Contes des fées (Aulnoy, 1825)/La Grenouille bienfaisante
Pour les autres éditions de ce texte, voir La Grenouille bienfaisante.
LA
GRENOUILLE
BIENFAISANTE.
Il était une fois un roi, qui soutenait depuis
long-temps une guerre contre ses voisins. Après
plusieurs batailles, on mit le siége devant sa ville
capitale ; il craignit pour la reine, et la voyant
grosse, il la pria de se retirer dans un château qu’il
avait fait fortifier, et où il n’était jamais allé
qu’une fois. La reine employa les prières et les
larmes pour lui persuader de la laisser auprès
de lui ; elle voulait partager sa fortune, et jeta
les hauts cris lorsqu’il la mit dans son chariot pour
la faire partir ; cependant il ordonna à ses gardes
de l’accompagner, et lui promit de se dérober
le plus secrètement qu’il pourrait pour l’aller
voir : c’était une espérance dont il la flattait,
car le château était fort éloigné, environné d’une
épaisse forêt, et à moins d’en savoir bien les
routes, l’on n’y pouvait arriver.
La reine partit, très-attendrie de laisser son mari dans les périls de la guerre ; on la conduisait à petites journées, de crainte qu’elle ne fût malade de la fatigue d’un si long voyage ; enfin elle arriva dans son château bien inquiète et bien chagrine. Après qu’elle se fut assez reposée, elle voulut se promener aux environs, et elle ne trouvait rien qui pût la divertir ; elle jetait les yeux de tous côtés ; elle voyait de grands déserts qui lui donnaient plus de chagrins que de plaisirs ; elle les regardait tristement, et disait quelquefois : « Quelle comparaison du séjour où je suis, à celui où j’ai été toute ma vie ! si j’y reste encore long-temps, il faut que je meure : à qui parler dans ces lieux solitaires ? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes ? et qu’ai-je fait au roi pour m’avoir exilée ? Il semble qu’il veuille me faire ressentir toute l’amertume de son absence, lorsqu’il me relègue dans un château si désagréable.
C’est ainsi qu’elle se plaignait ; et quoiqu’il lui écrivit tous les jours, et qu’il lui donnât de fort bonnes nouvelles du siége, elle s’affligeait de plus en plus, et prit la résolution de s’en retourner auprès du roi ; mais comme les officiers qu’il lui avait donnés, avaient ordre de ne la ramener que lorsqu’il lui enverrait un courrier exprès, elle ne témoigna point ce qu’elle méditait, et se fit faire un petit char, où il n’y avait place que pour elle, disant qu’elle voulait aller quelquefois à la chasse. Elle conduisait elle-même les chevaux, et suivait les chiens de si près, que les veneurs allaient moins vite qu’elle ; par ce moyen elle se rendait maîtresse de son char, et de s’en aller quand elle voudrait. Il n’y avait qu’une difficulté, c’est qu’elle ne savait point les routes de la forêt ; mais elle se flatta que les dieux la conduiraient à bon port ; et après leur avoir fait quelques petits sacrifices, elle dit qu’elle voulait qu’on fît une grande chasse, et que tout le monde y vînt, qu’elle monterait dans son char, que chacun irait par différentes routes pour ne laisser aucunes retraites aux bêtes sauvages. Ainsi l’on se partagea. La jeune reine, qui croyait bientôt revoir son époux, avait pris un habit très avantageux ; sa capeline était couverte de plumes de différentes couleurs, sa veste toute garnie de pierreries et sa beauté qui n’avait rien de commun, faisait paraître une seconde Diane.
Dans le temps qu’on était le plus occupé du plaisir de la chasse, elle lâcha la bride à ses chevaux, et les anima de la voix et de quelques coups de fouet. Après avoir marché assez vite, ils prirent le galop, et ensuite le mors aux dents ; le chariot semblait traîné par les vents, les yeux auraient eu peine à le suivre ; la pauvre reine se repentit, mais trop tard, de sa témérité : « Qu’ai-je prétendu ? disait-elle ; me pouvait-il convenir de conduire toute seule des chevaux si fiers et si peu dociles ? Hélas ! que va-t-il m’arriver ? ah ! si le roi me croyait exposée au péril où je suis, qui deviendrait-il, lui qui m’aime si chèrement, et qui ne m’a éloignée de sa ville capitale que pour me mettre en plus grande sûreté ? Voilà comme j’ai répondu à ses tendres soins ; et ce cher enfant que je porte dans mon sein va être aussi-bien que moi la victime de mon imprudence. » L’air retentissait de ses douloureuses plaintes ; elle invoquait les dieux, elle appelait les fées à son secours, et les dieux et les fées l’avaient abandonnée : le chariot fut renversé, elle n’eut par la force de se jeter assez promptement à terre, son pied demeura pris entre la roue et l’essieu. Il est aisé de croire qu’il ne fallait pas moins qu’un miracle pour la sauver après un si terrible accident.
Elle resta enfin étendue sur la terre au pied d’un arbre ; elle n’avait ni pouls ni voix ; son visage était tout couvert de sang. Elle était demeurée long-temps en cet état ; lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit auprès d’elle une femme d’une grandeur gigantesque, couverte seulement de la peau d’un lion, ses bras et ses jambes étaient nus, ses cheveux noués ensemble avec une peau sèche de serpent, dont la tête pendait sur ses épaules, une massue de pierre à la main, qui lui servait de canne pour s’appuyer, et un carquois plein de flèches au côté. Une figure si extraordinaire persuada la reine qu’elle était morte ; car elle ne croyait pas qu’après de si grands accidens elle dût vivre encore, et parlant tout bas : « Je ne suis point surprise, dit-elle, qu’on ait tant de peine à se résoudre à la mort, ce qu’on voit en l’autre monde est bien affreux. « La géante qui l’écoutait ne put s’empêcher de rire de l’opinion ou elle était d’être morte : « Reprends tes esprits, lui dit-elle, sache que tu es encore au nombre des vivans ; mais ton sort n’en sera guère moins triste. Je suis la fée Lionne, qui demeure proche d’ici ; il faut que tu viennes passer ta vie avec moi. » La reine la regarda tristement et lui dit : « Si vous vouliez, madame Lionne, me remener dans mon château, et prescrire au roi ce qu’il vous donnera pour ma rançon, il m’aime si chèrement, qu’il ne refuserait pas même la moitié de son royaume. — Non, lui dit-elle, je suis suffisamment riche ; je m’ennuyais depuis quelque temps d’être seule ; tu as de l’esprit ; peut-être que tu me divertiras. » En achevant ces paroles, elle prit la figure d’une lionne, et chargeant la reine sur son dos, elle l’emporta au fond de sa terrible grotte : dès qu’elle y fut, elle la guérit avec une liqueur dont elle la frotta.
Quelle surprise et quelle douleur pour la reine, de se voir dans cet affreux séjour ! l’on y descendait par dix mille marches, qui conduisaient jusqu’au centre de la terre ; il n’y avait point d’autre lumière que celle de plusieurs grosses lampes qui réfléchissaient sur un lac de vif-argent. Il était couvert de monstres dont les différentes figures auraient épouvanté une reine moins timide ; les hibous et les chouettes, quelques corbeaux, et d’autres oiseaux de sinistre augure s’y faisaient entendre ; l’on apercevait dans le lointain une montagne d’où coulaient des eaux presque dormantes ; ce sont toutes les larmes que les amans malheureux ont jamais versées dont les tristes amours ont fait des réservoirs. Les arbres étaient toujours dépouillés de feuilles et de fruits, la terre couverte de soucis, de ronces et d’orties. La nourriture convenait au climat d’un pays si maudit ; quelques racines sèches, des marrons d’Inde et des pommes d’églantier, c’est tout ce qui s’offrait pour soulager la faim des infortunés qui tombaient entre les mains de la fée Lionne.
Sitôt que la reine se trouva en état de travailler, la fée lui dit qu’elle pouvait se faire une cabane, parce qu’elle resterait toute sa vie avec elle. À ces mots, cette princesse n’eut pas la force de retenir ses larmes : « Hé ! que vous ai-je fait, s’écria-t-elle, pour me garder ici ? Si la fin de ma vie, que je sens approcher, vous cause quelque plaisir, donnez-moi la mort, c’est tout ce que j’ose espérer de votre pitié ; mais ne me condamnez point à passer une longue et déplorable vie sans mon époux. » La Lionne se moqua de sa douleur, et lui dit qu’elle lui conseillait d’essuyer ses pleurs, et d’essayer de lui plaire ; que si elle prenait une autre conduite, elle serait la plus malheureuse personne du monde. « Que faut-il donc faire, répliqua la reine, pour toucher votre cour ? — J’aime, lui dit-elle, les pâtés de mouches ; je veux que vous trouviez le moyen d’en avoir assez pour m’en faire un très-grand et très-excellent. — Mais, lui dit la reine, je n’en vois point ici ; quand il y en aurait, il ne fait pas assez clair pour les attraper ; et quand je les attraperais, je n’ai jamais fait de pâtisserie : de sorte que vous me donnez des ordres que je ne puis exécuter. — N’importe, dit l’impitoyable Lionne, je veux ce que je veux. »
La reine ne répliqua rien ; elle pensa qu’en dépit de la cruelle fée, elle n’avait qu’une vie à perdre, et en l’état où elle était, que pouvait-elle craindre ? Au lieu donc d’aller chercher des mouches, elle s’assit sous un if, et commença ces tristes plaintes : « Quelle sera votre douleur, mon cher époux, disait-elle, lorsque vous viendrez me chercher, et que vous ne me trouverez plus ! vous me croirez morte ou infidèle, et j’aime encore mieux que vous pleuriez la perte de ma vie, que celle de ma tendresse. L’on retrouvera peut-être dans la forêt mon chariot en pièces et tous les ornemens que j’avais pris pour vous plaire ; à cette vue vous ne douterez plus de ma mort ; et que sais-je si vous n’accorderez point à une autre la part que vous m’aviez donnée dans votre cœur ? mais au moins je ne le saurai pas, puisque je ne dois plus retourner dans le monde. »
Elle aurait continué long-temps à s’entretenir de cette manière, si elle n’avait pas entendu au-dessus de sa tête le triste coassement d’un corbeau. Elle leva les yeux, et à la faveur du peu de lumière qui éclairait le rivage, elle vit en effet un gros corbeau qui tenait une grenouille, bien intentionné de la croquer. « Encore que rien ne se présente ici pour me soulager, dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvre grenouille, qui est aussi affligée en son espèce que je le suis dans la mienne. » Elle se servit du premier bâton qu’elle trouva sous sa main, et fit quitter prise au corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps étourdie, et reprenant ensuite ses esprits grenouilliques : « Belle reine, lui dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que j’aie vue en ces lieux, depuis que la curiosité m’y a conduite. — Par quelle merveille parlez-vous, petite grenouille, répondit la reine, et qui sont les personnes que vous voyez ici ? car je n’en ai encore aperçu aucune. — Tous les monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont été dans le monde ; les uns sur le trône, les autres dans la confidence de leurs souverains ; il y a même des maîtresses de quelques rois qui ont coûté bien du sang à l’État ; ce sont elles que vous voyez métamorphosées en sang-sues : le destin les envoie ici pour quelque temps, sans qu’aucuns de ceux qui y viennent retournent meilleurs et se corrigent. — Je comprends bien, dit la reine, que plusieurs méchans ensemble n’aident pas à s’amender ; mais, à votre égard, ma commère la grenouille, que faites-vous ici ? — La curiosité m’a fait entreprendre d’y venir, répliqua-t-elle ; je suis demi-fée ; mon pouvoir est borné en de certaines choses, et fort étendu en d’autres : si la fée Lionne me reconnaissait dans ses États, elle me tuerait.
— Comment est-il possible, lui dit la reine, que fée ou demi-fée, un corbeau ait été prêt à vous manger ? — Deux mots vous le feront comprendre, répondit la grenouille : lorsque j’ai mon petit chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus grande vertu, je ne crains rien ; mais malheureusement je l’avais laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur moi. J’avoue, madame, que sans vous je ne serais plus ; et puisque je vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagement de la vôtre, vous pouvez m’ordonner tout ce qu’il vous plaira. — Hélas ! ma chère grenouille, dit la reine, la mauvaise fée qui me retient captive, veut que je lui fasse un pâté de mouches ; il n’y en a point ici ; quand il y en aurait, on n’y voit pas assez clair pour les attraper ; et je cours grand risque de mourir sous ses coups. — Laissez-moi faire, dit la grenouille, ayant qu’il soit peu je vous en fournirai. » Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus de six mille grenouilles de ses amies en firent autant : elle fut ensuite dans un endroit rempli de mouches ; la méchante fée en avait là un magasin, exprès pour tourmenter de certains malheureux. Dès qu’elles sentirent le sucre, elles s’y attachèrent, et les officieuses grenouilles revinrent au grand galop où la reine était. Il n’a jamais été une telle capture de mouches, ni un meilleur pâté que celui qu’elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui présenta, elle en fut très-surprise, ne comprenant point par quelle adresse elle avait pu les attraper.
La reine étant exposée à toutes les intempéries de l’air, qui était empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer à bâtir sa maisonnette. La grenouille vint lui offrir généreusement ses services, et se mettant à la tête de toutes celles qui avaient été querir les mouches, elles aidèrent à la reine à élever un petit bâtiment le plus joli du monde ; mais elle y fut à peine couchée, que les monstres du lac, jaloux de son repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l’on eût entendu jusqu’alors. Elle se leva toute effrayée et s’enfuit : c’est ce que les monstres demandaient. Un dragon, jadis tyran d’un des plus beaux royaumes de l’univers, en prit possession.
La pauvre reine affligée, voulut s’en plaindre, mais vraiment on se moqua bien d’elle ; les monstres la huèrent, et la fée Lionne lui dit que si à l’avenir elle l’étourdissait de ses lamentations, elle la rouerait de coups. Il fallut se taire et recourir à la grenouille, qui était bien la meilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble ; car aussitôt qu’elle avait son chaperon de roses, elle était capable de rire et de pleurer tout comme un autre. « J’ai, lui dit-elle, une si grande amitié pour vous, que je veux recommencer votre bâtiment, quand tous les monstres du lac devraient s’en désespérer. » Elle coupa sur-le-champ du bois, et le petit palais rustique de la reine se trouva fait en si peu de temps qu’elle s’y retira la même nuit.
La grenouille attentive à tout ce qui était nécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet et de thym sauvage. Lorsque la méchante fée sut que la reine ne couchait plus par terre, elle l’envoya querir : « Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous protègent ? lui dit-elle. Cette terre, toujours arrosée d’une pluie de soufre et de feux, n’a jamais rien produit qui vaille une feuille de sauge ; j’apprends malgré cela que les herbes odoriférantes croissent sous vos pas ! — J’en ignore la cause, madame, lui dit la reine, et si je l’attribue à quelque chose, c’est à l’enfant dont je suis grosse, qui sera peut-être moins malheureux que moi.
— L’envie me prend, dit la fée, d’avoir un bouquet des fleurs les plus rares ; essayez si la fortune de votre marmotte vous en fournira ; si elle y manque, vous ne manquerez pas de coups ; car j’en donne souvent, et les donne toujours à merveilles. » La reine se prit à pleurer ; de telles menaces ne lui convenaient guère, et l’impossibilité de trouver des fleurs la mettait au désespoir.
Elle s’en retourna dans sa maisonnette ; son amie la grenouille y vint : « Que vous êtes triste ! dit-elle à la reine. — Hélas ! ma chère commère, qui ne le serait ? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs ; où les trouverai-je ? Vous voyez celles qui naissent ici ; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais. — Aimable princesse, dit gracieusement la grenouille, il faut tâcher de vous tirer de l’embarras où vous êtes : il y a ici une chauve-souris, qui est la seule avec qui j’ai lié commerce ; c’est une bonne créature, elle va plus vite que moi ; je lui donnerai mon chaperon de feuilles de roses ; avec ce secours elle vous trouvera des fleurs. » La reine lui fit une profonde révérence ; car il n’y avait pas moyen d’embrasser Grenouillette.
Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris, et quelques heures après elle revint, cachant sous ses ailes des fleurs admirables. La reine les porta bien vite à la mauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu’elle l’eût été, ne pouvant comprendre par quel miracle la reine était si bien servie.
Cette princesse rêvait incessamment aux moyens de pouvoir s’échapper. Elle communiqua son envie à la bonne grenouille, qui lui dit : « Ma dame, permettez-moi, avant toutes choses, que je consulte mon petit chaperon, et nous agirons ensuite selon ses conseils. » Elle le prit, l’ayant mis sur un fêtu, elle brûla devant quelques brins de genièvre, des câpres, et deux petits pois verts ; elle coassa cinq fois ; puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de roses, elle commença de parler comme un oracle.
« Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend de sortir de ces lieux ; vous y aurez une princesse plus belle que la mère des amours ; ne vous mettez point en peine du reste, le temps seul peut vous soulager. »
La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent ; mais elle prit la résolution de croire son amie. « Tout au moins, lui dit-elle, ne m’abandonnez pas ; soyez à mes couches, puisque je suis condamnée à les faire ici. » L’honnête grenouille s’engagea d’être sa Lucine, et la consola le mieux qu’elle put.
Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenaient assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvait envoyer sans cesse des courriers à la reine : cependant ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de se retirer, et il ressentit bien moins le bonheur de cet événement, par rapport à lui, qu’à sa chère reine, qu’il pouvait aller querir sans crainte. Il ignorait son désastre, aucun de ses officiers n’avait osé l’en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la forêt le chariot en pièces, les chevaux échappés et toute la parure d’amazone qu’elle avait mise pour l’aller trouver.
Comme ils ne doutèrent point de sa mort, et qu’ils crurent qu’elle avait été dévorée, il ne fut question entr’eux que de persuader au roi qu’elle était morte subitement. À ces funestes nouvelles, il pensa mourir lui-même de douleur ; cheveux arrachés, larmes répandues, cris pitoyables, sanglots, soupirs, et autres menus droits du veuvage, rien ne fut épargné en cette occasion.
Après avoir passé plusieurs jours sans voir personne, et sans vouloir être vu, il retourna dans sa grande ville, traînant après lui un long deuil, qu’il portait mieux dans le cœur que dans ses habits. Tous les ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter ; et après les cérémonies, qui sont inséparables de ces sortes de catastrophes, il s’attacha à donner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre, et leur procurant un grand commerce.
La reine ignorait toutes ces choses : le temps vint de ses couches ; elles furent très-heureuses : le ciel lui donna une petite princesse, aussi belle que Grenouillette l’avait prédit ; elles la nommèrent Moufette ; et la reine, avec bien de la peine, obtint permission de la fée Lionne de la nourrir ; car elle avait grand envie de la manger, tant elle était barbare et féroce.
Moufette, la merveille de nos jours, avait déjà six mois ; et la reine, en la regardant avec une tendresse mêlée de pitié, disait sans cesse : « Ha ! si le roi ton père te voyait, ma pauvre petite, qu’il aurait de joie, que tu lui serais chère ! Mais peut-être dans ce même moment qu’il commence à m’oublier ; il nous croit ensevelies pour jamais dans les horreurs de la mort ; peut-être, dis-je, qu’une autre occupe dans son cœur la place qu’il m’y avait donnée. »
Ces tristes réflexions lui coûtaient bien des larmes ; la grenouille, qui l’aimait de bonne foi, la voyant pleurer ainsi, lui dit un jour : « Si vous voulez, madame, j’irai trouver le roi votre époux ; le voyage est long ; je chemine lentement ; mais enfin, un peu plus tôt ou un peu plus tard, j’espère arriver. » Cette proposition ne pouvait être plus agréablement reçue qu’elle le fut ; la reine joignit ses mains, et les fit même joindre à Moufette, pour marquer à madame la grenouille l’obligation qu’elle lui aurait d’entreprendre un tel voyage. Elle l’assura que le roi n’en serait pas ingrat. « Mais, continua-t-elle, de quelle utilité lui pourra être de me, savoir dans ce triste séjour ? il lui sera impossible de m’en retirer. — Madame, reprit la grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux, et faire de notre côté ce qui dépend de nous.
Aussitôt elles se dirent adieu : la reine écrivit au roi avec son propre sang sur un petit morceau de linge ; car elle n’avait ni encre ni papier. Elle le priait de croire en toutes choses la vertueuse grenouille, qui l’allait informer de ses nouvelles.
Elle fut un an et quatre jours à monter les dix mille marches qu’il y avait depuis la plaine noire, où elle laissait la reine, jusqu’au monde, et elle demeura une autre année à faire faire son équipage, car elle était trop fière pour vouloir paraître dans une grande cour comme une méchante grenouillette de marécages. Elle fit faire une litière assez grande pour mettre commodément deux œufs ; elle était couverte toute d’écaille de tortue en dehors, doublée de peau de jeunes lézards ; elle avait cinquante filles d’honneur ; c’étaient de ces petites reines vertes qui sautillent dans les prés ; chacune était montée sur un escargot, avec une selle à l’anglaise, la jambe sur l’arçon d’un air merveilleux ; plusieurs rats d’eau, vêtus en pages, précédaient les limaçons, auxquels elle avait confié la garde de sa personne : enfin rien n’a jamais été si joli, surtout son chaperon de roses vermeilles toujours fraiches et épanouies ; lui séyait le mieux du monde. Elle était un peu coquette de son métier, cela l’avait obligée de mettre du rouge et des mouches ; l’on dit même qu’elle était fardée, comme sont la plupart des dames de ces pays-là ; mais la chose approfondie, l’on a trouvé que c’était ses ennemis qui en parlaient ainsi.
Elle demeura sept ans à faire son voyage pendant lesquels la pauvre reine souffrit des maux et des peines inexprimables ; et sans la belle Moufette qui la consolait, elle serait morte cent et cent fois. Cette merveilleuse petite créature n’ouvrait pas la bouche et ne disait pas un mot qu’elle ne charmât sa mère ; il n’était pas jusqu’à la fée Lionne qu’elle n’eût apprivoisée ; et enfin, au bout de six ans que la reine avait passés dans cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à la chasse, à condition que tout ce qu’elle tuerait serait pour elle.
Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil ! elle en avait si fort perdu l’habitude qu’elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette, elle était si adroite, qu’à cinq et six ans rien n’échappait aux coups qu’elle tirait ; par ce moyen la mère et la fille adoucissaient un peu la férocité de la fée.
Grenouille chemina par monts et par vaux, de jour et de nuit ; enfin elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisait son séjour ; elle demeura surprise de ne voir partout que des danses et des festins ; on riait, on chantait ; et plus elle approchait de la ville, plus elle trouvait de joie et de jubilation. Son équipage marécageux surprenait tout le monde : chacun la suivait ; et la foule devint si grande lorsqu’elle entra dans la ville, qu’elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu’au palais ; c’est en ce lieu que tout était dans la magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s’était enfin laissé fléchir aux prières de ses sujets ; il allait se marier à une princesse moins belle à la vérité que sa femme, mais qui ne laissait pas d’être fort agréable.
La bonne grenouille étant descendue de sa litière, entra chez le roi, suivie de tout son cortége. Elle n’eut pas besoin de demander audience : le monarque, sa fiancée et tous les princes avaient trop d’envie de savoir le sujet de sa venue pour l’interrompre : « Sire, dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de la peine ; les noces que vous êtes sur le point de faire, me persuadent votre infidélité pour la reine. — Son souvenir m’est toujours cher, dit le roi, en versant quelques larmes qu’il ne put retenir ; mais il faut que vous sachiez, gentille grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu’ils veulent : il y a neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier, je leur dois des héritiers, ainsi j’ai jeté les yeux sur cette jeune princesse, qui me paraît toute charmante. — Je ne vous conseille pas de l’épouser, car la polygamie est un cas pendable ; la reine n’est point morte, voici une lettre écrite de son sang, dont elle m’a chargée : vous avez une petite princesse, Moufette, qui est plus belle que tous les cieux ensemble. »
Le roi prit le chiffon où la reine avait griffonné quelques mots, il le baisa, il l’arrosa de ses larmes, il le fit voir à toute l’assemblée, disant qu’il reconnaissait fort bien le caractère de sa femme : il fit mille questions à la grenouille, auxquelles elle répondit avec autant d’esprit que de vivacité. La princesse fiancée, et les ambassadeurs chargés de voir célébrer son mariage, faisaient très-laide grimace. « Comment, sire, dit le plus célèbre d’entr’eux, pouvez-vous, sur les paroles d’une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solennel ? Cette écume de marécage a l’insolence de venir mentir à votre cour, et goûte le plaisir d’être écoutée ! — Monsieur l’ambassadeur, répliqua la grenouille, sachez que je ne suis point écume de marécage, et puisqu’il faut ici étaler ma science, allons, fées et féos, paraissez. » Toutes les grenouillettes, rats, escargots, lézards, et elle à leur tête parurent en effet ; mais ils n’avaient plus la figure de ces vilains petits animaux ; leur taille était haute et majestueuse, leur visage agréable, leurs yeux plus brillans que les étoiles ; chacun portait une couronne de pierreries sur sa tête, et un manteau royal sur ses épaules, de velours doublé d’hermine, avec une longue queue, que des nains et des naines portaient. En même temps, voici des trompettes, tymbales, hautbois, et tambours qui percent les nues par leurs sons agréables et guerriers : toutes les fées et les féos commencèrent un ballet si légèrement dansé, que la moindre gambade les élevait jusqu’à la voûte du salon. Le roi attentif, et la future reine n’étaient pas moins surpris l’un que l’autre, quand ils virent tout d’un coup ces honorables baladins métamorphosés en fleurs qui ne baladinaient pas moins, jasmiņs, jonquilles, violettes, œillets et tubéreuses, que lorsqu’ils étaient pourvus de jambes et de pieds. C’était un parterre animé, dont tous les mouvemens réjouissaient autant l’odorat que la vue.
Un instant après, les fleurs disparurent ; plusieurs fontaines prirent leurs places ; elles s’élevaient rapidement, et retombaient dans un large canal, qui se forma au pied du château ; il était couvert de petites galères peintes et dorées, si jolies et si galantes, que la princesse convia ses ambassadeurs d’y entrer avec elle pour s’y promener. Ils le voulurent bien, pensant que tout cela n’était qu’un jeu, qui se terminerait enfin par d’heureuses noces.
Dès qu’ils furent embarqués, la galère, le fleuve, et toutes les fontaines disparurent ; les grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi demanda où était sa princesse ; la grenouille repartit : « Sire, vous n’en devez point avoir d’autre que la reine votre épouse ; si j’étais moins de ses amies, je ne me mettrais pas en peine du mariage que vous étiez sur le point de faire ; mais elle a tant de mérite, et votre fille Moufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un moment à tâcher de les délivrer. — Je vous avoue, madame la grenouille, dit le roi, que si je ne croyais pas ma femme morte, il n’y a rien au monde que je ne fisse pour la ravoir. — Après les merveilles que j’ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il me semble que vous devriez être plus persuadé de ce que je vous dis : laissez votre royaume avec de bons ordres, et ne différez pas à partir. Voici une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine, et de parler à la fée Lionne, quoiqu’elle soit la plus terrible créature qui soit au monde. »
Le roi ne voyant plus la princesse qui lui était destinée, sentit que sa passion pour elle s’affaiblissait fort, et qu’au contraire celle qu’il avait eue pour la reine prenait de nouvelles forces.
Il partit sans vouloir être accompagné de personne et fit des présens très-considérables à la grenouille : « Ne vous découragez point, lui dit elle ; vous aurez de terribles difficultés à surmonter ; mais j’espère que vous réussirez dans ce que vous souhaitez. »
Le roi consolé par ces promesses, ne prit point d’autres guides que sa bague pour aller trouver sa chère reine. À mesure que Moufette grandissait, sa beauté se perfectionnait si fort que tous les monstres du lac de vif-argent en devinrent amoureux ; l’on voyait des dragons d’une figure épouvantable, qui venaient ramper à ses pieds. Bien qu’elle les eût toujours vus, ses beaux yeux ne pouvaient s’y accoutumer ; elle fuyait et se cachait entre les bras de sa mère : « Serons-nous long-temps ici ? lui disait elle ; nos malheurs ne finiront-ils point ? » La reine lui donnait de bonnes espérances pour la consoler ; mais dans le fond, elle n’en avait aucunes ; l’éloignement de la grenouille, son profond silence, tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du roi, tout cela, dis-je, l’affligeait avec excès.
La fée Lionne s’accoutuma peu à peu à les mener à la chasse ; elle était friande ; elle aimait le gibier qu’elles lui tuaient, et pour toute récompense, elle leur en donnait les pieds ou la tête ; mais c’était encore beaucoup de leur permettre de revoir la lumière du jour. Cette fée prenait la figure d’une lionne ; la reine et sa fille s’asseyaient sur elle, et couraient ainsi les bois.
Le roi, conduit par sa bague, s’étant arrêté dans une forêt les vit passer comme un trait qu’on décoche ; il n’en fut pas aperçu ; mais voulant les suivre, elles disparurent absolument à ses yeux.
Malgré les continuelles peines de la reine, sa beauté ne s’était point altérée ; elle lui parut plus belle que jamais. Tous ses feux se rallumèrent et ne doutant pas que la jeune princesse qui était avec elle, ne fût sa chère Moufette, il résolut de périr mille fois, plutôt que d’abandonner le dessein de les ravoir.
L’officieuse bague le conduisit dans l’obscur séjour où était la reine depuis tant d’années ; il n’était pas médiocrement surpris de descendre jusqu’au fond de la terre ; mais tout ce qu’il y vit l’étonna bien davantage. La fée Lionne qui n’ignorait rien, savait le jour et l’heure qu’il devait arriver : que n’aurait-elle pas fait, pour que le destin, d’intelligence avec elle, en eût ordonné autrement ! Mais elle résolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien.
Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent un palais de cristal qui voguait comme l’onde ; elle y renferma la pauvre reine et sa fille ; ensuite elle harangua tous les monstres qui étaient amoureux de Moufette : « Vous perdrez cette belle princesse, leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec moi à la défendre contre un chevalier qui vient pour l’enlever. » Les monstres promirent de ne rien négliger de ce qu’ils pouvaient faire ; ils entourèrent le palais de cristal ; les plus légers se placèrent sur le toit et sur les murs ; les autres aux portes, et le reste dans le lac.
Le roi étant conseillé par sa fidèle bague, fut d’abord à la caverne de la fée ; elle l’attendait sous sa figure de lionne. Dès qu’il parut, elle se jeta sur lui : il mit l’épée à la main avec une valeur qu’elle n’avait pas prévue, et comme elle allongeait une de ses pattes pour le terrasser, il la lui coupa à la jointure ; c’était justement au coude. Elle poussa un grand cri, et tomba ; il s’approcha d’elle, il lui mit le pied sur la gorge, il jura par sa foi, qu’il l’allait tuer ; et malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pas d’avoir peur. « Que me veux-tu ? lui dit-elle. Que me demandes-tu ? — Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d’avoir enlevé ma femme, et je veux t’obliger à me la rendre ou je t’étranglerai tout-à-l’heure. Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir. » Le roi regarda du côté qu’elle lui montrait, il vit la reine et sa fille dans le château de cristal, qui voguait sans rames et sans gouvernail comme une galère, sur le vif-argent.
Il pensa mourir de joie et de douleur : il les appela de toute sa force, et il en fut entendu ; mais où les joindre ? Pendant qu’il en cherchait les moyens, la fée Lionne disparut.
Il courait le long des bords du lac : quand il était d’un côté prêt à joindre le palais transparent, il s’éloignait d’une vitesse épouvantable ; et ses espérances étaient ainsi toujours déçues. La reine, qui craignait qu’à la fin il ne se lassât, lui criait de ne point perdre courage, que la fée Lionne voulait le fatiguer ; mais qu’un véritable amour ne peut être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle et Moufette lui tendaient les mains, prenaient des manières suppliantes. À cette vue, le roi se sentait pénétré de nouveaux traits ; il élevait la voix ; il jurait par le Styx et l’Achéron de passer plutôt le reste de sa vie dans ces tristes lieux que d’en partir sans elles.
Il fallait qu’il fût doué d’une grande persévérance, car il passait bien mal son temps. La terre, pleine de ronces et couverte d’épines, lui servait de lit ; il ne mangeait que des fruits sauvages, plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenir contre les monstres du lac. Un mari, qui tient cette conduite pour ravoir sa femme, est assurément du temps des fées, et son procédé marque assez l’époque de mon conte.
Trois années s’écoulèrent sans que le roi eût lieu de se promettre aucuns avantages ; il était presque désesperé ; il prit cent fois la résolution de se jeter dans le lac ; et il l’aurait fait, s’il avait pu envisager ce dernier coup comme un remède aux peines de la reine et de la princesse. Il courait à son ordinaire tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, lorsqu’un dragon affreux l’appela et lui dit : « Si vous voulez me jurer par votre couronne et par votre sceptre, par votre manteau royal, par votre femme et votre fille, de me donner un certain morceau à manger dont je suis friand, et que je vous demanderai lorsque j’en aurai envie, je vais vous prendre sur mes ailes ; et malgré tous les monstres qui couvrent ce lac, et qui gardent le château de cristal, je vous promets que nous retirerons la reine et la princesse Moufette.
— Ah ! cher dragon de mon âme, s’écria le roi, je vous jure, et à toute votre dragonienne espèce, que je vous donnerai à manger tant qu’il vous plaira, et que je resterai à jamais votre petit serviteur. Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, si vous n’avez envie de me tenir parole ; car il arriverait des malheurs si grands, que vous vous en souviendriez le reste de votre vie. » Le roi redoubla ses protestations ; il mourait d’impatience de délivrer sa chère reine ; il monta sur le dos du dragon, comme il aurait fait sur le plus beau cheval du monde : en même temps les monstres vinrent au-devant de lui pour l’arrêter au passage ; ils se battent, l’on n’entend que le sifflement aigu des serpens ; l’on ne voit que du feu ; le soufre et le salpêtre tombent pêle-mêle : enfin le roi arrive au château ; les efforts s’y renouvellent, chauves-souris, hibous, corbeaux, tout lui en défend l’entrée ; mais le dragon avec ses griffes, ses dents et sa queue, mettait en pièces les plus hardis. La reine de son côté, qui voyait cette grande bataille, casse ses murs à coups de pied, et des morceaux elle en fait des armes pour aider à son cher époux ; ils furent enfin victorieux ; ils se joignirent ; et l’enchantement s’acheva par un coup de tonnerre, qui tomba dans le lac, et qui le tarit.
L’officieux dragon était disparu comme tous les autres ; et sans que le roi pût deviner par quel moyen il avait été transporté dans sa ville capitale, il s’y trouva avec la reine et Moufette, assis dans un salon magnifique, vis-à-vis d’une table délicieusement servie. Il n’a jamais été un étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous leurs sujets accoururent pour voir leur souveraine et la jeune princesse qui, par une suite du prodige, était si superbement vêtue, qu’on avait peine à soutenir l’éclat de ses pierreries.
Il est aisé d’imaginer que tous les plaisirs occupèrent cette belle cour : l’on y faisait des mascarades, des courses de bagues, des tournois qui attiraient les plus grands princes du monde ; et les beaux yeux de Moufette les arrêtaient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits et les plus adroits, le prince Moufy emporta partout l’avantage ; l’on n’entendait que des applaudissemens ; chacun l’admirait, et la jeune Moufette qui avait été jusqu’alors avec les serpens et les dragons du lac, ne put s’empêcher de rendre justice au mérite de Moufy ; il ne se passait aucun jour sans qu’il fît des galanteries nouvelles pour lui plaire, car il l’aimait passionnément ; et s’étant mis sur les rangs pour établir ses prétentions, il fit connaître au roi et à la reine que sa principauté était d’une beauté et d’une étendue qui méritait bien une attention particulière.
Le roi lui dit que Moufette était maîtresse de se choisir un mari, et qu’il ne la voulait contraindre en rien ; qu’il travaillât à lui plaire, que c’était l’unique moyen d’être heureux. Le prince fut ravi de cette réponse ; il avait connu plusieurs rencontres qu’il ne lui était pas indifférent ; et s’en étant enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s’il n’était pas son époux, elle n’en aurait jamais d’autre. Moufy, transporté de joie, se jeta à ses pieds, il la conjura, dans les termes les plus tendres, de se souvenir de la parole qu’elle lui donnait.
Il courut aussitôt dans l’appartement du roi et de la reine ; il leur rendit compte des progrès que son amour avait faits sur Moufette, et les supplia de ne plus différer son bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avait de si grandes qualités, qu’il semblait être seul digne de posséder la merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avant qu’il retournât à Moufy, où il était obligé d’aller donner des ordres pour son mariage ; mais il ne serait plutôt jamais parti, que de s’en aller sans des assurances certaines d’être heureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire adieu sans répandre beaucoup de larmes ; elle avait je ne sais quels pressentimens qui l’affligeaient ; et la reine, voyant le prince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa fille, le priant, pour l’amour d’eux tous, que l’entrée qu’il allait ordonner ne fût pas si magnifique, afin qu’il tardât moins à revenir. Il lui dit : « Madame, je n’ai jamais tant pris de plaisir à vous obéir, que j’en aurai dans cette occasion ; mon cœur y est trop intéressé pour que je néglige ce qui peut me rendre heureux. »
Il partit en poste ; et la princesse Moufette, en attendant son retour, s’occupait de la musique et des instrumens qu’elle avait appris à toucher depuis quelques mois, et dont elle S’acquittait merveilleusement bien. Un jour qu’elle était dans la chambre de la reine, le roi y entra le visage tout couvert de larmes, et prenant sa fille entre ses bras : « Ô mon enfant, s’écria-t-il, ô père infortuné ! ô malheureux roi ! » Il n’en put dire davantage : les soupirs coupèrent le fil de sa voix ; la reine et la princesse épouvantées lui demandèrent ce qu’il avait ; enfin il leur dit qu’il venait d’arriver un géant d’une grandeur démesurée, qui se disait ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promesse qu’il avait exigée du roi pour lui aider à combattre et à vaincre les monstres, venait demander la princesse Moufette, afin de la manger en pâté ; qu’il s’était engagé par des sermens épouvantables de lui donner tout ce qu’il voudrait ; et en ce temps-là l’on ne savait pas manquer à sa parole.
La reine, entendant ces tristes nouvelles, poussa des cris affreux ; elle serra la princesse entre ses bras : « L’on m’arrachera plutôt la vie, dit-elle, que de me résoudre à livrer ma fille à ce monstre ; qu’il prenne notre royaume et tout ce que nous possédons. Père dénaturé, pourriez-vous donner les mains à une si grande barbarie ? Quoi ! mon enfant serait mis en pâté ! Ah ! je n’en peux soutenir la pensée : envoyez moi ce barbare ambassadeur ; peut-être que mon affliction le touchera. »
Le roi ne répliqua rien ; il fut parler au géant, et l’amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses pieds ; elle et sa fille le conjurèrent d’avoir pitié d’elles, et de persuader au dragon de prendre tout ce qu’elles avaient, et de sauver la vie à Moufette ; mais il leur répondit que cela ne dépendait point du tout de lui, et que le dragon était trop opiniâtre et trop friand ; que lorsqu’il avait en tête de manger quelque bon morceau, tous les dieux ensemble ne lui en ôteraient pas l’envie ; qu’il leur conseillait en ami de faire la chose de bonne grâce, parce qu’il en pourrait arriver de plus grands malheurs. À ces mots la reine s’évanouit, et la princesse en aurait fait autant, s’il n’eût fallu qu’elle secourût sa mère.
Ces tristes nouvelles furent à peine répandues dans le palais que toute la ville le sut ; l’on n’en tendait que des pleurs et des gémissemens, car Moufette était adorée. Le roi ne pouvait se résoudre à la donner au géant ; et le géant, qui avait déjà attendu plusieurs jours, commençait à se lasser, et menaçait d’une manière terrible. Cependant le roi et la reine disaient : « Que nous peut-il arriver de pis ? Quand le dragon du lac viendrait nous dévorer, nous ne serions pas plus affligés ; si l’on met notre Moufette en pâté, nous sommes perdus. » Là-dessus le géant leur dit qu’il avait reçu des nouvelles de son maître, et que si la princesse voulait épouser un neveu qu’il avait, il consentait à la laisser vivre ; qu’au reste ce neveu était beau et bien fait ; qu’il était prince, et qu’elle pourrait vivre fort contente avec lui.
Cette proposition adoucit un peu la douleur de leurs majestés ; la reine parla à la princesse mais elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de la mort : « Je ne suis point capable, lui dit-elle, madame, de conserver ma vie par une infidélité ; vous m’avez promise au prince Moufy, je ne serai jamais à d’autre : laissez-moi mourir ; la fin de ma vie assurera le repos de la vôtre. » Le roi survint : il dit à sa fille tout ce que la plus forte tendresse peut faire imaginer ; elle demeura ferme dans ses sentimens, et pour conclusion, il fut résolu de la conduire sur le haut d’une montagne où le dragon du lac la devait venir prendre.
L’on prépara tout pour ce triste sacrifice ; jamais ceux d’Iphigénie et de Psyché n’ont été si lugubres : l’on ne voyait que des habits noirs, des visages pâles et consternés. Quatre cents jeunes filles de la première qualité s’habillèrent de longs habits blancs, et se couronnèrent de cyprès pour l’accompagner : on la portait dans une litière de velours noir, découverte, afin que tout le monde vit ce chef-d’œuvre des dieux : ses cheveux étaient épars sur ses épaules, rattachés de crêpes, et la couronne qu’elle avait sur sa tête, était de jasmins mêlés de soucis. Elle ne paraissait touchée que de la douleur du roi et de la reine, qui la suivaient accablés de la plus profonde tristesse. Le géant, armé de toutes pièces, marchait à côté de la litière où était la princesse ; et la regardant d’un œil avide, il semblait qu’il était assuré d’en manger sa part : L’air retentissait de soupirs et de sanglots ; le chemin était inondé des larmes que l’on répandait.
« Ah ! grenouille, grenouille, s’écriait la reine, vous m’avez bien abandonnée ! Hélas ! pourquoi me donniez-vous votre secours dans la sombre plaine, puisque vous me le déniez à présent ? Que je serais heureuse d’être morte alors ! je ne verrais pas aujourd’hui toutes mes espérances déçues ! je ne verrais pas, dis-je, ma chère Moufette sur le point d’être dévorée. »
Pendant qu’elle faisait ces plaintes, l’on avançait, toujours quelque lentement qu’on marchât, et enfin l’on se trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu les cris et les regrets redoublèrent d’une telle force, qu’il n’a jamais été rien de si lamentable ; le géant convia tout le monde de faire ses adieux et de se retirer. Il fallait bien le faire, car en ce temps-là on était fort simple, et on ne cherchait des remèdes à rien.
Le roi et la reine s’étant éloignés, montèrent sur une autre montagne avec toute leur cour, parce qu’ils pouvaient voir de là ce qui allait arriver à la princesse ; et en effet ils ne restèrent pas long-temps sans apercevoir en l’air un dragon qui avait près d’une demi-lieue de long ; bien qu’il eût six grandes ailes, il ne pouvait presque voler tant son corps était pesant, tout couvert de grosses écailles bleues et de longs dards enflammés ; sa queue faisait cinquante tours et demi ; chacune de ses griffes était de la grandeur d’un moulin à vent, et l’on voyait dans sa gueule béante trois rangs de dents aussi longues que celles d’un éléphant.
Mais pendant qu’il s’avançait peu à peu, la chère et fidèle grenouille, montée sur un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle avait son chaperon de roses, et quoiqu’il fût enfermé dans son cabinet, elle y entra sans clef : « Que faites-vous ici, amant infortuné ? lui dit-elle. Vous rêvez aux beautés de Moufette qui est dans ce moment exposée à la plus rigoureuse catastrophe : voici donc une feuille de rose, en soufflant dessus, j’en fais un cheval rare, comme vous allez voir. » Il parut aussitôt un cheval tout vert ; il avait douze pieds et trois têtes, l’une jetait du feu, l’autre des bombes, et l’autre des boulets de canon. Elle lui donna une épée qui avait dix-huit aunes de long, et qui était plus légère qu’une plume ; elle le revêtit d’un seul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit ; et bien qu’il fût plus dur qu’un rocher, il était si maniable qu’il ne le gênait en rien : « Partez, lui dit-elle, courez, volez à la défense de ce que vous aimez ; le cheval vert que je vous donne vous menera où elle est ; quand vous l’aurez délivrée, faites-lui entendre la part que j’y ai.
— Généreuse fée, s’écria le prince, je ne puis à présent vous témoigner toute ma reconnaissance ; mais je me déclare pour jamais votre esclave très-fidèle. » Il monta sur le cheval aux trois têtes ; aussitôt il se mit à galopper avec ses douze pieds, et faisait plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte qu’il arriva en peu de temps au haut de la montagne, où il vit sa chère princesse toute seule et l’affreux dragon qui s’en approchait lentement. Le cheval vert se mit à jeter du feu, des bombes et des boulets de canon, qui ne surprirent pas médiocrement le monstre ; il reçut vingt coups de ces boulets dans la gorge, qui entamèrent un peu les écailles, et les bombes lui crevèrent un œil. Il devint furieux, et voulut se jeter sur le prince ; mais l’épée de dix-huit aunes était d’une si bonne trempe, qu’il la maniait comme il voulait, la lui enfonçant quelquefois jusqu’à la garde, ou s’en servant comme d’un fouet. Le prince n’aurait pas laissé de sentir l’effort de ses griffes, sans l’habit de diamant, qui était impénétrable.
Moufette l’avait reconnu de fort loin ; car le diamant qui le couvrait était fort brillant et clair, de sorte qu’elle fut saisie de la plus mortelle appréhension dont un maîtresse puisse être capable ; mais le roi et la reine commencèrent à sentir dans leur cœur quelques rayons d’espérance, car il était fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, à douze pieds, qui jetait feu et flammes, et un prince dans un étui de diamans, armé d’une épée formidable, venir dans un moment si nécessaire, et combattre avec tant de valeur. Le roi mit son chapeau sur sa canne, et la reine attacha son mouchoir au bout d’un bâton, pour faire des signes au prince et l’encourager. Toute leur suite en fit autant. En vérité il n’en avait pas besoin, son cœur tout seul, et le péril où il voyait sa maîtresse, suffisaient pour l’animer.
Quels efforts ne fit-il point ! la terre était couverte des dards, des griffes, des cornes des ailes et des écailles du dragon ; son sang coulait par mille endroits, il était tout bleu, et celui du cheval était tout vert ; ce qui faisait une nuance singulière sur la terre. Le prince tomba cinq fois, il se releva toujours, il prenait son temps pour remonter sur son cheval, et puis c’étaient des canonnades et des feux grégeois qui n’ont jamais rien eu de semblable. Enfin le dragon perdit ses forces, il tomba, et le prince lui donna un coup dans le ventre qui lui fit une épouvantable blessure ; mais ce qu’on aura peine à croire, et qui est pourtant aussi vrai que le reste du conte, c’est qu’il sortit par cette large blessure un prince le plus beau et le plus charmant que l’on ait jamais vu ; son habit était de velours bleu à fond d’or, tout brodé de perles ; il avait sur la tête un petit morion à la grecque, ombragé de plumes blanches. Il accourut les bras ouverts, et embrassant le prince Moufy : « Que ne vous dois-je pas, mon généreux libérateur ! lui dit-il ; vous venez de me délivrer de la plus affreuse prison où jamais un souverain puisse être renfermé : j’y avais été condamné par la fée Lionne ; il y a seize ans que j’y languis ; et son pouvoir était tel, que malgré ma propre volonté, elle me forçait à dévorer cette adorable princesse : menez-moi à ses pieds, pour que je lui explique mon malheur. »
Le prince Moufy, surpris et charmé d’une aventure si étonnante, ne voulut céder en rien aux civilités de ce prince ; ils se hâtèrent de joindre la belle Moufette, qui rendait de son côté mille grâces aux dieux pour un bonheur si inespéré. Le roi, la reine et toute la cour étaient déjà auprès d’elle ; chacun parlait à la fois, personne ne s’entendait ; l’on pleurait presque autant de joie, que l’on avait pleuré de douleur. Enfin, pour que rien ne manquât à la fête, la bonne grenouille parut en l’air montée sur un épervier, qui avait des sonnettes d’or aux pieds. Lorsque l’on entendit drelin dindin, chacun leva les yeux ; l’on vit briller le chaperon de roses comme un soleil, et la grenouille était aussi belle que l’aurore. La reine s’avança vers elle, et la prit par une de ses petites pattes ; aussitôt la sage grenouille se métamorphosa, et parut comme une grande reine ; son visage était le plus agréable du monde. « Je viens, s’écria-t-elle, pour couronner la fidélité de la princesse Moufette, elle a mieux aimé exposer sa vie que de changer ; cet exemple est rare dans le siècle où nous sommes ; mais il le sera bien davantage dans les siècles à venir. Elle prit aussitôt deux couronnes de myrtes qu’elle mit sur la tête des deux amans qui s’aimaient ; et frappant trois coups de sa baguette, l’on vit que tous les os du dragon s’élevèrent pour former un arc de triomphe, en mémoire de la grande aventure qui venait de se passer.
Ensuite cette belle et nombreuse troupe s’achemina vers la ville, chantant hymen et hyménée, avec autant de gaîté qu’ils avaient célébré tristement le sacrifice de la princesse. Ses noces ne furent différées que jusqu’au lendemain ; il est aisé de juger de la joie qui les accompagna.
La reine que je viens de peindre,
Au milieu des horreurs d’un infernal séjour ;
Pour ses jours n’avait rien à craindre ;
Pour elle l’amitié se joignit à l’amour.
Grenouillette et le roi lui marquèrent leur zèle.
Par de communs efforts,
Malgré la Lionne cruelle.
Ils surent l’arracher de ces funestes bords.
Des époux si constans, des amis si sincères,
Étaient du vieux temps de nos pères ;
Ils ne sont plus de ce temps-ci :
Le siècle de féerie en a toute la gloire,
Par le trait que je cite ici,
De l’époque de mon histoire
On peut être assez averti.