune et belle, que l’on a mille rares qualités, faut-il avoir recours à l’éclat d’un diadème ? L’on a recours à tout, s’écria la reine, lorsqu’il s’agit d’un cœur rebelle qu’on veut assujettir. Floride connut bien qu’il ne lui était plus possible de guérir sa maîtresse de l’entêtement qu’elle avait pris.

La reine attendait toujours quelque heureux effet des soins de sa confidente ; mais le peu de progrès qu’elle faisait sur Fortuné l’obligea de chercher elle-même les moyens d’avoir une conversation avec lui. Elle savait qu’il se rendait tous les matins de bonne heure dans un petit bois, qui donnait sous les fenêtres de son appartement. Elle se leva avec l’aurore ; et regardant du côté qu’il devait venir, elle l’aperçut d’un air mélancolique, qui se promenait nonchalamment ; elle appela aussitôt. Floride, tu ne m’as parlé que trop juste, lui dit-elle, sans doute Fortuné aime dans cette cour ou dans son pays : vois la tristesse qui paraît sur son visage : je l’ai remarqué aussi dans toutes ses conversations répliqua Floride, et s’il vous était possible de l’oublier, en vérité, madame, vous feriez bien. Il n’est plus temps, s’écria, la reine, en poussant un profond soupir ; mais puisqu’il entre dans ce berceau de verdure, allons-y, je ne veux être suivie que de toi. Cette fille n’osa arrêter la reine, quelque envie qu’elle en eût car elle craignait qu’elle ne se fît aimer de Fortuné, et une rivale d’un tel rang est toujours très dangereuse. Dès que la reine eut fait quelques pas dans le bois, elle entendit chanter le chevalier, sa voix était très agréable ; il avait fait ces paroles sur un air nouveau :

Ah ! qu’il est difficile
D’aimer avec tendresse et de vivre tranquille !
Plus je me vois heureux,
Et plus je crains la fin du bonheur qui m’enchante ;
Le soin de l’avenir sans cesse m’épouvante,
Il me vient affliger au comble de mes vœux.

Fortuné avait fait ce couplet de chanson par rapport à ses sentiments pour le roi, aux bontés que ce prince lui témoignait, et à l’appréhension d’être enfin reconnu et obligé de quitter une cour où il se trouvait mieux qu’en aucun lieu du monde. La reine, qui s’était arrêtée pour l’écouter, en ressentit une peine extrême. « Que vais-je tenter, dit-elle tout bas à Floride ? ce jeune ingrat méprise l’honneur de me plaire, il s’estime heureux ; il paraît satisfait de sa conquête, il me sacrifie à une autre. — Il est un certain âge, répondit Floride, sur lequel la raison n’a pas encore de droits bien établis ; si j’osais donner un conseil à votre majesté, ce serait d’oublier un petit étourdi qui n’est pas capable de goûter sa fortune. » La reine aurait bien voulu que sa confidente lui eût parlé d’une autre manière ; elle lança même sur elle un regard furieux, et s’avançant avec précipitation, elle entra brusquement dans le cabinet de verdure où le chevalier se reposait. Elle feignit d’être surprise de l’y trouver et d’avoir quelque peine qu’il la vît dans son déshabillé, bien qu’elle n’eût rien négligé de tout ce qui pouvait le rendre magnifique et galant.

Dès qu’elle parut, il voulut par respect se retirer ; mais elle lui dit de rester, et qu’il lui aiderait à marcher. « J’ai été ce matin éveillée agréablement par le chant des oiseaux, le temps frais et la pureté de l’air m’ont invitée à les venir entendre de plus près. Qu’ils sont heureux, hélas ! ils ne connaissent que les plaisirs ; les chagrins ne troublent point leur vie. — Il me semble, madame, répliqua Fortuné, qu’ils ne sont pas absolument exempts de peine et d’inquiétude ; ils ont toujours à éviter le plomb meurtrier ou les filets décevants des chasseurs ; il n’est pas jusqu’aux oiseaux de proie qui ne fassent la guerre à ces petits innocents. Lorsqu’un rude hiver gèle la terre et la couvre de neige, ils meurent, faute de quelques grains de chènevis ou de millet ; et tous les ans ils ont l’embarras de chercher une maîtresse nouvelle. — Vous croyez donc, chevalier, dit la reine en souriant que c’est un embarras ? Il y a des hommes qui le prennent en gré douze fois chaque année. Eh, bon Dieu ! vous paraissez surpris ? continua-t-elle ; ne semble-t-il pas que vous ayez le cœur tourné d’une autre manière, et que vous n’avez encore jamais changé ? — Je ne peux, madame, savoir de quoi je suis capable, dit le chevalier, car je n’ai point aimé ; mais j’ose croire que si je prenais un attachement, ce serait pour le reste de ma vie. — Vous n’avez point aimé, s’écria la reine, en le regardant si fixement que le pauvre chevalier en changea plusieurs fois de couleur, vous n’avez point aimé ? Fortuné, pouvez-vous parler de cette manière à une reine qui lit sur votre visage et dans vos yeux la passion qui vous occupe, et qui vient même d’entendre les paroles que vous avez faites sur l’air nouveau qui court à présent ? — Il est vrai, madame, répondit le chevalier, que ce couplet est de moi ; mais il est vrai aussi que je l’ai fait sans aucun dessein particulier ; mes amis m’engagent tous les jours à leur faire des chansons à boire, bien que je ne boive que de l’eau ; il y en a d’autres qui en veulent de tendresse ; ainsi je chante l’Amour, je chante Bacchus, sans être ni amoureux ni buveur. »

La reine l’écoutait avec tant d’émotion qu’elle pouvait à peine se soutenir ; ce qu’il lui disait rallumait dans son cœur l’espoir que Floride avait voulu lui ôter. « Si je pouvais vous croire sincère, dit-elle, j’aurais lieu d’être surprise que jusqu’à présent vous n’ayez trouvé personne dans cette cour d’assez aimable pour vous fixer. — Madame, répliqua Fortuné, je m’attache si fort à remplir les devoirs de ma charge, qu’il ne me reste point de temps pour soupirer. — Vous n’aimez donc rien, ajouta-t-elle avec véhémence ? — Non, madame dit-il, je n’ai pas le cœur d’un caractère assez galant, je suis une espèce de misanthrope qui chéris ma liberté, et qui ne voudrais pas la perdre pour qui que ce fût au monde. » La reine s’assit, et jetant sur lui des regards obligeants : il est des chaînes si belles et si glorieuses reprit-elle, qu’on doit se trouver heureux de les porter ; si la fortune vous en avait dessiné de pareilles, je vous conseillerais de renoncer à votre liberté. En parlant de cette manière, ses yeux s’expliquaient trop intelligiblement, pour que le chevalier qui avait déjà des soupçons très forts, n’eût pas entièrement lieu de se les confirmer. Dans la crainte que la conversation n’allât encore plus loin, il tira sa montre, et poussant un peu l’aiguille : « Je supplie votre majesté, dit-il, de permettre que j’aille au palais, voici l’heure du lever du roi, il m’a ordonné de m’y rendre. — Allez, bel indifférent, dit-elle, en poussant un profond soupir : vous avez raison de faire votre cour à mon frère ; mais souvenez-vous que vous n’auriez pas tort de me dédier quelques-uns de vos devoirs. »

La reine le suivit des yeux, puis elle les baissa ; et faisant réflexion à ce qui venait de se passer, elle rougit de honte et de colère ; ce qui ajoutait même quelque chose à son chagrin, c’est que Floride en avait été témoin, et qu’elle remarquait sur son visage un air de joie qui semblait lui dire qu’elle aurait mieux fait de croire ses conseils que de parler à Fortuné ; elle rêva quelque temps, et prenant des tablettes, elle écrivit ces vers, qu’elle fit mettre, en musique par le Lully de sa cour.

Tu vois, tu vois enfin le tourment que j’endure.
Mon vainqueur le connaît et n’en est point touché ;
Mon cœur en sa présence a montré sa blessure,
Et le trait qui toujours devait être caché :
As-tu vu son mépris, sa rigueur inhumaine ?
Il me hait, je voudrais le haïr à mon tour ;
Mais c’est une espérance vaine,
Je ne saurais pour lui sentir que de l’amour.

Floride fit très bien son personnage auprès de la reine ; elle la consola de son mieux, et lui donna quelques retours d’espérance, dont elle avait bien besoin pour ne pas succomber. Fortuné se trouve dans une distance si éloignée de vous, madame, lui dit-elle, qu’il n’a peut-être pas compris ce que vous avez voulu lui faire entendre, il me semble même que c’est déjà beaucoup qu’il vous ait assurée qu’il n’aime rien : il est si naturel de se flatter, qu’enfin la reine reprit un peu de cœur. Elle ignorait que la malicieuse Floride, persuadée de l’éloignement du chevalier pour elle voulait l’engager à lui parler encore clairement afin qu’il pût la choquer davantage par l’indifférence de ses réponses.

Il était de son côté dans le dernier embarras. Sa situation lui paraissait cruelle, il n’aurait pas hésité à quitter la cour, si le trait fatal qui l’avait blessé pour le roi ne l’eût arrêté malgré lui ; il n’allait plus chez la reine qu’aux heures où elle tenait son cercle, et à la suite du roi : elle s’aperçut aussitôt de ce nouveau changement de conduite ; elle lui donna lieu plusieurs fois de lui faire sa cour, sans qu’il en voulût profiter ; mais un jour qu’elle descendait dans ses jardins, elle le vit qui traversait une grande allée, et qui s’enfonça promptement dans le petit bois ; elle l’appela ; il craignit de lui déplaire, en feignant de ne l’avoir pas entendue, il s’approcha d’un air respectueux.

« Vous souvenez-vous, chevalier, lui dit-elle, de la conversation que nous eûmes, il y a quelque temps, dans le cabinet de verdure ? — Je ne suis pas capable, répondit-il, madame, d’avoir oublié cet honneur. — Sans doute les questions que je vous fis, ajouta-t-elle, vous causèrent de la peine ; car depuis ce jour-là vous ne vous êtes pas mis en état que je vous en fisse d’autres. — Comme le hasard seul me procura cette faveur, dit-il, il m’a semblé qu’il y aurait eu de la témérité d’en prendre d’autres. — Dites plutôt, ingrat, continua-t-elle en rougissant, que vous avez évité ma présence : vous ne connaissez que trop mes sentiments. » Fortuné baissa les yeux d’un air embarrassé et modeste, et comme il hésitait à lui répondre : « Vous êtes bien déconcerté ; allez, ne cherchez rien à me dire, je vous entends mieux que je ne voudrais vous entendre. » Elle en aurait peut-être dit davantage, si elle n’eût aperçu le roi qui venait se promener.

Elle s’avança aussitôt, et le voyant fort mélancolique, elle le conjura de lui en apprendre la raison. Vous savez, dit le roi, qu’il y a un mois qu’on vint me donner avis qu’un dragon d’une grandeur prodigieuse ravageait toute la contrée. Je croyais qu’on pourrait le tuer, et j’avais donné là-dessus les ordres nécessaires ; mais on a tout tenté inutilement : il dévore mes sujets, leurs troupeaux, et tout ce qu’il rencontre ; il empoisonne les rivières et les fontaines où il se désaltère, et fait sécher les herbes et les plantes sur lesquelles il se repose. Pendant que le roi parlait ainsi, la reine roulait dans son esprit irrité un moyen sûr de sacrifier le chevalier à son ressentiment.

« Je n’ignore pas, répliqua-t-elle, les mauvaises nouvelles que vous avez reçues ; Fortuné que vous avez vu auprès de moi, venait de m’en rendre compte ; mais, mon frère, vous allez être surpris de ce qui me reste à vous dire : s’est qu’il m’a priée avec la dernière instance, que vous lui permettiez d’aller combattre l’affreux dragon ; il est vrai qu’il a une adresse si merveilleuse, et qu’il manie si biens ses armes, que je ne suis point surprise qu’il présume beaucoup de lui ; ajoutez à cela, qu’il m’a dit avoir un secret pour endormir les dragons les plus éveillés ; mais il n’en faut point parler, parce qu’il ne paraîtrait pas assez de valeur dans son action. — De quelque manière qu’il la fît, répliqua le roi, elle serait bien glorieuse pour lui, et bien utile pour nous, s’il pouvait y réussir, cependant je crains que ce ne soit l’effet d’un zèle indiscret, et qu’il ne lui en coûte la vie ? — Non, mon frère, ajouta la reine, n’appréhendez point, il m’a conté là-dessus des choses surprenantes ; vous savez qu’il est naturellement fort sincère, et puis quel honneur pourrait-il espérer, de mourir en étourdi ? Enfin, continua-t-elle, je lui ai promis d’obtenir ce qu’il désire avec tant de passion, que si vous lui refusez, il en mourra. — Je consens à ce que vous voulez, dit le roi ; je vous avoue, malgré cela, que j’y ai de la répugnance : mais appelons-le. » Aussitôt il fit signe à Fortuné de s’approcher, et lui dit d’un air obligeant : « Je viens d’apprendre par la reine le désir que vous avez de combattre le dragon qui nous désole ; c’est une résolution si hardie, que je ne peux croire que vous en envisagiez tout le péril. — Je le lui ai représenté, dit la reine ; mais il a tant de zèle pour votre service, et de passion pour se signaler, que rien ne saurait l’en détourner, et j’en augure quelque chose d’heureux. »

Fortuné demeura surpris d’entendre ce que le roi et la reine lui disaient. Il avait trop d’esprit pour ne pas pénétrer les mauvaises intentions de cette princesse ; mais sa douceur ne lui permit pas de s’en expliquer, et sans rien répondre, il la laissa toujours parler, se contentant de faire de profondes révérences, que le roi prit pour de nouvelles prières de lui accorder sa permission qu’il souhaitait. « Allez donc, lui dit-il en soupirant ; allez où la gloire vous appelle ; je sais que vous avez tant d’adresse dans toutes les choses que vous faites, et particulièrement aux armes, que ce monstre aura peut-être de la peine à éviter vos coups. — Sire, répliqua le chevalier, de quelque manière que je me tire du combat, je serai satisfait ; je vous délivrerai d’un fléau terrible, ou je mourrai pour vous ; mais honorez-moi d’une faveur qui me sera infiniment chère. — Demandez tout ce que vous voudrez, dit le roi. J’ose, continua-t-il, demander votre portrait. » Le roi lui sut beaucoup de gré de songer à son portrait, dans un temps où il avait lieu de s’occuper de bien d’autres choses : et la reine ressentit un nouveau chagrin qu’il ne lui eût pas fait la même prière ; mais il aurait fallu avoir de la bonté de reste, pour vouloir le portrait d’une si méchante personne.

Le roi retourné dans son palais, et la reine dans le sien, Fortuné bien embarrassé de la parole qu’il avait donnée, fut trouver son cheval, et lui dit : « Mon cher Camarade, il y a bien des nouvelles. — Je les sais déjà, seigneur, répliqua-t-il. — Que ferons-nous donc, ajouta Fortuné ? — Il faut partir au plus tôt, répondit le cheval ; prenez un ordre du roi, par lequel il vous ordonne d’aller combattre le dragon, nous ferons ensuite notre devoir. » Ce peu de mots consola notre jeune chevalier ; il ne manqua pas de se rendre le lendemain de bonne heure chez le roi, avec un habit de campagne aussi bien entendu que tous les autres qu’il avait pris dans le coffre de maroquin.

Aussitôt que le roi l’aperçut, il s’écria : « Quoi ! vous êtes prêt à partir ? — L’on ne peut avoir trop de diligence pour exécuter vos commandements, sire, répliqua-t-il ; je viens prendre congé de vous. » Le roi ne put s’empêcher de s’attendrir, voyant un chevalier si jeune, si beau, si parfait, sur le point de s’exposer au plus grand péril où un homme pouvait jamais se mettre.

Il l’embrassa, et lui donna son portrait enrichi de gros diamants. Fortuné le reçut avec une joie extraordinaire ; les grandes qualités du roi l’avaient touché à tel point, qu’il n’imaginait rien au monde de plus aimable que lui ; et s’il souffrait en le quittant, c’était bien moins par la crainte d’être englouti du dragon, que par la privation d’une présence si chère.

Le roi voulut que son ordre particulier, pour Fortuné, d’aller combattre, en renfermât un général à tous ses sujets de lui aider et de lui donner les secours dont il pourrait avoir besoin ; ensuite il prit congé du roi, et, pour qu’on n’eût rien à remarquer dans sa conduite, il alla chez la reine, qui était à sa toilette, entourée de plusieurs dames. Elle changea de couleur lorsqu’il parut. Que n’avait-elle pas à se reprocher sur son chapitre ? Il la salua respectueusement, et lui demanda si elle voulait l’honorer de ses ordres, qu’il allait partir. Ce mot acheva de la déconcerter ; et Floride, qui ne savait rien de ce que la reine avait tramé contre le chevalier, resta fort éperdue. Elle aurait bien voulu l’entretenir en particulier, mais il fuyait des conversations si embarrassantes.

« Je prie les dieux, dit la reine, de vous faire vaincre, et de vous ramener triomphant. — Madame, répliqua le chevalier, votre majesté me fait trop d’honneur. Elle sait assez le péril où je m’expose, je ne l’ignore pas non plus ; cependant je suis tout plein de confiance ; peut-être que dans cette occasion je suis le seul qui espère. » La reine entendait bien ce qu’il voulait lui dire ; sans doute qu’elle aurait répondu à ce petit reproche, s’il y avait eu moins de monde dans la chambre.

Enfin, le chevalier se rendit chez lui ; il ordonna à ses sept excellents domestiques de monter à cheval et de le suivre, parce que le temps était venu d’éprouver, ce qu’ils savaient faire ; il n’y en eut aucun qui ne témoignât de la joie de pouvoir le servir. Ils ne tardèrent pas une heure à mettre tout en ordre, et ils partirent avec lui, l’assurant qu’ils ne négligeraient rien pour sa satisfaction. En effet, quand ils se trouvaient seuls dans la campagne, et qu’ils ne craignaient point d’être vus, chacun faisait preuve de son adresse : Trinquet buvait l’eau des étangs, et pêchait le plus beau poisson pour le dîner de son maître. Léger, de son côté, attrapait les cerfs à la course, et prenait un lièvre par les oreilles, quelque rusé qu’il fût. Le bon Tireur ne faisait quartier ni aux perdreaux ni aux faisans : et quand le gibier était tué d’un côté, la venaison de l’autre, et le poisson hors de l’eau Forte-Échine s’en chargeait gaiement ; il n’y avait pas jusqu’à Fine-Oreille, qui ne se rendît utile ; il écoutait sortir de la terre les truffes, les morilles, les champignons, les salades, les herbes fines ; aussi Fortuné n’avait presque pas besoin de mettre la main à la bourse pour faire les frais de son voyage ; il se serait assez bien diverti à voir tant de choses extraordinaires, s’il n’avait pas eu le cœur tout rempli de ce qu’il venait de quitter. Le mérite du roi lui était toujours présent et la malice de la reine lui semblait si grande, qu’il ne pouvait s’empêcher de la détester.

Il marchait abîmé dans une profonde rêverie, quand il en fut tiré par les cris perçants de plusieurs personnes ; c’était de pauvres paysans que le dragon dévorait. Il en vit quelques-uns qui, s’étant échappés, fuyaient de toutes leurs forces, il les appela sans qu’ils voulussent s’arrêter, il les suivit et leur parla ; il sut par eux que le monstre n’était pas éloigné. Il leur demanda comment ils faisaient pour s’en garantir ; ils lui dirent que l’eau était rare dans le pays, que l’on n’en buvait que de pluies, et que pour la conserver, ils avaient fait un étang ; que le dragon, après bien des courses, y venait boire ; qu’il faisait de si grands cris en arrivant, qu’on les entendait d’une lieue ; qu’alors tout le monde effrayé se cachait, fermant les fenêtres et les portes des maisons.

Le chevalier entra dans une hôtellerie, bien moins pour se reposer que pour prendre les bons avis de son joli cheval. Quand chacun se fut retiré, il descendit dans l’écurie, et lui dit : « Camarade, que ferons-nous pour vaincre le dragon ? — Seigneur, lui dit-il, j’y rêverai cette nuit et je vous en rendrai compte demain matin. » Il lui dit, lorsqu’il y retourna : « Je suis d’avis que Fine-Oreille écoute si le dragon est proche. » Aussitôt Fine-Oreille se coucha par terre ; il entendit les cris du dragon qui était encore à sept lieues de là. Quand le cheval le sut, il dit à Fortuné : « Commandez à Trinquet d’aller boire toute l’eau du grand étang, et que Forte-Échine porte assez de vin pour le remplir ; il faudra mettre autour des raisins secs, du poivre, et plusieurs choses qui altèrent ; commandez aussi que les habitants se renferment chacun dans leur maison, et vous-même, seigneur, ne sortez pas de celle que vous choisirez avec tous vos gens. Le dragon ne tardera pas de venir boire à l’étang ; le vin lui semblera bon et vous verrez qu’on en viendra à bout. »

Dès que Camarade eut achevé de régler ce qu’on devait faire, chacun s’employa à ce qui lui était ordonné. Le chevalier entra dans une maison dont la vue donnait sur l’étang. Il y était à peine, que l’affreux dragon, vint ; il but un peu, ensuite il mangea le déjeuner qu’on lui avait préparé, puis il but tant et tant qu’il s’enivra. Il ne pouvait plus se remuer ; il était couché sur le côté sa tête penchée et ses yeux fermés. Quand Fortuné le vit ainsi, il jugea bien qu’il n’y avait pas un moment à perdre ; il sortit l’épée à la main, il l’attaqua avec un courage merveilleux. Le dragon se sentant percé de tous côtés voulait s’élever, et fondre sur le chevalier ; mais il n’en avait pas la force, et perdait tout son sang, et le chevalier, ravi de l’avoir réduit dans cette extrémité, appela ses gens pour lier ce monstre avec des cordes et des chaînes, voulant ménager au roi le plaisir et la gloire de lui donner la mort ; de sorte que n’ayant plus rien à craindre, ils le traînèrent jusqu’à la ville.

Fortuné marchait à la tête de son petit cortège. En approchant du palais, il envoya Léger, pour apprendre au roi la bonne nouvelle d’un succès si avantageux ; mais cela paraissait presque incroyable, jusqu’à ce que l’on vît paraître le monstre sur une machine faite exprès, où il était garrotté.

Le roi descendit, il embrassa Fortuné ; les dieux vous réservaient cette victoire, lui dit-il, et je ressens moins la joie de voir cet horrible dragon dans l’état où vous l’avez réduit, que de vous voir, mon cher chevalier. Sire, répliqua-t-il, votre majesté peut lui donner les derniers coups, je ne l’ai amené que pour les recevoir de votre main. Le roi tira son épée, et acheva de tuer le plus cruel de ses ennemis ; tout le monde jetait des cris de joie et des acclamations pour un succès si inespéré.

Floride, toujours inquiète, ne demeura pas long temps sans apprendre le retour du beau chevalier : elle courut l’annoncer à la reine, qui demeura si surprise, et si combattue par son amour et par sa haine, qu’elle ne pouvait répondre à ce que lui disait sa favorite ; elle s’était reproché cent et cent fois le mauvais jour qu’elle lui avait joué ; mais elle aimait mieux le voir mort, que de le voir indifférent : de sorte qu’elle ne savait et elle était bien aise ou fâchée qu’il revînt dans une cour ; où sa présence allait encore troubler le repos de sa vie.

Le roi, impatient de lui raconter l’heureux succès d’une aventure si extraordinaire, entra dans sa chambre, appuyé sur le chevalier : voici le vainqueur du dragon, dit-il à la reine, qui vient de me rendre le service le plus signalé que je pouvais souhaiter d’un fidèle sujet ; c’est à vous madame, à qui il a parlé la première de l’envie qu’il avait de combattre ce monstre ; j’espère que vous lui tiendrez compte du péril où il s’est exposé. La reine, composant son visage, honora Fortuné d’un accueil gracieux, et de mille louanges ; elle le trouva encore plus aimable que lorsqu’il partit, et son attention à le regarder ne lui fit que trop entendre que son cœur était encore blessé.

Elle ne voulut pas se fier à ses yeux de s’en expliquer tous seuls ; et un jour qu’elle était à la chasse avec le roi, elle feignit de ne pas suivre les chiens, parce qu’elle était incommodée. Alors se tournant vers le jeune chevalier, qui n’était pas éloigné : vous me ferez le plaisir, lui dit-elle, de rester auprès de moi, je veux descendre et me reposer un peu : allez, ajouta-t-elle à ceux qui l’accompagnaient, ne quittez pas mon frère. Aussitôt elle mit pied à terre avec Floride, et s’assit au bord d’un ruisseau, où elle demeura quelque temps dans un profond silence : elle rêvait au tour qu’elle donnerait à son discours.

Enfin levant les yeux, elle les attacha sur le chevalier, et lui dit : comme les bonnes intentions ne se manifestent pas toujours, je crains que vous n’ayez point pénétré les motifs qui m’engagèrent à presser le roi de vous envoyer combattre le dragon ; sûre, par un pressentiment qui ne m’a jamais trompée, que vous en sortiriez en homme de courage ; et vos envieux parlaient si mal du vôtre, parce que vous n’êtes point allé à l’armée ; qu’il fallait une action aussi éclatante que celle-ci pour leur fermer la bouche : je vous aurais bien communiqué ce qui se disait là-dessus, continua-t-elle, et j’aurais peut-être dû le faire, sans que je me persuadasse que votre ressentiment aurait des suites, et qu’il valait mieux faire taire les mal-intentionnés par votre conduite intrépide dans le péril, que par une autorité qui marque plutôt que l’on est favori que soldat. Vous voyez à présent, chevalier ; continua-t-elle, que j’ai pris un sensible intérêt à tout ce qui vous est arrivé de glorieux, et que vous auriez grand tort d’en juger d’une autre manière. La distance qui nous sépare est si grande, madame, répondit-il modestement, que je ne suis pas digne de l’éclaircissement que vous voulez bien me donner, ni du soin que vous avez pris de hasarder ma vie pour ménager mon honneur ; le ciel m’a protégé avec plus de bonté que mes ennemis ne le souhaitaient ; et je m’estimerai toujours heureux d’employer pour le service du roi et le vôtre, une vie dont la perte m’est plus indifférente qu’on ne pense.

Le respectueux reproche de Fortuné embarrassa la reine : elle sentit bien tout ce qu’il voulait lui dire ; mais elle le trouvait trop aimable pour chercher à l’éloigner par quelque réponse trop aigre ; au contraire, elle feignit d’entrer dans ses sentiments, et se fit redire avec quelle adresse il avait vaincu le dragon. Fortuné n’avait garde d’apprendre à personne que c’était par le secours de ses gens ; il se vantait d’être allé au-devant de ce redoutable ennemi, et que sa seule adresse, et même sa témérité, l’avaient tiré d’ affaire ; mais la reine ne songeant presque plus à ce qu’il lui racontait, l’interrompit pour lui demander s’il était à présent bien convaincu de la part qu’elle prenait dans tout ce qui le regardait. Cette conversation allait être poussée plus loin, lorsqu’il lui dit : madame, je viens d’entendre le son du cor, le roi approche ; votre majesté ne veut-elle pas monter à cheval pour aller au-devant de lui ? Non, dit-elle, d’un air plein de dépit, il suffit que vous, alliez. Le roi me blâmerait, madame, ajouta-t-il, si je vous laissais seule dans un lieu où vous pouvez courir quelque risque : je vous dispense de tant d’inquiétude, ajouta-t-elle d’un ton absolu : allez, votre présence m’importune.

À cet ordre, le chevalier lui fait une profonde révérence, monte à cheval, et se dérobe à sa vue, inquiet du succès que pourrait avoir ce nouveau ressentiment. Il consulta là-dessus son beau cheval : apprends-moi, Camarade, lui dit-il, si cette reine trop tendre et trop colère trouvera encore quelque monstre pour m’y livrer. Elle ne trouvera qu’elle, répondit le joli cheval ; mais elle est plus dragonne que le dragon que vous avez tué, et elle exercera suffisamment votre patience et votre vertu. Ne me fera-t-elle point perdre les bonnes grâces du roi, s’écria-t-il ? voilà tout ce que je crains. Je ne veux pas vous révéler l’avenir, dit Camarade ; qu’il vous suffise que je veille à tout. Il n’en dit pas davantage, parce que le roi parut au bout d’une allée ; Fortuné le joignit, et lui apprit que la reine s’était trouvée mal, et lui avait ordonné de rester auprès d’elle. Il me semble, dit le roi en souriant, que vous êtes assez bien dans ses bonnes grâces, et c’est à elle que vous ouvrez votre cœur préférablement à moi ; car enfin, je n’ai point oublié que vous la priâtes de vous procurer la gloire d’aller combattre le dragon. Sire, répliqua le chevalier, je n’ose me défendre de ce que vous dites ; mais je peux assurer votre majesté que je mets une grande différence entre vos bonnes grâces et celles de la reine ; et s’il était permis à un sujet d’avoir son souverain pour confident, je me ferais une joie bien délicate de vous déclarer tous les sentiments de mon cœur. Le roi l’interrompit pour lui demander où il avait laissé la reine.

Pendant qu’il l’allait joindre, elle se plaignait à Floride de l’indifférence de Fortuné : sa vue me devient odieuse s’écriait-elle, il faut qu’il sorte de la cour, ou que je la quitte : je ne saurais plus souffrir un ingrat qui ose me témoigner tant de mépris. Et quel est le mortel qui ne s’estimerait pas heureux de plaire à une reine toute puissante dans cet état ? Il n’y a que lui au monde : ah ! les dieux l’ont réservé pour troubler tout le repos de ma vie.

Floride n’était point fâchée du chagrin que sa maîtresse avait contre Fortuné, et bien loin de l’apaiser, elle l’aigrissait, en lui rappelant mille circonstances qu’elle n’avait peut-être pas voulu remarquer. Son dépit augmenta encore, et lui fit concevoir un nouveau dessein pour perdre le pauvre chevalier. Dès que le roi fut auprès d’elle, et qu’il lui eut témoigné son inquiétude pour sa santé elle lui dit : je vous avoue que je me trouvais assez mal ; mais il est difficile de ne pas guérir avec Fortuné, il est réjouissant, ses visions font plaisantes : vous saurez, continua-t-elle qu’il m’a priée d’obtenir une nouvelle grâce de votre majesté. Il la demande avec la dernière confiance de réussir dans l’entreprise du monde la plus téméraire. Quoi, ma sœur, s’écria le roi, veut-il aller combattre quelque nouveau dragon ? C’en est plusieurs à la fois, dit-elle, qu’il s’assure de vaincre : vous le dirai-je ? enfin il se vante, d’obliger l’empereur à nous rendre tous nos trésors, et que pour cela, il ne lui faut point d’armée. Quel dommage, répliqua le roi, que ce pauvre garçon soit tombé dans une folie si extraordinaire ! son combat contre le monstre, ajouta la reine, ne lui laisse plus concevoir que de grands desseins ; et que hasardez-vous en lui donnant la permission de s’exposer encore pour votre service ? Je hasarde sa vie qui m’est chère, répliqua le roi, j’aurais une peine extrême de le faire périr de gaieté de cœur. De quelque manière que la chose tourne, il est donc infaillible qu’il mourra, dit-elle, car je vous assure qu’il a une si forte passion d’aller recouvrer vos trésors, qu’il ne fera plus que languir si vous lui en refusez la permission.

Le roi tomba dans une profonde tristesse : je ne puis imaginer, dit-il, ceux qui lui remplissent la tête de toutes ces chimères, je souffre de le voir en cet état. Au fond, répliqua la reine, il a combattu le dragon, il l’a vaincu, peut-être qu’il réussirait de même. J’ai quelquefois des pressentiments justes, le cœur me dit que son entreprise sera heureuse ; de grâce, mon frère, ne vous opposez point à son zèle. Il faut l’appeler, ajouta le roi, et lui représenter tout au moins ce qu’il hasarde. Voilà justement le moyen de le faire désespérer, répliqua la reine, il croira que vous ne voulez pas qu’il parte, et je vous assure qu’à l’égard de le retenir par aucune considération qui le concerne, il ne le fera pas ; car je lui ai déjà dit tout ce qui se peut imaginer dans une telle occasion. Hé bien, s’écria le roi, qu’il parte, j’y consens. La reine ravie de cette permission, appela Fortuné : chevalier, lui dit-elle, remerciez le roi, il vous accorde la permission que vous désirez tant, d’aller trouver l’empereur Matapa, et de lui faire rendre de gré ou de force nos trésors qu’il a enlevés ; préparez-vous y avec la même diligence que vous eûtes pour aller combattre le dragon.

Fortuné, surpris, reconnut à ce trait la fureur de la reine contre lui : cependant il sentit du plaisir à pouvoir donner sa vie pour un roi qui lui était si cher ; et sans se défendre de cette extraordinaire commission, il mit un genou en terre, et baisa la main du roi qui était de son côté très-attendri. La reine ressentait une espèce de honte de voir avec quel respect il se voyait condamné à affronter la mort. Serait-ce, disait-elle en elle-même, qu’il aurait pour moi de l’attachement, et que plutôt de me dédire de ce que j’ai avancé de sa part, il souffre le mauvais tour que je lui joue sans se plaindre ? Ah ! si je pouvais m’en flatter, que je me voudrais de mal de celui que je vais lui faire ! Le roi parla peu au chevalier, il remonta à cheval, et la reine dans sa calèche, feignant de se trouver encore mal.

Fortuné accompagna le roi jusqu’au bout de la forêt ; puis y entrant pour entretenir son cheval, il lui dit : mon fidèle Camarade, c’en est fait, il faut que je périsse. La reine vient de m’en ménager une occasion à laquelle je ne me serais jamais attendu de sa part. Mon aimable maître, répliqua le cheval, cessez de vous alarmer ; bien, que je n’aie pas été présent à ce qui s’est parlé, je le savais il y a longtemps ; l’ambassade n’est pas si terrible que vous vous l’imaginez. Tu ne sais donc pas, continua le chevalier, que cet empereur est le plus colère de tous les hommes, et que si je lui propose de rendre tout ce qu’il a pris au roi, il ne me fera d’autres réponses que de m’attacher une corde au cou et de me faire jeter dans la rivière. Je suis informé de ses violences, dit Camarade, mais que cela ne vous empêche pas de prendre vos gens avec vous, et de partir : si vous y périssez, nous périrons tous ; j’espère cependant un meilleur succès.

Le chevalier un peu consolé revint chez lui, et donna les ordres nécessaires, et alla ensuite prendre ceux du roi et ses lettres de créance. Vous direz de ma part à l’empereur, lui dit-il, que je redemande mes sujets qu’il retient en esclavage, mes soldats prisonniers, mes chevaux dont il se sert, et mes meubles avec mes trésors. Que lui offrirai-je pour toutes ces choses, dit Fortuné ? Rien, répliqua le roi, que mon amitié. Le jeune ambassadeur ne fit pas un grand effort de mémoire pour retenir son instruction ; il partit sans voir la reine ; elle en parut offensée, mais il avait peu de chose à ménager avec elle : que pouvait-elle lui faire dans sa plus grande colère, qu’elle ne lui fît pas dans les transports de sa plus grande amitié ? Une tendresse de ce caractère lui paraissait la chose du monde la plus redoutable. Sa confidente, qui savait tout le secret, était désespérée contre sa maîtresse de vouloir sacrifier la fleur de toute la chevalerie.

Fortuné prit dans le coffre de maroquin tout ce qui lui était nécessaire pour son voyage : il ne se contenta pas de s’habiller magnifiquement, il voulut que ses sept hommes qui l’accompagnaient fussent très-bien mis : et comme ils avaient tous des chevaux excellents, et que Camarade semblait plutôt voler en l’air que courir sur la terre, ils arrivèrent en peu de temps à la ville capitale où demeurait l’empereur Matapa. Elle était plus grande que Paris, Constantinople et Rome ensemble ; et si peuplée que les caves, les greniers et les toits étaient habités.

Fortuné demeura bien surpris de voir une ville d’une si prodigieuse étendue. Il fit demander audience à l’empereur, et l’obtint sans peine ; mais quand il lui eut déclaré le sujet de son ambassade, bien que ce fut avec une grâce qui ajoutait beaucoup à ses raisons, l’empereur ne put s’empêcher d’en sourire. Si vous étiez à la tête de cinq cent mille hommes, lui dit-il, l’on pourrait vous écouter ; mais l’on m’a dit que vous n’en aviez que sept. Je n’ai pas entrepris, seigneur, lui dit Fortuné, de vous faire rendre ce que mon maître souhaite par la force mais par mes très humbles remontrances. Par quelle voie que ce soit, ajouta l’empereur, vous n’en viendrez point à bout, que vous n’exécutiez une pensée qui vient de me venir ; c’est que vous trouviez un homme qui ait assez bon appétit pour manger à son déjeuner tout le pain chaud qu’on aura cuit pour les habitants de cette grande ville. Le chevalier à cette proposition demeura surpris de joie, et comme il ne parlait pas assez promptement, l’empereur éclata de rire : vous voyez, lui dit-il, qu’il est naturel de répondre une extravagance à une proposition extravagante. Seigneur, dit Fortuné, j’accepte ce que vous m’offrez, j’amènerai demain un homme qui mangera tout le pain tendre, et même tout le pain dur de cette ville ; commandez qu’on l’apporte dans la grande place, vous aurez le plaisir de lui voir mettre à profit jusqu’aux miettes. L’empereur répliqua qu’il y consentirait. Il ne fut parlé le reste du jour que de la folie du nouvel ambassadeur et Matapa jura qu’il le ferait mourir s’il ne tenait sa parole.

Fortuné étant revenu à l’hôtel des ambassadeurs où il logeait, il appela Grugeon, et lui dit : c’est cette fois-ci qu’il faut te préparer à manger du pain, il y va de tout pour nous. Il lui apprit là-dessus ce qu’il avait promis à l’empereur. Ne vous inquiétez pas, mon maître, lui dit Grugeon, je mangerai tant qu’ils en seront plutôt las que moi. Fortuné ne laissa pas de craindre qu’il n’en pût venir à bout ; il défendit qu’on lui donnât à souper, afin qu’il déjeunât mieux ; mais cette précaution était inutile.

L’empereur, l’impératrice et la princesse se placèrent sur un balcon pour voir mieux ce qui allait se passer. Fortuné arriva avec son petit cortège ; et lorsqu’il aperçut dans la grande place six montagnes de pain, plus hautes que les Pyrénées, il ne put s’empêcher de pâlir. Grugeon n’en fit pas de même ; car l’espérance de manger tant de bon pain lui faisait grand plaisir ; il pria qu’on n’en réservât pas le plus petit morceau, disant qu’il voulait même avoir le reste des souris. L’empereur plaisantait avec toute sa cour de l’extravagance de Fortuné et de ses gens, mais Grugeon impatient, demanda le signal pour commencer : on le lui donna par le bruit des trompettes et des tambours, en même temps il se jeta sur une des montagnes de pain, qu’il mangea en moins d’un quart d’heure, et toutes les autres forent gobées de même.

Il n’a jamais été un étonnement pareil, tout le monde demandait s’il n’avait point fasciné leurs yeux, et l’on allait toucher à l’endroit où les pains avaient été apportés : il fallut que ce jour-là, depuis l’empereur jusqu’au chat, tout dînât sans pain.

Fortuné, infiniment content de ce bon succès, s’approche de l’empereur, et lui demande avec beaucoup de respect, s’il avait agréable de lui tenir sa parole. L’empereur, un peu irrité d’avoir été pris pour dupe, lui dit : monsieur l’ambassadeur, c’est trop manger sans boire, il faut que vous ou quelqu’un de vos gens buviez toute l’eau des fontaines, des aqueducs et des réservoirs de toute la ville, et tout le vin qui se trouvera dans les caves ; Seigneur, dit Fortuné vous voulez me mettre dans l’impossibilité d’obéir à vos ordres ; mais au fond, je ne laisserais pas de tenter l’aventure, si je pouvait me flatter que vous rendrez au roi mon maître ce que je vous ai demandé de sa part. Je le ferai dit l’empereur si vous pouvez réussir dans votre entreprise. Le chevalier demanda à l’empereur s’il y serait présent, il répliqua que la chose était assez rare pour mériter sa curiosité, et, montant dans un chariot magnifique, il fut à la fontaine des lions ; il y en avait sept de marbre, qui jetaient par la gueule des torrents d’eau, dont il se formait une rivière sur laquelle on traversait la ville en gondole.

Trinquet s’approcha du grand bassin, et, sans reprendre haleine, il tarit cette source aussi sèche que s’il n’y avait jamais eu d’eau. Les poissons de la rivière criaient vengeance contre lui, car ils ne savaient que devenir. Il n’en fit pas moins à toutes les autres fontaines, aux aqueducs et aux réservoirs ; enfin il aurait bu la mer, tant il était altéré. Après une telle expérience, l’empereur ne pouvait guère douter qu’il ne bût le vin aussi-bien que l’eau, et chacun dépité n’avait guère envie de lui donner le sien ; mais Trinquet se plaignit hautement de l’injustice qu’on lui faisait ; il dit qu’il aurait mal à l’estomac, et qu’il ne prétendait pas seulement avoir le vin, mais que les liqueurs étaient aussi de son marché ; de sorte que Matapa, craignant de paraître trop ménager, consentit à ce que Trinquet lui demandait. Fortuné, prenant son temps, supplia l’empereur de se souvenir de ce qu’il lui avait promis. À ces paroles, il prit un air sévère, et lui dit qu’il y penserait.

En effet, il assembla son conseil pour lui déclarer le chagrin extrême où il était d’avoir promis à ce jeune ambassadeur tout ce qu’il avait gagné sur son maître ; qu’il y avait attaché des conditions dont il avait cru l’exécution impossible, et, qu’il pourrait dire, pour éviter une chose qui lui était si préjudiciable. La princesse sa fille, qui était une des plus belles personnes au monde, l’ayant entendu parler ainsi, lui dit : « Seigneur, vous savez que jusqu’à présent j’ai vaincu tous ceux qui ont osé me disputer le prix de la course ; il faut dire à l’ambassadeur que s’il peut arriver avant moi au but qui sera marqué, vous promettez de ne plus éluder la parole que vous lui avez donnée. »

L’empereur embrassa sa fille, il trouva son conseil merveilleux, et le lendemain il reçut agréablement les devoirs de Fortuné.

« J’ai encore une chose à exiger, lui dit-il, c’est que vous, ou quelqu’un de vos gens, couriez contre la princesse, ma fille ; je vous jure par tous les éléments, que si l’on remporte le prix sur elle, je donnerai toutes sortes de satisfactions à votre maître. » Fortuné ne résista point ce défi ; il dit à l’empereur qu’il l’acceptait, et sur-le-champ, Matapa ajouta que ce serait dans deux heures. Il envoya dire à sa fille de se préparer : c’était un exercice où elle était accoutumée dès sa plus tendre jeunesse. Elle parut dans une grande allée d’orangers, qui avait trois lieues de long, et qui était si bien sablée, que l’on ne voyait pas une pierre grosse comme la tête d’une épingle : elle avait une robe légère de taffetas couleur de rose, semée de petit étoiles brodées d’or et d’argent ; ses beaux cheveux étaient attachés d’un ruban par derrière, et tombaient négligemment sur ses épaules ; elle portait de petits souliers sans talons, extrêmement jolis et une ceinture de pierreries, qui marquait assez sa taille pour laisser voir qu’il n’en a jamais été une plus belle : la jeune Athalante n’osait jamais osé lui rien disputer.

Fortuné vint, suivi du fidèle Léger et de ses autres domestiques ; l’empereur se place avec toute sa cour ; l’ambassadeur dit que Léger aurait l’honneur de courir contre la princesse. Le coffre de maroquin lui avait fourni un habit de toile de Hollande, tout garni de dentelles d’Angleterre, des bas de soie couleur de feu, des plumes de même, et de beau linge. En cet état il avait fort bonne mine ; la princesse l’accepta pour courir, avec elle, mais avant que de partir on lui apporta une liqueur, qui aidait encore à la rendre plus légère, et à lui donner de la force. Le coureur s’écria qu’il fallait qu’on lui en donnât aussi, et que l’avantage devait être égal. Très-volontiers, dit-elle, je suis trop juste pour vous en refuser. Aussitôt elle lui en fit verser ; mais comme il n’était point accoutumé à cette eau, qui était très forte, elle lui monta tout d’un coup à la tête ; il fit deux ou trois tours, et se laissant tomber au pied d’un oranger, il s’endormit profondément.

Cependant on donnait le signal pour partir : on l’avait déjà recommencé trois fois, la princesse attendait bonnement que Léger s’éveillât. Elle pensa enfin qu’il lui était d’une grande conséquence de tirer son père de l’embarras où il était, de sorte qu’elle partit avec une grâce et une légèreté merveilleuse. Comme Fortuné se tenait au bout de l’allée avec tous ses gens, il ne savait rien de ce qui se passait ; lorsqu’il vit la princesse, qui courait toute seule, et qui n’était plus guère qu’à une demi-lieue du but : « Dieux ! s’écria-t-il, en parlant à son cheval, nous sommes perdus ; je n’aperçois point Léger ! — Seigneur, dit Camarade, il faut que Fine-Oreille écoute, peut-être il nous apprendra ce qu’il fait. » Fine-Oreille se jeta par terre, et bien qu’il fût à deux lieues de Léger, il l’entendit ronfler. « Vraiment, dit-il, il n’a garde de venir, il dort comme s’il était dans son lit. — Eh ! que ferons-nous donc, s’écria encore Fortuné ? — Mon maître, dit Camarade, il faut que Bon-Tireur lui décoche une flèche dans le petit bout de l’oreille afin de le réveiller. » Le Bon-Tireur prit son arc, et frappa si juste, qu’il perça l’oreille de Léger. La douleur qu’il ressentit le tira de son assoupissement ; il ouvrit les yeux, il aperçut la princesse qui touchait presque au but, et il n’entendit derrière lui que des cris de joie et d’applaudissement. Il s’étonna d’abord ; mais il regagna bien vite ce que le sommeil lui avait fait perdre. Il semblait que les vents le portaient, et que les yeux ne le pouvaient suivre ; enfin il arriva le premier, ayant encore la flèche dans l’oreille, car il ne s’était pas donné le temps de l’ôter.

L’empereur demeura si surpris des trois événements qui s’étaient passés depuis l’arrivée de l’ambassadeur, qu’il crut que les dieux s’intéressaient pour lui, et qu’il ne pouvait plus différer de tenir sa parole. Approchez, lui dit-il, afin d’entendre par ma bouche, que je consens que vous preniez ici ce que vous ou l’un de vos hommes, pourrez emporter des trésors de votre maître ; car il ne faut pas que vous pensiez que je veuille jamais vous en donner davantage, ni que je laisse aller ses soldats, ses sujets et ses chevaux. L’ambassadeur lui fit une profonde révérence ; il lui dit qu’il lui faisait encore beaucoup de grâce, et qu’il le suppliait de donner ses ordres là-dessus,

Matapa tout plein de dépit parla au gardien de ses trésors, et s’en alla à une maison de plaisance qu’il avait près de la ville. Aussitôt Fortuné et ses gens demandèrent l’entrée de tous les lieux où les meubles, les raretés et l’argent et les bijoux du roi étaient enfermés On ne lui cacha rien mais ce fut à condition qu’il n’y aurait qu’un seul homme qui pourrait s’en charger, Forte-Échine se présenta, et avec son secours l’ambassadeur emporta tous les meubles qui étaient dans les palais de l’empereur, cinq cent statues d’or plus hautes que des géants, des carrosses, des chariots, et toutes sortes de choses, sans exception ; avec cela Forte-Echine marchait si légèrement, qu’il ne semblait pas qu’il eût une livre pesant sur son dos.

Lorsque les ministres de l’empereur virent que ses palais étaient démeublés à tel point qu’il n’y restait ni chaises, ni coffre, ni marmite, ni lit pour se coucher, ils allèrent en diligence l’en avertir, et l’on peut juger de son étonnement, quand il sut qu’un seul homme emportait tout : il s’écria qu’il ne le souffrirait pas, et commanda à ses gardes et à ses mousquetaires de monter à cheval, et de suivre en diligence les ravisseurs de ses trésors. Bien que Fortuné fût à plus de dix lieues, Fine-Oreille l’avertit qu’il entendait un gros de cavalerie qui venait à toute bride, et le bon Tireur, qui avait la vue excellente, les aperçut ; ils étaient au bord d’une rivière. Fortuné dit à Trinquet : nous n’avons point de bateau, si tu pouvais boire une partie de cette eau, nous passerions. Trinquet aussitôt fit son devoir. L’ambassadeur voulait profiter du temps pour s’éloigner ; son cheval lui dit : ne vous inquiétez pas, laissez approcher nos ennemis. Ils parurent au bord de la rivière, et sachant où les pêcheurs mettaient leurs bateaux, ils s’embarquèrent promptement, et ramaient de toutes leurs forces, lorsque l’Impétueux enfla ses joues, et commença de souffler ; la rivière s’agita ; les bateaux furent renversés, et la petite armée de l’empereur périt, sans qu’il s’en sauvât un seul pour lui en aller dire des nouvelles.

Chacun, joyeux d’un événement si favorable, ne songea plus qu’à demander la récompense qu’il croyait avoir méritée ; ils voulaient se rendre les maîtres de tous les trésors qu’ils emportaient, lorsqu’il s’éleva une grande dispute entre eux sur le partage.

Si je n’avais pas gagné le prix, disait le coureur, vous n’auriez rien ; et si je ne t’avais pas entendu ronfler, dit Fine-Oreille, où en étions-nous ? Qui t’aurait réveillé sans moi, répartit le bon Tireur ? En vérité, ajouta Forte-Échine, je vous admire avec vos contestations ; quelqu’un me doit-il disputer l’avantage de choisir, puisque j’ai eu la peine de porter tout ? sans mon secours vous ne feriez point dans l’embarras de partager. Dites plutôt sans le mien, répartit Trinquet ; la rivière, que j’ai bue comme un verre de limonade, vous aurait un peu embarrassés. On l’aurait été bien autrement, si je n’avais pas renversé les bateaux, dit l’Impétueux. J’ai gardé le silence jusqu’à présent, interrompit Grugeon ; mais je ne puis m’empêcher de représenter, que c’est moi qui ai ouvert la scène aux grands événements qui se sont passés, et que si j’avais laissé seulement une croûte de pain, tout était perdu. Mes amis, dit Fortuné d’un air absolu, vous avez tous fait des merveilles ; mais nous devons laisser au roi le soin de reconnaître nos services ; je serais bien fâché d’être récompensé d’une autre main que de la sienne : croyez-moi, remettons tout à sa volonté ; il nous a envoyés pour rapporter ses trésors, et non pas pour les voler ; cette pensée est même si honteuse, que je suis d’avis que l’on n’en parle jamais, et je vous assure qu’en mon particulier je vous ferai tant de bien, que vous n’aurez rien à regretter, quand bien même il serait possible que le roi vous négligeât.

Les sept doués se sentirent pénétrés de la remontrance de leur maître ; ils se jetèrent à ses pieds, et lui promirent de n’avoir point d’autre volonté que la sienne ; ainsi ils achevèrent leur voyage. Mais l’aimable Fortuné, en approchant de la ville, se sentait agité de mille troubles différents ; la joie d’avoir rendu un service considérable à son roi, à celui pour qui il ressentait un attachement si tendre, l’espérance de le voir, d’en être favorablement reçu, tout cela le flattait agréablement. D’ailleurs, la crainte d’irriter encore la reine, et d’éprouver de nouvelles persécutions de sa part et de celle de Floride, le jetait dans un étrange abattement ; enfin il arriva, et tout le peuple, ravi de voir tant de richesses qu’il rapportait, le suivait avec mille acclamations, dont le bruit parvint jusqu’au palais.

Le roi ne put croire une chose si extraordinaire, il courut chez la reine pour l’en informer ; elle demeura d’abord tout éperdue, mais ensuite se remettant un peu : vous voyez dit-elle, que les Dieux le protègent ; il a heureusement réussi, et je ne suis pas surprise qu’il entreprenne ce qui paraît impossible au autres. En achevant ces mots, elle vit entrer Fortuné ; il informa leurs majestés du succès de son voyage, ajoutant que les trésors étaient dans le parc, parce qu’il avait tant d’or, de pierreries et de meubles, qu’on n’avait point d’endroits assez grands pour les mettre ; il est aisé de croire que le roi témoigna beaucoup d’amitié à un sujet si fidèle, si zélé et si aimable.

La présence du Chevalier, et tous les avantages qu’il avait remportés, rouvrirent dans le cœur de la reine une blessure qui n’était point encore fermée ; elle le trouvait plus charmant que jamais, et sitôt qu’elle put être en liberté de parler à Floride, elle recommença ses plaintes ordinaires. Tu vois ce que j’ai fait pour le perdre, lui disait-elle, je n’imaginais que ce seul moyen de l’oublier ; une fatalité sans pareille me le ramène toujours, et quelques raisons que j’eusse de mépriser un homme qui m’est si inférieur, et qui ne paye mes sentiments que d’une noire ingratitude, je ne laisse pas de l’aimer encore, et de me résoudre enfin à l’épouser secrètement : à l’épouser, madame s’écria Floride ! est-ce une chose possible ? ai-je bien entendu ? Oui, reprit la reine, tu as entendu mon dessein, il faut que tu le secondes ; je te charge de mener Fortuné ce soir dans mon cabinet, je veux lui déclarer moi-même jusqu’où vont mes bontés pour lui. Floride, au désespoir d’être choisie pour contribuer au mariage de sa maîtresse et de son amant n’oublia rien pour détourner la reine de le voir ; elle lui représenta la colère du roi, s’il venait à découvrir cette intrigue, qu’il ferait peut-être mourir le chevalier, que tout au moins il le condamnerait à une prison perpétuelle, où elle ne le verrait plus. Toute son éloquence échoua, elle vit que la reine commençait à se fâcher, elle n’eut pas d’autre parti à prendre que celui d’obéir.

Elle trouva Fortuné dans la galerie du Palais, où il faisait arranger les statues d’or qu’il avait rapportées de Matapa ; elle lui dit de venir le soir chez la reine ; cet ordre le fit trembler, Floride connut sa peine. « Ô Dieu ! lui dit-elle, que je vous plains ! pourquoi faut-il que le cœur de cette princesse n’ait pu vous échapper ? Hélas ! j’en sais un moins dangereux que le sien, qui n’oserait se déclarer. » Le chevalier ne voulut pas s’embarquer dans un nouvel éclaircissement, il avait déjà assez de chagrin ; et comme il ne cherchait point à plaire à la reine, il prit un habit très négligé, afin qu’elle ne pût penser qu’il eût aucun dessein ; mais s’il pouvait quitter aisément les diamants et la broderie, il n’en allait pas de même de ses charmes personnels ; il était toujours aimable, toujours merveilleux ; de quelque humeur qu’il fût, rien ne l’égalait.

La reine prit grand soin de rehausser sa beauté de tout l’éclat qu’on peut recevoir d’une parure extraordinaire ; elle remarqua avec plaisir que Fortuné en paraissait surpris. Les apparences, lui dit-elle, font quelquefois si trompeuses, que je suis bien aise de me justifier sur ce que vous avez cru sans doute de mes sentiments. Lorsque j’ai engagé le roi de vous envoyer vers l’Empereur, il semblait que je voulais vous sacrifier ; comptez cependant beau Chevalier, que je savais tout ce qui devait en arriver, et que je n’ai point eu d’autres vues que de vous ménager une gloire immortelle. Madame, lui dit-il, vous êtes trop élevée au-dessus de moi, pour que vous deviez vous abaisser jusqu’à une explication ; je n’entre point dans les motifs qui vous ont fait agir, il me suffit d’avoir obéi au roi. Vous avez trop d’indifférence pour l’éclaircissement que je veux vous donner, ajouta-t-elle ; mais enfin le temps est venu de vous convaincre de mes bontés ; approchez Fortuné, approchez, recevez ma main pour gage de ma foi.

Le pauvre chevalier demeura si interdit, qu’on ne l’a jamais été davantage ; il fut vingt fois prêt de déclarer son sexe à la reine ; il n’osa le faire, et répondit aux témoignages de son amitié par une froideur extrême ; il lui dit des raisons infinies sur la colère où serait le roi, d’apprendre que son sujet, au milieu de sa cour, eût osé contracter un mariage si important sans son aveu. Après que la reine eut essayé inutilement de le guérir de la peur qui semblait l’alarmer, elle prit tout-d’un-coup le visage et la voix d’une furie ; elle s’emporta ; elle lui fit mille menaces ; elle le chargea d’injures ; elle le battit ; elle l’égratigna, et tournant ensuite ses fureurs contre elle-même, elle s’arracha les cheveux, se mit le visage et la gorge en sang, déchira son voile et ses dentelles ; puis s’écriant : À moi, gardes, à moi, elle fit entrer les siens dans son cabinet ; elle leur commanda de mettre cet infortuné au fond d’un cachot, et du même pas elle courut chez le roi pour lui demander justice contre les violences de ce jeune monstre.

Elle raconta à son frère que, depuis longtemps, il avait eu l’audace de lui déclarer sa passion ; que, dans l’espérance que l’absence et les rigueurs pourraient le guérir, elle n’avait négligé aucune occasion de l’éloigner, comme il avait pu le remarquer ; mais que c’était un malheureux, que rien ne pouvait changer ; qu’il voyait l’extrémité où il s’était porté contre elle ; qu’elle voulait qu’on lui fît son procès, et que s’il lui refusait cette justice, elle en tirerait raison.

La manière dont elle parlait étonna le roi ; il la connaissait pour la plus violente femme du monde. Elle avait beaucoup de pouvoir et elle était capable de bouleverser le royaume. La hardiesse de Fortuné demandait une punition exemplaire ; tout le monde savait déjà ce qui venait de se passer, et il devait se porter lui-même à venger sa sœur. Mais, hélas ! sur qui cette vengeance devait-elle être exercée ? sur un chevalier qui s’était exposé aux plus grands périls pour son service, il était redevable de tous ses trésors, qu’il aimait d’une inclination particulière : il aurait donné la moitié de sa vie pour sauver ce cher Favori. Il représenta à la reine l’utilité dont il lui était, les services qu’il avait rendus à l’état, sa jeunesse, et toutes les choses qui pouvaient l’engager à lui pardonner. Elle ne voulut pas l’entendre, elle demandait sa mort. Le roi ne pouvant donc plus éviter de lui donner des juges, nomma ceux qu’il crut les plus doux et les plus susceptibles de tendresse, afin qu’ils fussent plus disposés à tolérer cette faute.

Mais il se trompa dans ses conjectures ; les juges voulurent rétablir leur réputation aux dépens de ce pauvre malheureux : et comme c’était une affaire de grand éclat, ils s’armèrent de la dernière rigueur, et condamnèrent Fortuné sans daigner l’entendre. Son arrêt portait trois coups de poignards dans le cœur parce que c’était son cœur qui était coupable. Le roi craignait autant cet arrêt que s’il avait dû être prononcé contre lui-même ; il exila tous les juges qui l’avaient donné, mais il ne pouvait sauver son aimable Fortuné, et la reine triomphait du supplice qu’il allait souffrir ; ses yeux avérés de sang demandaient celui de cet illustre affligé. Le roi fit de nouvelles tentatives auprès d’elle, qui ne servirent qu’à l’aigrir. Enfin le jour marqué pour cette terrible exécution arriva. L’on vint retirer le chevalier de la prison où il avait été mis et où il était demeuré sans que personne au monde lui eut parlé ; il ne savait point le crime dont la reine l’accusait, s’imaginant seulement que c’était quelque nouvelle persécution que son indifférence lui attirait ; et ce qui lui faisait le plus de peine, c’est qu’il croyait que le roi secondait les fureurs de cette princesse.

Floride, inconsolable de l’état où l’on réduisait son amant, prit une résolution de la dernière violence ; c’était d’empoisonner la reine, et de s’empoisonner elle-même s’il fallait que Fortuné éprouvât la rigueur d’une mort cruelle. Dès qu’elle en sut l’arrêt, le désespoir saisit son âme, elle ne pensa plus qu’à exécuter ses desseins ; mais on lui apporta un poison plus lent qu’elle ne voulait ; de sorte qu’encore qu’elle l’eût fait prendre à la reine, cette princesse, qui n’en ressentait pas encore la malignité, fit amener le beau chevalier au milieu de la grande place du palais, pour recevoir la mort en sa présence. Les bourreaux le tirèrent de son cachot avec leur coutume ordinaire et le conduisirent comme un tendre agneau au supplice. Le premier objet qui frappa ses yeux, ce fut la reine sur son chariot, qui ne pouvait être, à son gré, assez proche de lui, voulant, s’il se pouvait, que son sang rejaillît sur elle. Pour le roi, il s’était enfermé dans son cabinet, afin de plaindre en liberté le sort de son cher favori.

Lorsque l’on eut attaché Fortuné à un poteau, l’on arracha sa robe et sa veste pour lui percer le cœur : mais quel étonnement fut celui de cette nombreuse assemblée, quand on découvrit la gorge d’albâtre de la véritable Belle-Belle ! chacun connut que c’était une fille innocente, accusée injustement. La reine émue et confuse se troubla à tel point, que le poison commença de faire des effets surprenants ; elle tombait dans de longues convulsions, dont elle ne revenait que pour pousser des regrets cuisants ; et le peuple qui chérissait Fortuné lui avait déjà rendu sa liberté. L’on courut annoncer ces surprenantes nouvelles au roi, qui s’abandonnait à une profonde tristesse. Dans ce moment la joie prit la place de la douleur ; il courut dans la place, et fut charmé de voir la métamorphose de Fortuné.

Les derniers soupirs de la reine suspendirent un peu les transports de ce prince ; mais comme il réfléchit sur sa malice, il ne put la regretter, et résolut d’épouser Belle-Belle, pour lui payer par une couronne, les obligations infinies qu’il lui avait ; il lui déclara ses intentions. Il est aisé de croire qu’elles la mirent au comble de ses souhaits, beaucoup moins par rapport à son élévation que par rapport à un roi plein de mérite pour lequel elle avait toujours ressenti une tendresse extrême.

Le jour du célèbre mariage du roi étant marqué, Belle-Belle reprit ses habits de fille, et parut alors mille fois plus aimable qu’elle ne l’était sous ceux du chevalier. Elle consulta son cheval sur la suite de ses aventures ; il ne lui en promit plus que d’agréables ; et en reconnaissance de tous les bons offices qu’il lui avait rendus, elle lui fit faire une écurie lambrissée d’ébène et d’ivoire ; il ne couchait plus que sur des matelas de satin. À l’égard de ceux qui l’avaient suivie, ils eurent des récompenses proportionnées à leurs services.

Cependant Camarade disparut ; on vint le dire à Belle-Belle. Cette perte troubla la reine qui l’adorait ; elle fit chercher son cheval partout, ce fut inutilement pendant trois jours ; le quatrième son inquiétude l’obligea de se lever avant l’aurore ; elle descendit dans le jardin, traversa le bois, et se promena dans une vaste prairie, s’écriant de temps en temps : Camarade, mon cher Camarade, qu’êtes-vous devenu ? m’abandonnez-vous ? j’ai encore besoin de vos sages conseils : revenez ; revenez pour me les donner. Comme elle parlait ainsi, elle aperçut tout d’un coup un second soleil qui se levait du côté d’Occident ; elle s’arrêta pour admirer ce prodige : son ravissement fut sans pareil de voir que cela s’approchait peu à peu d’elle, et de reconnaître au bout d’un moment son cheval, dont l’équipage était tout couvert de pierreries, et précédait en cabriolant un char de perles et de topazes ; vingt-quatre moutons le traînaient, leur lame était de fil d’or et de canetille très brillante ; leurs traits de satin cramoisi, couverts d’émeraudes ; les escarboucles n’y manquaient pas, ils en avaient à leurs cornes et à leurs oreilles. Belle-Belle reconnut dans le char sa protectrice la fée avec le comte son père et ses deux sœurs, qui lui crièrent en battant des mains, et lui faisant mille signes d’amitié, qu’elles venaient à ses noces : elle pensa mourir de joie ; elle ne savait que faire ni que dire pour leur en donner tous les témoignages qu’elle aurait voulu : elle se plaça dans le chariot, et ce pompeux équipage entra dans le palais où tout était déjà préparé pour célébrer la plus grande fête qui pouvait se faire dans le royaume. Ainsi l’amoureux roi attacha sa destinée à celle de sa maîtresse ; et cette charmante aventure a passé de siècles en siècles jusqu’au nôtre.

MORALITÉ

Le plus cruel lion de l’ardente Libye,
Pressé par le chasseur dont il ressent les traits,
Est moins à redouter qu’une amante en furie,
Qui voit mépriser ses attraits.
Le fer et le poison est la moindre vengeance
Qu’ose demander son courroux ;
Pour en calmer la violence.
Vous en voyez ici les funestes effets :

On eût à Fortuné, malgré son innocence,
Fait souffrir le tourment du plus grand des forfaits.
Sa métamorphose nouvelle
Désarma tout un peuple à sa perte obstiné ;
Et l’on reconnut Belle-Belle
Sous les habits de Fortuné.
La reine vainement demandait son supplice,
Le ciel pour l’innocence a toujours combattu :
Après avoir puni le vice,
Il fait couronner la vertu.