Contes des fées (Aulnoy, 1825)/La Princesse Belle Étoile et le Prince Chéri

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Princesse Belle-Étoile.

LA PRINCESSE
BELLE-ÉTOILE
et
LE PRINCE CHÉRI.


CONTE.



Il était une fois une princesse, à laquelle il ne restait plus rien de ses grandeurs passées, que son dais et son cadenas ; l’un était de velours en broderies de perles, et l’autre d’or enrichi de diamans. Elle les garda tant qu’elle put ; mais l’extrême nécessité où elle se trouvait réduite l’obligeait de temps en temps à détacher une perle, un diamant, une émeraude, et cela se vendait secrètement pour nourrir son équipage. Elle était veuve, chargée de trois filles très jeunes et très aimables. Elle comprit que si elle les élevait dans un air de grandeur et de magnificence convenable à leur rang, elles en ressentiraient davantage la suite de leurs disgrâces. Elle prit donc la résolution de vendre le peu qui lui restait, et de s’en aller bien loin avec ses trois filles, s’établit dans quelque maison de campagne où elles feraient une dépense convenable à leur petite fortune. En passant dans une forêt très dangereuse elle fut volée, de sorte qu’il ne lui resta presque plus rien. Cette pauvre princesse plus chagrine de ce dernier malheur que de tous ceux qui l’avaient précédé, connut bien qu’il fallait gagner sa vie ou mourir de faim. Elle avait aimé autrefois la bonne chère, et savait faire des sauces excellentes. Elle n’allait jamais sans sa petite cuisine d’or, que l’on venait voir de bien loin. Ce qu’elle avait fait pour se divertir, elle le fit alors pour subsister. Elle s’arrêta proche d’une grande ville, dans une maison fort jolie : elle y faisait des ragoûts merveilleux : l’on était friand dans ce pays-là, de sorte que tout le monde accourait chez elle. L’on ne parlait que de la bonne fricasseuse, à peine lui donnait-on le temps de respirer. Cependant ses trois filles devenaient grandes, et leur beauté n’aurait pas fait moins de bruit que les sauces de la princesse, si elle ne les avait cachées dans une chambre, d’où elles sortaient très rarement.

Un jour des plus beaux de l’année, il entra chez elle une petite vieille qui paraissait bien lasse : elle s’appuyait sur un bâton : son corps était tout courbé, et son visage plein de rides. « Je viens, dit-elle, afin que vous me fassiez un bon repas, car je veux, avant que d’aller en l’autre monde, pouvoir m’en vanter en celui-ci. » Elle prit une chaise de paille, se mit auprès du feu, et dit à la princesse de se haler. Comme elle ne pouvait pas tout faire, elle appela ses trois filles : l’aînée avait nom Roussette, la seconde Brunette, et la dernière Blondine. Elle leur avait donné ces noms par rapport à la couleur de leurs cheveux. Elles étaient vêtues en paysannes, avec des corsets et des jupes de différentes couleurs. La cadette était la plus belle et la plus douce. Leur mère commanda à l’une d’aller quérir de petits pigeons dans la volière : à l’autre de tuer des poulets : à l’autre de faire de la pâtisserie. Enfin en moins d’un moment, elles mirent devant la vieille un couvert très propre : du linge fort blanc, de la vaisselle de terre bien vernissée, et on la servit à plusieurs services. Le vin était bon, la glace n’y manquait pas, les verres rincés à tous moments par les plus belles mains du monde : tout cela donnait de l’appétit à la vieille petite bonne femme. Si elle mangea bien, elle but encore mieux. Elle se mit en pointe de vin. Elle disait mille choses où la princesse, qui ne faisait pas semblant d’y prendre garde, trouvait beaucoup d’esprit.

Le repas finit aussi gaiement qu’il s’était commencé, la vieille se leva, elle dit à la princesse : « Ma grande amie, si j’avais de l’argent je vous paierais, mais il y a longtemps que je suis ruinée, j’avais besoin de vous trouver pour faire si bonne chère ; tout ce que je puis vous promettre, c’est de vous envoyer de meilleures pratiques que la mienne. » La princesse se prit à sourire, et lui dit gracieusement : « Allez, ma bonne mère, ne vous inquiétez point, je suis toujours assez bien payée, quand je fais quelque plaisir.

— Nous avons été ravies de vous servir, dit Blondine, et si vous vouliez souper ici, nous ferions encore mieux.

— Oh ! que l’on est heureux, s’écria la vieille, lorsqu’on est née avec un cœur si bien faisant ! mais croyez-vous n’en pas recevoir la récompense ? Soyez certaines, continua-t-elle, que le premier souhait que vous ferez sans songer à moi sera accompli. » En même temps elle disparut, et elles n’eurent pas lieu de douter que ce ne fût une fée.

Cette aventure les étonna : elles n’en avaient jamais vue ; elles étaient peureuses, de sorte que pendant cinq ou six mois elles en parlèrent : et sitôt qu’elles désiraient quelque chose, elles pensaient à elle. Rien ne réussissait, dont elles étaient fortement en colère contre la fée. Mais un jour que le roi allait à la chasse, il passif chez la bonne fricasseuse pour voir si elle était aussi habile qu’on disait : et comme il approchait du jardin avec grand bruit, les trois sœurs qui cueillaient des fraises l’entendirent : « Ha ! dit Roussette, si j’étais assez heureuse pour épouser monseigneur l’amiral, je me vante que je ferais avec mon fuseau et ma quenouille tant de fil, et de ce fil tant de voile, qu’il n’aurait plus besoin d’en acheter pour les voiles de ses navires.

— Et moi, dit Brunette, si la Fortune m’était assez favorable pour nie faire épouser le frère du roi, je me vante qu’avec mon aiguille, je lui ferais tant de dentelles, qu’il en verrait son palais rempli.

— Et toi, ajouta Blondine, je me vante que si le roi m’épousait, j’aurais au bout de neuf mois deux beaux garçons et une belle fille, que leurs cheveux tomberaient par anneaux, répandant [de] fines pierres, avec une brillante étoile sur le front, et le cou entouré d’une riche chaîne d’or. »

Un des favoris du roi qui s’était avancé pour avertir l’hôtesse de sa venue, ayant entendu parler dans le jardin s’arrêta sans faire aucun bruit, et fut bien surpris de la conversation de ces trois belles filles. Il alla promptement la redire au roi pour le réjouir ; il en rit en effet, et commanda qu’on les fit venir devant lui.

Elles parurent aussitôt d’un air et d’une grâce merveilleuses. Elles saluèrent le roi avec beaucoup de respect et de modestie ; et quand il leur demanda s’il était vrai qu’elles venaient de s’entretenir des époux qu’elles désiraient, elles rougirent et baissèrent les veux : il les pressa encore davantage de l’avouer, elles en convinrent, et il s’écria aussitôt : « Certainement, je ne sais quelle puissance agit sur moi, mais je ne sortirai pas d’ici que je n’aie épousé la belle Blondine.

— Sire, dit le frère du roi, je vous demande permission de me marier avec cette jolie brunette.

— Accordez-moi la même grâce, ajouta l’amiral, car la rousse me plaît infiniment. »

Le roi bien aise d’être imité par les plus grands de son royaume, leur dit qu’il approuvait leur choix, et demanda à leur mère si elle le voulait bien. Elle répondit que c’était la plus grande joie qu’elle pût jamais avoir. Le roi l’embrassa, le prince et l’amiral n’en firent pas moins.

Quand le roi fut prêt à dîner, on vit descendre par la cheminée une table avec sept couverts d’or, et tout ce qu’on peut imaginer de plus délicat pour faire un bon repas. Cependant le roi hésitait à manger ; il craignait que l’on n’eût accommodé les viandes au sabbat ; et cette manière de servir par la cheminée lui était un peu suspecte.

Le buffet s’arrangea, l’on ne voyait que bassins et que vases d’or, dont le travail surpassait la matière. En même temps un essaim de mouches à miel parut dans des ruches de cristal, et commença la plus charmante musique qui se puisse imaginer. Toute la salle était pleine de frelons, de mouches, de guêpes, de moucherons et d’autres bestiolinettes de cette espèce, qui servaient le roi avec une adresse surnaturelle. Trois ou quatre mille bibets lui apportaient à boire sans qu’un seul osât se noyer dans le vin, ce qui est d’une modération et d’une discipline étonnantes. La princesse et ses filles pénétraient assez que tout ce qui se passait ne pouvait s’attribuer qu’à la petite vieille, elles bénissaient l’heure qu’elles l’avaient connue.

Après le repas, qui fut si long que la nuit surprit la compagnie à table, dont Sa Majesté ne laissa pas d’avoir un peu de honte, car il semblait que dans cet hymen, Bacchus avait pris la place de Cupidon, le roi se leva et dit : « Achevons la fête par où elle devait commencer. » Il tira sa bague de son doigt, et la mit dans celui de Blondine. Le prince et l’amiral l’imitèrent. Les abeilles redoublèrent leurs chants. L’on dansa, l’on se réjouit : et tous ceux qui avaient suivi le roi vinrent saluer la reine et la princesse. Pour l’amirale on ne lui faisait pas tant de cérémonies, dont elle se désespérait : car elle était l’aînée de Brunette et de Blondine, et se trouvait moins bien mariée.

Le roi envoya son Grand Écuyer apprendre à la reine sa mère ce qui venait de se passer et pour faire venir ses plus magnifiques chariots, afin d’emmener la reine Blondine avec ses deux sœurs. La reine mère était la plus cruelle de toutes les femmes et la plus emportée. Quand elle sut que son fils s’était marié sans sa participation, et surtout à une fille d’une naissance si obscure, et que le prince en avait fait autant, elle entra dans une telle colère qu’elle effraya toute la Cour. Elle demanda au Grand Écuyer quelle raison avait pu engager le roi à faire un si indigne mariage ; il lui dit que c’était l’espérance d’avoir deux garçons et une fille dans neuf mois, qui naîtraient avec de grands cheveux bouclés, des étoiles sur la tête, et chacun une chaîne d’or au cou, et que des choses si rares l’avaient charmé. La reine mère sourit dédaigneusement de la crédulité de son fils ; elle dit là-dessus bien des choses offensantes, qui marquaient assez sa fureur.

Les chariots étaient déjà arrivés à la petite maisonnette. Le roi convia sa belle-mère à le suivre, et lui promit qu’elle serait regardée avec toute sorte de distinctions ; mais elle pensa aussitôt que la Cour est une mer toujours agitée : « Sire, lui dit-elle, j’ai trop d’expérience des choses du monde pour quitter le repos que je n’ai acquis qu’avec beaucoup de peine.

— Quoi ! répliqua le roi, vous voulez continuer à tenir hôtellerie ?

— Non, dit-elle, vous me ferez quelque bien pour vivre.

— Souffrez au moins, ajouta-t-il, que je vous donne un équipage et des officiers.

— Je vous en rends grâce, dit-elle, quand je suis seule je n’ai point d’ennemis qui me tourmentent, mais si j’avais des domestiques, je craindrais d’en trouver en eux. » Le roi admira l’esprit et la modération d’une femme qui pensait et parlait comme un philosophe.

Pendant qu’il pressait sa belle-mère de venir avec lui, l’amirale Rousse faisait cacher au fond de son chariot tous les beaux bassins et les vases d’or du buffet, voulant en profiter sans rien laisser. Mais la fée qui voyait tout, bien que personne ne la vît, les changea en cruches de terre. Lorsqu’elle fut arrivée et qu’elle voulut les emporter dans son cabinet, elle ne trouva rien qui en valût la peine.

Le roi et la reine embrassèrent tendrement la sage princesse, et l’assurèrent qu’elle pourrait disposer à sa volonté de tout ce qu’ils avaient : ils quittèrent le séjour champêtre et vinrent à la ville, précédés des trompettes, des hautbois, des timbales et des tambours, qui se faisaient entendre de bien loin. Les confidents de la reine mère lui avaient conseillé de cacher sa mauvaise humeur parce que le roi s’en offenserait, et que cela pourrait avoir des suites fâcheuses : elle se contraignit donc, et ne fit paraître que de l’amitié à ses deux belles-filles, leur donnant des pierreries et des louanges indifféremment sur tout ce qu’elles faisaient, bien ou mal.

La reine Blonde et la princesse Brunette étaient étroitement unies : mais à l’égard de l’amirale Rousse, elle les haïssait mortellement : « Voyez, disait-elle, la bonne fortune de mes deux sœurs : l’une est reine, l’autre princesse du sang, leurs maris les adorent : et moi qui suis l’aînée, qui me trouve cent fois plus belle quelles, je n’ai qu’un amiral pour époux, dont je ne suis point chérie comme je devrais l’être. » La jalousie qu’elle avait contre ses sœurs la rangea du parti de la reine mère : car l’on savait bien que la tendresse qu’elle témoignait à ses belles-filles n’était qu’une feinte, et qu’elle trouverait avec plaisir l’occasion de leur faire du mal.

La reine et la princesse devinrent grosses, et par malheur une grande guerre étant survenue, il fallut que le roi partît pour se mettre à la tête de son armée. La jeune reine et la princesse étant obligées de rester sous le pouvoir de la reine mère, le prièrent de trouver bon qu’elles retournassent chez leur mère, afin de se consoler avec elle d’une si cruelle absence. Le roi n’y put consentir. Il conjura sa femme de rester au palais. Il l’assura que sa mère en userait bien. En effet, il la pria avec la dernière instance d’aimer sa belle-fille et d’en avoir soin. Il ajouta qu’elle ne pouvait l’obliger plus sensiblement, qu’il espérait lui voir de beaux enfants, et qu’il en attendrait les nouvelles avec beaucoup d’inquiétude. Cette méchante reine ravie de ce que son fils lui confiait sa femme, lui promit de ne songer qu’à sa conservation, et l’assura qu’il pouvait partir avec un entier repos d’esprit. Ainsi il s’en alla dans une si forte envie de revenir bientôt, qu’il hasardait ses troupes en toutes rencontres ; et son bonheur faisait que sa témérité lui réussissait toujours ; mais encore qu’il avançât fort ses affaires, la reine accoucha avant son retour. La princesse sa sœur eut le même jour un beau garçon. Elle mourut aussitôt.

L’amirale Rousse était fort occupée des moyens de nuire à la jeune reine quand elle lui vit des enfants si jolis et qu’elle n’en avait point, sa fureur augmenta : elle prit la résolution de parler promptement à la reine mère, car il n’y avait pas de temps à perdre : « Madame, lui dit-elle, je suis si touchée de l’honneur que Votre Majesté m’a fait en me donnant quelque part dans ses bonnes grâces, que je me dépouille volontiers de mes propres intérêts pour ménager les vôtres ; je comprends tous les déplaisirs dont vous êtes accablée depuis les indignes mariages du roi et du prince. Voilà quatre enfants qui vont éterniser la faute qu’ils ont commise, notre pauvre mère est une pauvre villageoise qui n’avait pas de pain quand elle s’est avisée de devenir fricasseuse. Croyez-moi, madame, faisons une fricassée aussi de tous ces petits marmots, et les ôtons du monde avant qu’ils vous fassent rougir. – Ha ! ma chère amirale, dit la reine en l’embrassant, que je t’aime d’être si équitable, et de partager comme tu fais mes justes déplaisirs ! J’avais déjà résolu d’exécuter ce que tu me proposes, il n’y a que la manière qui m’embarrasse.

— Que cela ne vous fasse point de peine, reprit la Rousse, ma doguine vient de faire deux chiens et une chienne : ils ont chacun une étoile sur le front, avec une marque autour du cou, qui fait une espèce de chaîne : il faut faire croire à la reine qu’elle est accouchée de toutes ces petites bêtes, et prendre les deux fils, la fille et le fils de la princesse, que l’on fera mourir.

« Ton dessein me plaît infiniment, s’écria-t-elle, j’ai déjà donné des ordres là-dessus à Feintise, sa dame d’honneur, de sorte qu’il faut avoir les petits chiens.

— Les voilà, dit l’amirale, je les ai apportés. » Aussitôt elle ouvrit une grande bourse qu’elle avait toujours à son côté, elle en tira les trois doguines bêtes, que la reine et elle emmaillotèrent comme les enfants de la reine auraient dû être, et tout ornés de dentelles et de langes brochées d’or. Elles les arrangèrent dans une corbeille couverte, puis cette méchante reine, suivie de la Rousse, se rendit auprès de la reine « Je viens vous remercier, lui dit-elle, des beaux héritiers que vous donnez à mon fils, voilà des têtes bien faites pour porter une couronne. Je ne m’étonne pas si vous promettiez à votre mari deux fils et une fille avec des étoiles sur le front, de longs cheveux, et des chaînes d’or au cou. Tenez, nourrissez-les, car il n’y a point de femmes qui veuillent donner à téter à des chiens. »

La pauvre reine qui était accablée du mal qu’elle avait souffert, pensa mourir de douleur quand elle aperçut ces trois chiennes de bêtes et qu’elle vit cette doguinerie sur son lit, qui faisaient un bruit désespéré ; elle se mit à pleurer amèrement, puis joignant ses mains : « Hélas ! madame, dit-elle, n’ajoutez point des reproches à mon affliction, elle ne peut assurément être plus grande ; si les dieux avaient permis ma mort avant que j’eusse reçu l’affront de me voir mère de ces petits monstres, je me serais estimée trop heureuse : hélas ! que ferai-je ? Le roi me va haïr autant qu’il m’a aimée. » Les soupirs et les sanglots étouffèrent sa voix, elle n’eut plus de force pour parler ; et la reine mère continuant à lui dire des injures, eut le plaisir de passer ainsi trois heures au chevet de son lit.

Elle s’en alla ensuite, et sa sueur qui feignait de partager ses déplaisirs lui dit qu’elle n’était pas la première à qui semblable malheur était arrivé : qu’on voyait bien que c’était là un tour de cette vieille fée qui leur avait promis tant de merveilles ; mais que comme il serait peut-être dangereux pour elle de voir le roi, elle lui conseillait de s’en aller chez leur pauvre mère avec ses trois enfants de chiens. La reine ne lui répondit que par ses larmes. Il fallait avoir le cœur bien dur pour n’être pas touchée de l’état où elles la réduisaient, elle donna à téter à ces vilains chiens, croyant en être la mère.

La reine mère commanda à Feintise de prendre les enfants de la reine avec le fils de la princesse, de les étrangler et de les enterrer si bien qu’on n’en sût jamais rien. Comme elle était sur le point d’exécuter cet ordre et qu’elle tenait déjà le cordeau fatal, elle jeta les yeux sur eux et les trouva si merveilleusement beaux, et vit qu’ils marquaient tant de choses extraordinaires par les étoiles qui brillaient à leur front, qu’elle n’osa porter ses criminelles mains sur un sang si auguste.

Elle fit amener une chaloupe au bord de la mer, elle y mit les quatre enfants dans un même berceau et quelques chaînes de pierreries, afin que si la Fortune les conduisait entre les mains d’une personne assez charitable pour les vouloir nourrir, elle en trouvât aussitôt sa récompense.

La chaloupe poussée par un grand vent s’éloigna si vite du rivage que Feintise la perdit de vue : mais en même temps les vagues s’enflèrent ; le soleil se cacha, les nues se fondirent en eau, mille éclats de tonnerre faisaient retentit tous les environs. Elle ne douta point que la petite barque ne fût submergée, et elle ressentit de la joie de ce que ces pauvres innocents étaient péris, car elle aurait toujours appréhendé quelque événement extraordinaire en leur faveur.

Le roi sans cesse occupé de sa chère épouse et de l’état où il l’avait laissée, ayant conclu une trêve pour peu de temps revint en poste : il arriva douze heures après qu’elle fut accouchée. Quand la reine mère le sut, elle alla au-devant de lui, avec un air composé plein de douleur : elle le tint longtemps serré entre ses bras, lui mouillant le visage de larmes ; il semblait que sa douleur l’empêchait de parler. Le roi tout tremblant n’osait demander ce qui était arrivé, car il ne doutait pas que ce ne fût de fort grands malheurs. Enfin elle fit un effort pour lui raconter que sa femme était accouchée de trois chiens : aussitôt Feintise les présenta et l’amirale, se jetant aux pieds du roi, tout en pleurs, le supplia de ne point faire mourir la reine, et de se contenter de la renvoyer chez sa mère, qu’elle y était déjà résolue, et qu’elle recevrait ce traitement comme une grande grâce.

Le roi était si éperdu qu’il pouvait à peine respirer : il regardait les doguins et remarquait avec surprise cette étoile qu’ils avaient au milieu du front, et la couleur différente qui faisait le tour de leur cou. Il se laissa tomber sur un fauteuil, roulant dans son esprit mille pensées, et ne pouvant prendre une résolution fixe : mais la reine mère le pressa si fort, qu’il prononça l’exil de l’innocente reine. Aussitôt on la mit dans une litière avec ses trois chiens, et sans avoir aucun égard pour elle, on la conduisit chez sa mère, où elle arriva presque morte.

Les dieux avaient regardé d’un œil de pitié la barque où les trois princes étaient avec la princesse. La fée qui les protégeait fit tomber au lieu de pluie du lait dans leurs petites bouches : ils ne souffrirent point de cet orage épouvantable qui s’était élevé si promptement. Enfin ils voguèrent sept jours et sept nuits ; ils étaient en pleine mer aussi tranquilles que sur un canal, lorsqu’ils furent rencontrés par un vaisseau corsaire. Le capitaine ayant été frappé, quoique d’assez loin, du brillant éclat des étoiles qu’ils avaient sur le front aborda la chaloupe, persuadé qu’elle était pleine de pierreries. Il y en trouva en effet ; et ce qui le toucha davantage, ce fit la beauté des quatre merveilleux enfants. Le désir de les conserver l’engagea à retourner chez lui pour les donner à sa femme qui n’en avait point, et qui en souhaitait depuis longtemps.

Elle s’inquiéta fort de le voir revenir si promptement car il allait faire un voyage de long cours, mais elle fut transportée de joie quand il remit entre ses mains un trésor si considérable : ils admirèrent ensemble la merveille des étoiles, la chaîne d’or qui ne pouvait s’ôter de leur cou et leurs longs cheveux. Ce fut bien autre chose lorsque cette femme les peigna, car il en tombait à tous moments des perles, des rubis, des diamants, des émeraudes de différentes grandeurs et toutes parfaites, elle en parla à son mari qui ne s’en étonna pas moins qu’elle.

« Je suis bien las, lui dit-il, du métier de corsaire ; si les cheveux de ces petits enfants continuent à nous donner des trésors, je ne veux plus courir les mers, et mon bien sera aussi considérable que celui de nos plus grands capitaines. » La femme du corsaire, qui se nommait Corsine, fut ravie de la résolution de son mari : elle en aima davantage ces quatre enfants ; elle nomma la princesse Belle Étoile ; son frère aîné Petit Soleil : le second Heureux : et le fils de la princesse, Chéri. Il était si fort au dessus des deux autres pour sa beauté, qu’encore qu’il n’eût ni étoile ni chaîne, Corsine l’aimait plus que les autres.

Comme elle ne pouvait les élever sans le secours de quelque nourrice, elle pria son mari, qui aimait beaucoup la chasse, de lui attraper des faons tout petits : il en trouva le moyen, car la forêt où ils demeuraient était très spacieuse. Corsine les ayant, elle les exposa du côté du vent : les biches qui les sentirent accoururent pour leur donner à téter. Corsine les cacha et mit à la place les enfants, qui s’accommodèrent à merveille du lait de biche. Tous les jours, deux fois, elles venaient quatre de compagnie jusque chez Corsine chercher les princes et la princesse, qu’elles prenaient pour leurs faons.

C’est ainsi que se passa la tendre jeunesse des princes : le corsaire et sa femme les aimaient si passionnément qu’ils leur donnaient tous leurs soins. Cet homme avait été bien élevé, c’était moins par son inclination que par la bizarrerie de sa fortune qu’il était devenu corsaire. Il avait épousé Corsine chez une princesse ou son esprit s’était heureusement cultivé ; elle savait vivre, et quoiqu’elle se trouvât dans une espèce de désert, où ils ne subsistaient que de larcins qu’il faisait dans ses courses, elle n’avait point encore oublié l’usage du monde : ils avaient la dernière joie de n’être plus en obligation de s’exposer à tous les périls attachés au métier de corsaire ; ils devenaient assez riches sans cela : de trois jours cri trois jours il tombait, comme je l’ai déjà dit, des cheveux de la princesse et de ses frères, des pierreries considérables, que Corsine allait vendre à la ville la plus proche, et elle en rapportait mille gentillesses pour ses quatre marmots.

Quand ils furent sortis de la première enfance, le corsaire s’appliqua sérieusement à cultiver le beau naturel dont le Ciel les avait doués. Et comme il ne doutait point qu’il n’y eût de grands mystères cachés dans leur naissance et dans la rencontre qu’il en avait faite, il voulut reconnaître par leur éducation ce présent des dieux ; de sorte qu’après avoir rendu sa maison plus logeable, il attira chez lui des personnes de mérite, qui leur apprirent diverses sciences, avec une facilité qui surprenait tous ces grands maîtres.

Le corsaire et sa femme n’avaient jamais dit l’aventure des quatre enfants, ils passaient pour être les leurs, quoiqu’ils marquassent par toutes leurs actions qu’ils sortaient d’un sang plus illustre. Ils étaient très unis entre eux. Il s’y trouvait du naturel et de la politesse, mais le prince Chéri avait pour la princesse Belle Étoile des sentiments plus empressés et plus vifs que les deux autres : dès qu’elle souhaitait quelque chose, il tentait jusqu’à l’impossible pour la satisfaire ; il ne la quittait presque jamais : lorsqu’elle allait à la chasse, il l’accompagnait ; quand elle n’y allait point, il trouvait toujours des excuses pour se défendre de sortir. Petit Soleil et Heureux, qui étaient ses frères, lui parlaient avec moins de tendresse et de respect. Elle remarqua cette différence : elle en tint compte à Chéri, et elle l’aima plus que les autres.

À mesure qu’ils avançaient en âge, leur mutuelle tendresse augmentait : ils n’en eurent d’abord que du plaisir. « Mon tendre frère, lui disait Belle Étoile, si mes désirs suffisaient pour vous rendre heureux, vous seriez un des plus grands rois de la terre. – Hélas ! ma sœur, répliquait-il, ne m’enviez pas le bonheur que je goûte auprès de vous, je préférerais de passer une heure où vous êtes, à toute l’élévation que vous me souhaitez. » Quand elle disait la même chose à ses frères, ils lui répondaient naturellement qu’ils en seraient ravis ; et pour les éprouver davantage, elle ajoutait : « Oui, je voudrais que vous remplissiez le premier trône du monde, dussé-je ne vous voir jamais. » Ils disaient aussitôt : « Vous avez raison, ma sœur, l’un vaudrait bien mieux que l’autre.

— Vous consentiriez donc, répliquait-elle, à ne me plus voir ?

— Sans doute, disaient-ils, il nous suffirait d’apprendre quelquefois de vos nouvelles. »

Lorsqu’elle se trouvait seule, elle examinait ces différentes manières d’aimer, et elle sentait son cœur disposé tout comme les leur : car encore que Petit Soleil et Heureux lui fussent chers, elle ne souhaitait point de rester avec eux toute sa vie, et à l’égard de Chéri, elle fondait en larmes quand elle pensait que leur père l’enverrait peut-être écumer les mers, ou qu’il le mènerait à l’armée. C’est ainsi que l’amour, masqué du nom spécieux d’un excellent naturel, s’établissait dans ces jeunes cœurs. Mais à quatorze ans, Belle Étoile commença de se reprocher l’injustice qu’elle croyait faire à ses frères de ne les pas aimer également. Elle s’imagina que les soins et les caresses de Chéri en étaient la cause. Elle lui défendit de chercher davantage les moyens de se faire aimer : « Vous ne les avez que trop trouvés, lui disait-elle agréablement, et vous êtes parvenu à me faire mettre une grande différence entre vous et eux. » Quelle joie ne ressentait-il pas, lorsqu’elle lui parlait ainsi ! Bien loin de diminuer son empressement, elle l’augmentait : il lui faisait chaque jour une galanterie nouvelle.

Ils ignoraient encore jusqu’où allait leur tendresse, et ils n’en connaissaient point l’espèce, lorsqu’un jour on apporta à Belle Étoile plusieurs livres nouveaux, elle prit le premier qui tomba sous sa main ; c’était l’histoire de deux jeunes amants, dont la passion avait commencé se croyant frère et sueur, ensuite ils avaient été reconnus par leurs proches ; et après des peines infinies ils s’étaient épousés. Comme Chéri lisait parfaitement bien, qu’il entendait tout finement et qu’il se faisait entendre de même, elle le pria de lire auprès d’elle pendant qu’elle achèverait un ouvrage de lacis qu’elle avait envie de finir.

Il lut cette aventure, et ce ne fut pas sans une grande inquiétude qu’il vit une peinture naïve de tous ses sentiments. Belle Étoile n’était pas moins surprise, il semblait que l’auteur avait lu tout ce qui se passait dans son âme ; plus Chéri lisait, plus il était touché ; plus la princesse l’écoutait, plus elle était attendrie ; quelque effort qu’elle pût faire, ses yeux se remplirent de larmes, et son visage en était couvert. Chéri se faisait de son côté une violence inutile : il pâlissait, il changeait de couleur et de son de voix ; ils souffraient l’un et l’autre tout ce qu’on peut souffrir : « Ha ! ma sœur, s’écria-t-il en la regardant tristement et laissant tomber son livre, ha ! ma sœur, qu’Hyppolite fut heureux de n’être pas le frère de Julie !

— Nous n’aurons pas une semblable satisfaction, répondit-elle, hélas ! nous est-elle moins due ? » En achevant ces mots, elle connut qu’elle en avait trop dit, elle demeura interdite, et si quelque chose put consoler le prince, ce fut l’état où il la vit. Depuis ce moment, ils tombèrent l’un et l’autre dans une profonde tristesse sans s’expliquer davantage : ils pénétraient une partie de ce qui se passait dans leurs âmes ; ils s’étudièrent pour cacher à tout le monde un secret qu’ils auraient voulu ignorer eux-mêmes, et duquel ils ne s’entretenaient point. Cependant il est si naturel de se flatter, que la princesse ne laissait pas de compter pour beaucoup que Chéri seul n’eût point d’étoile ni de chaîne au cou ; car pour les longs cheveux et le don de répandre des pierreries quand on les peignait, il l’avait comme ses cousins.

Les trois princes étant allés un jour à la chasse, Belle Étoile s’enferma dans un petit cabinet qu’elle aimait parce qu’il était sombre, et qu’elle y rêvait avec plus de liberté qu’ailleurs ; elle ne faisait aucun bruit : ce cabinet n’était séparé de la chambre de Corsine que par une cloison, et cette femme la croyait à la promenade ; elle l’entendit qui disait au corsaire : « Voilà Belle Étoile en âge d’être mariée : si nous savions qui elle est, nous tâcherions de l’établir d’une manière convenable à son rang : ou si nous pouvions croire que ceux qui passent pour ses frères ne le sont pas, nous lui en donnerions un, car que peut-elle jamais trouver d’aussi parfait qu’eux ?

« Lorsque je les rencontrai, dit le corsaire, je ne vis rien qui pût m’instruire de leur naissance : les pierreries qui étaient attachées sur leur berceau faisaient connaître que ces enfants appartiennent à des personnes riches : ce qu’il y aurait de singulier, c’est qu’ils fussent tous jumeaux, car ils paraissent de même âge, et il n’est pas ordinaire qu’on en ait quatre.

— Je soupçonne aussi, dit Corsine, que Chéri n’est pas leur frère, il n’a ni étoile ni chaîne au cou.

— Il est vrai, répliqua son mari, mais les diamants tombent de ses cheveux comme de ceux des autres : et après toutes les richesses que nous avons amassées par le moyen de ces chers enfants, il ne nie reste plus rien à souhaiter que de découvrir leur origine.

— Il faut laisser agir les dieux, dit Corsine, ils nous les ont donnés, et sans doute quand il en sera temps, ils développeront ce qui nous est caché. »

Belle Étoile écoutait attentivement cette conversation, l’on ne peut exprimer la joie qu’elle eut de pouvoir espérer quelle sortait d’un sang illustre : car encore qu’elle n’eût jamais manqué de respect pour ceux dont elle croyait tenir le jour, elle n’avait pas laissé de ressentir de la peine d’être fille d’un corsaire : mais ce qui flattait davantage son imagination, c’était de penser que Chéri n’était peut-être point son frère : elle brûlait d’impatience de l’entretenir, et de leur dire à tous une aventure si extraordinaire.

Elle monta sur un cheval isabelle, dont les crins noirs étaient rattachés avec des boucles de diamants, car elle n’avait qu’à se peigner une seule fois pour en garnir tout un équipage de chasse sa housse de velours vert était chamarrée de diamants et brodée de rubis ; elle monta promptement à cheval et fut dans la forêt chercher ses frères ; le bruit des cors et des chiens lui fit assez entendre où ils étaient, elle les joignit au bout d’un moment. À sa vue, Chéri se détacha et vint au-devant d’elle plus vite que les autres : « Quelle agréable surprise ! lui cria-t-il, Belle Étoile, vous venez enfin à la chasse, vous que l’on ne peut distraire pour un moment des plaisirs que vous donnent la musique et les sciences que vous apprenez.

« J’ai tant de choses à vous dire, répliqua-t-elle, que voulant être en particulier, je suis venue vous chercher.

— Hélas ! ma sœur, dit-il en soupirant, que nie voulez-vous aujourd’hui ? Il me semble qu’il y a longtemps que vous ne me voulez plus rien. » Elle rougit, puis baissant les veux, elle demeura sur son cheval triste et rêveuse sans lui répondre. Enfin ses deux frères arrivèrent : elle se réveilla à leur vue comme d’un profond sommeil et sauta à terre marchant la première : ils la suivirent tous, et quand elle fut au milieu d’une pelouse ombragée d’arbres : « Mettons-nous ici, leur dit-elle, et apprenez ce que je viens d’entendre. »

Elle leur raconta exactement la conversation du corsaire avec sa femme, et comme quoi ils n’étaient point leurs enfants : il ne se peut rien ajouter à la surprise des trois princes : ils agitèrent entre eux ce qu’ils devaient faire. L’un voulait partir sans rien dire : l’autre voulait ne point partir du tout : et l’autre voulait partir et le dire. Le premier soutenait que c’était le moyen le plus sûr, parce que le gain qu’ils faisaient en les peignant les obligerait de les retenir : l’autre répondait qu’il aurait été bon de les quitter si l’on avait su un lieu fixe où aller et de quelle condition l’on était, mais que le titre d’errants par le monde n’était pas agréable : le dernier ajoutait qu’il y aurait de l’ingratitude de les abandonner sans leur agrément : qu’il y aurait de la stupidité de vouloir rester davantage au milieu d’une forêt où ils ne pourraient apprendre qui ils étaient, et que le meilleur parti c’était de leur parler, et de les faire consentir à leur éloignement. Ils goûtèrent tous cet avis : aussitôt ils montèrent à cheval pour venir trouver le corsaire et Corsine.

Le cœur de Chéri était flatté par tout ce que l’espérance peut offrir de plus agréable pour consoler un amant affligé ; son amour lui faisait deviner une partie des choses futures : il ne se croyait plus le frère de Belle Étoile, sa passion contrainte prenant un peu l’essor, lui permettait mille tendres idées qui le charmaient. Ils joignirent le corsaire et Corsine avec un visage mêlé de joie et d’inquiétude. « Nous ne venons pas, dit Petit Soleil (car il portait la parole) pour vous dénier l’amitié, la reconnaissance et le respect que nous vous devons, bien que nous soyons informés de la manière dont vous nous trouvâtes sur la mer, et que vous n’êtes ni notre père ni notre mère : la piété avec laquelle vous nous avez sauvés, la noble éducation que vous nous avez donnée, tant de soins et de bontés que vous avez eus pour nous, sont des engagements si indispensables que rien au monde ne peut nous affranchir de votre dépendance. Nous venons donc vous renouveler nos sincères remerciements ; vous supplier de nous raconter un événement si rare et de nous conseiller, afin que nous conduisant par vos sages avis, nous n’avons rien à nous reprocher. »

Le corsaire et Corsine furent bien surpris qu’une chose qu’ils avaient cachée avec tant de soin eût été découverte : « On vous a trop bien informés, dirent-ils, et nous ne pouvons vous celer que vous n’êtes point en effet nos enfants, et que la Fortune seule vous a fait tomber entre nos mains. Nous n’avons aucune lumière sur votre naissance, mais les pierreries qui étaient dans votre berceau peuvent marquer que vos parents sont ou grands seigneurs ou fort riches. Au reste, que pouvons-nous vous conseiller ? Si vous consultez l’amitié que nous avons pour vous, saris doute vous resterez avec nous, et vous consolerez notre vieillesse par votre aimable compagnie. Si le château que nous avons bâti en ces lieux ne vous plaît pas, ou que le séjour de cette solitude vous chagrine, nous irons où vous voudrez, pourvu que ce ne soit point à la Cour. Une longue expérience nous en a dégoûtés, et vous en dégoûterait peut-être si vous étiez informés des agitations continuelles, des soins, des déguisements, des feintes, de l’envie, des inégalités, des véritables maux, et des faux biens que l’on y trouve. Nous vous en dirions davantage, mais vous croiriez que nos conseils sont intéressés : ils le sont aussi, mes enfants, nous désirons de vous arrêter dans cette paisible retraite, quoique vous soyez maîtres de la quitter quand vous le voudrez. Ne laissez pourtant pas de considérer que vous êtes au port, et que vous allez sur une mer orageuse ; que les peines y surpassent presque toujours les plaisirs : que le cours de la vie est limité : qu’on la quitte souvent au milieu de sa carrière ; que les grandeurs du monde sont de faux brillants, dont on se laisse éblouir par une fatalité étrange ; et que le plus solide de tous les biens, c’est de savoir se borner, jouir de sa tranquillité, et se rendre sage. »

Le corsaire n’aurait pas fini si tôt ses remontrances, s’il n’eût été interrompu par le prince Heureux : « Mon cher père, lui dit-il, nous avons trop d’envie de découvrir quelque chose de notre naissance pour nous ensevelir au fond d’un désert ; la morale que vous nous établissez est excellente, et je voudrais que nous fussions capable de la suivre : mais je ne sais quelle fatalité nous appelle ailleurs, permettez que nous remplissions le cours de notre destinée, nous reviendrons vous revoir et vous rendre compte de toutes nos aventures. » À ces mots le corsaire et sa femme se prirent à pleurer ; les princes s’attendrirent fort, particulièrement Belle Étoile, qui avait un naturel admirable, et qui n’aurait jamais pensé à quitter le désert, si elle avait été sûre que Chéri y fût toujours resté avec elle.

Cette résolution étant prise, ils ne songèrent plus qu’à faire leur équipage pour s’embarquer : car ayant été trouvés sur la mer, ils avaient quelque espérance qu’ils y recevraient des lumières de ce qu’ils voulaient savoir. Ils firent entrer dans leur petit vaisseau un cheval pour chacun d’eux ; et après s’être peignés jusqu’à s’en écorcher pour laisser plus de pierreries à Corsine, ils la prièrent de leur donner en échange les chaînes de diamants qui étaient dans leur berceau : elle alla les quérir dans son cabinet, où elle les avait soigneusement gardées, et elle les attacha toutes sur l’habit de Belle Étoile qu’elle embrassait sans cesse, lui mouillant le visage de ses larmes.

Jamais séparation n’a été si triste : le corsaire et sa femme en pensèrent mourir ; leur douleur ne provenait point d’une source intéressée, car ils avaient amassé tant de trésors qu’ils n’en souhaitaient plus. Petit Soleil, Heureux, Chéri et Belle Étoile montèrent dans le vaisseau ; le corsaire l’avait fait faire très bon et très magnifique : les mâts étaient d’ébène et de cèdre ; les cordages de soie verte mêlée d’or ; les voiles de drap d’or et vert, et les peintures excellentes. Quand il commença à voguer, Cléopâtre avec son Antoine et même toute la chiourme de Vénus aurait baissé le pavillon devant lui. La princesse était assise sous un riche pavillon vers la poupe, ses deux frères et son cousin se tenaient près d’elle plus brillants que les astres, et leurs étoiles jetaient de longs rayons de lumière qui éblouissaient. Ils résolurent d’aller au même endroit où le corsaire les avait trouvés : et en effet, ils s’y rendirent. Ils se préparèrent à faire là un grand sacrifice aux dieux et aux fées pour obtenir leur protection, et qu’ils fussent conduits dans le lieu de leur naissance. On prit une tourterelle pour l’immoler ; la princesse pitoyable la trouva si belle, qu’elle lui sauva la vie ; et pour la garantir de pareil accident, elle la laissa aller : « Pars, lui dit-elle, petit oiseau de Vénus, et si j’ai quelque jour besoin de toi, n’oublie pas le bien que je te fais. »

La tourterelle s’envola : le sacrifice étant fini, ils commencèrent un concert si charmant, qu’il semblait que toute la nature gardait un profond silence pour les écouter : les flots de la mer ne s’élevaient point, le vent ne soufflait pas, Zéphyr seul agitait les cheveux de la princesse et mettait son voile un peu en désordre. Dans ce moment il sortit de l’eau une sirène, qui chantait si bien, que la princesse et ses frères l’admirèrent. Après avoir dit quelques airs, elle se tourna vers eux, et leur cria : « Cessez de vous inquiéter ; laissez aller votre vaisseau : descendez où il s’arrêtera ; et que ceux qui s’aiment, continuent de s’aimer. »

Belle Etoile et Chéri ressentirent une joie extraordinaire de ce que la sirène venait de dire, ils ne doutèrent point que ce ne fût pour eux ; et se faisant un signe d’intelligence, leurs cœurs se parlèrent sans que Petit Soleil et Heureux s’en aperçussent. Le navire voguait au gré des vents et de l’onde : leur navigation n’eut rien d’extraordinaire ; le temps était toujours beau, et la mer toujours calme, ils ne laissèrent pas de rester trois mois entiers dans leur voyage, pendant lesquels l’amoureux prince Chéri s’entretenait souvent avec la princesse. « Que j’ai de flatteuses espérances, lui dit-il un jour, charmante Étoile, je ne suis point votre frère, ce cœur qui reconnaît votre pouvoir et qui n’en reconnaîtra jamais d’autre n’est pas né pour les crimes : c’en serait un de vous aimer comme je fais si vous étiez ma sœur ; mais la charitable sirène qui nous est venue conseiller m’a confirmé ce que j’avais là-dessus dans l’esprit. – Ha ! mon frère, répliqua-t-elle, ne vous fiez point trop à une chose qui est encore si obscure que nous ne la pouvons pénétrer : quelle serait notre destinée si nous irritions les dieux par des sentiments qui pourraient leur déplaire ? La sirène s’est si peu expliquée, qu’il faut avoir bien envie de deviner pour nous appliquer ce qu’elle a dit.

— Vous vous en défendez, cruelle, dit le prince affligé, bien moins par le respect que vous avez pour les dieux, que par aversion pour moi. » Belle Étoile ne lui répliqua rien, et levant les yeux au ciel, elle poussa un profond soupir qu’il ne put s’empêcher d’expliquer en sa faveur.

Ils étaient dans la saison où les jours sont longs et brûlants ; vers le soir la princesse et ses frères montèrent sur le tillac pour voir coucher le soleil dans le sein de l’onde ; elle s’assit ; les princes se placèrent auprès d’elle ; ils prirent des instruments et commencèrent leur agréable concert. Cependant le vaisseau poussé par un vent frais semblait voguer plus légèrement, et se hâtait de doubler un petit promontoire qui cachait une partie de la plus belle ville du monde, mais tout d’un coup elle se découvrit, son aspect étonna notre aimable jeunesse : tous les palais en étaient de marbre, les couvertures dorées, et le reste des maisons de porcelaines fort fines : plusieurs arbres toujours verts mêlaient l’émail de leurs feuilles aux diverses couleurs du marbre, de l’or et des porcelaines de sorte qu’ils souhaitaient que leur vaisseau entrât dans le port ; mais ils doutaient d’y pouvoir trouver place tant il v en avait d’autres, dont les mâts semblaient composer une forêt flottante.

Leurs désirs furent accomplis, ils abordèrent, et le rivage en un moment se trouva couvert du peuple qui avait aperçu la magnificence du navire ; celui que les Argonautes avaient construit pour la conquête de la Toison ne brillait pas tant ; les étoiles et la beauté des merveilleux enfants ravissaient ceux qui les vouaient ; l’on courut dire au roi cette nouvelle : comme il ne pouvait la croire, et que la grande terrasse du palais donnait jusqu’au bord de la mer, il s’y rendit promptement ; il vit que les princes Petit Soleil et Chéri, tenant la princesse entre leurs bras, la portèrent à terre, qu’ensuite l’on fit sortir leurs chevaux, dont les riches harnais répondaient bien à tout le reste. Petit Soleil en montait un plus noir que du jais : celui d’Heureux était gris ; Chéri avait le sien blanc comme neige, et la princesse son isabelle. Le roi les admirait tous quatre sur leurs chevaux qui marchaient si fièrement, qu’ils écartaient tous ceux qui voulaient s’approcher.

Les princes, ayant entendu que l’on disait : « Voilà le roi », levèrent les yeux, et l’ayant vu d’un air plein de majesté, aussitôt ils lui firent une profonde révérence et passèrent doucement, tenant les yeux attachés sur lui. De son côté il les regardait, et n’était pas moins charmé de l’incomparable beauté de la princesse que de la bonne mine des jeunes princes. Il commanda à son Premier Écuyer de leur aller offrir sa protection, et toutes les choses dont ils pourraient avoir besoin dans un pays où ils étaient apparemment étrangers. Ils reçurent l’honneur que le roi leur faisait avec beaucoup de respect et de reconnaissance, et lui dirent qu’ils n’avaient besoin que d’une maison où ils pussent être en particulier : qu’ils seraient bien aise qu’elle fût à une ou deux lieues de la ville, parce qu’ils aimaient fort la promenade. Sur-le-champ le Premier Écuyer leur en fit donner une des plus magnifiques, où ils logèrent commodément avec tout leur train.

Le roi avait l’esprit si rempli des quatre enfants qu’il venait de voir, que sur-le-champ il alla dans la chambre de la reine sa mère lui dire la merveille des étoiles qui brillaient sur leurs fronts, et tout ce qu’il avait admiré en eux : elle en fut tout interdite, elle lui demanda sans aucune affectation quel âge ils pouvaient avoir : il répondit quinte ou seize ans : elle ne témoigna point son inquiétude, mais elle craignait terriblement que Feintise ne l’eût trahie. Cependant le roi se promenait à grands pas, et disait : « Qu’un père est heureux d’avoir des fils si parfaits, et une fille si belle ! Pour moi, infortuné souverain, je suis père de trois chiens, voilà d’illustres successeurs, et ma couronne est bien affermie. »

La reine mère écoutait ces paroles avec une inquiétude mortelle. Les étoiles brillantes, et l’âge à peu près de ces étrangers, avaient tant de rapport à celui des princes et de leur saur, qu’elle eut de grands soupçons d’avoir été trompée par Feintise ; et qu’au lieu de tuer les enfants du roi elle les eût sauvés. Comme elle se possédait beaucoup, elle ne témoigna rien de ce qui se passait dans son âme : elle ne voulut pas même envoyer ce jour-là s’informer de bien des choses qu’elle avait envie de savoir. Mais le lendemain elle commanda à son secrétaire d’y aller, et que sous prétexte de donner des ordres dans la maison pour leur commodité, il examinât tout, et s’ils avaient des étoiles sur le front.

Le secrétaire partit assez matin : il arriva comme la princesse se mettait à sa toilette : en ce temps-là l’on n’achetait point son teint chez les marchands : qui était blanche restait blanche ; qui était noire ne devenait point blanche, de sorte qu’il la vit décoiffée ; on la peignait ; ses cheveux blonds plus fins que des filets d’or descendaient par boucles jusqu’à terre ; il y avait plusieurs corbeilles autour d’elle, afin que les pierreries qui tombaient de ses cheveux ne fussent pas perdues ; son étoile sur le front jetait des feux qu’on avait peine à soutenir, et la chaîne d’or de son cou n’était pas moins extraordinaire que les précieux diamants qui roulaient du haut de sa tête. Le secrétaire avait bien de la peine à croire ce qu’il voyait ; mais la princesse ayant choisi la plus grosse perle, elle le pria de la garder pour se souvenir d’elle : c’est la même que les rois d’Espagne estiment tant sous le nom de Pérégrina, ce qui veut dire « Pèlerine », parce qu’elle vient d’une voyageuse.

Le secrétaire confus d’une si grande libéralité prit congé d’elle et salua les trois princes, avec lesquels il demeura longtemps pour être informé d’une partie de ce qu’il désirait savoir. Il retourna en rendre compte à la reine mère, qui se confirma dans les soupçons qu’elle avait déjà. Il lui dit que Chéri n’avait point d’étoile, mais qu’il tombait des pierreries de ses cheveux comme de ceux de ses frères, et qu’à son gré, c’était le mieux fait ; qu’ils venaient de fort loin ; que leur père et leur mère ne leur avaient donné qu’un certain temps, afin de voir les pays étrangers. Cet article déroutait un peu la reine, et elle se figurait quelquefois que ce n’étaient point les enfants du roi.

Elle flottait ainsi entre la crainte et l’espérance, quand le roi qui aimait fort la chasse alla du côté de leur maison. Le Grand Ecuyer qui l’accompagnait lui dit en passant, que c’était là qu’il avait logé Belle Étoile et ses frères par son ordre. « La reine m’a conseillé, repartit le roi, de ne les pas voir, elle appréhende qu’ils ne viennent de quelque pays infecté de la peste, et qu’ils n’en apportent le mauvais air.

— Cette jeune étrangère, repartit le Premier Écuyer, est en effet très dangereuse : mais, Sire, je craindrais plus ses yeux que le mauvais air.

— En vérité, dit le roi, je le crois comme vous. » Et poussant aussitôt son cheval, il entendit des instruments et des voix : il s’arrêta proche d’un grand salon dont les fenêtres étaient ouvertes, et après avoir admiré la douceur de cette symphonie, il s’avança.

Le bruit des chevaux obligea les princes à regarder : dès qu’ils virent le roi, ils le saluèrent respectueusement et se hâtèrent de sortir, l’abordant avec un visage gai et tant de marques de soumission qu’ils embrassaient ses genoux : la princesse lui baisait les mains comme s’ils l’eussent reconnu pour être leur père. Il les caressa fort, et sentait son cœur si ému qu’il n’en pouvait deviner la cause. Il leur dit qu’ils ne manquassent pas de venir au palais, qu’il voulait les entretenir et les présenter à sa mère. Ils le remercièrent de l’honneur qu’il leur faisait, et lui dirent qu’aussitôt que leurs habits et leurs équipages seraient achevés, ils ne manqueraient pas de lui faire leur cour.

Le roi les quitta pour achever la chasse qui était commencée, il leur en envoya obligeamment la moitié, et porta l’autre à la reine sa mère : « Quoi ! lui dit-elle, est-il possible que vous ayez fait une si petite chasse, vous tuez ordinairement trois fois plus de gibier.

— Il est vrai, repartit le roi, mais j’en ai régalé les beaux étrangers ; je sens pour eux une inclination si parfaite que j’en suis surpris moi-même, et si vous aviez moins peur de l’air contagieux, je les aurais déjà fait venir loger dans le palais. » La reine mère se fâcha beaucoup, elle l’accusait de manquer d’égards pour elle, et lui fit des reproches de s’exposer si légèrement.

Dès qu’il l’eut quittée, elle envoya dire à Feintise de lui venir parler ; elle s’enferma avec elle dans son cabinet et la prit d’une main par les cheveux, lui portant un poignard sur la gorge : « Malheureuse, dit-elle, je ne sais quel reste de bonté m’empêche de te sacrifier à mon juste ressentiment : tu m’as trahie, tu n’as point tué les quatre enfants que j’avais remis entre tes mains pour en être défaite ; avoue au moins ton crime, et peut-être que je te le pardonnerai. » Feintise demi-morte de peur se jeta à ses pieds, et lui dit comme la chose s’était passée ; qu’elle croyait impossible que les enfants fussent encore en vie, parce qu’il s’était élevé une tempête si effroyable qu’elle avait pensé être accablée de la grêle ; niais qu’enfin elle lui demandait du temps, et qu’elle trouverait le moyen de la défaire d’eux l’un après l’autre, sans que personne au monde pût l’en soupçonner.

La reine qui ne voulait que leur mort s’apaisa un peu, elle lui dit de n’y perdre pas un moment ; et en effet la vieille Feintise qui se voyait en grand péril ne négligea rien de ce qui dépendait d’elle : elle épia le temps que les trois princes étaient à la chasse, et portant sous son bras une guitare, elle alla s’asseoir vis-à-vis des fenêtres de la princesse, où elle chanta ces paroles :

La beauté peut tout surmonter ;

Heureux qui sait en profiter :

La beauté s’efface.

L’âge de glace

Vient en ternir toutes les fleurs ;

Qu’on a de douleur

Quand on repasse

Les attraits que l’on a perdus :

On se désespère,

Et l’on prend pour plaire

Des soins superflus,

Jeunes cœurs, laissez-vous charmer,

Dans le bel âge l’on doit aimer.

La beauté s’efface,

L’âge de glace

Vient en ternir toutes les fleurs ;

Qu’on a de douleur

Quand on repasse

Les attraits qu’on a perdus :

On se désespère,

Si l’on prend pour plaire

Des soins superflus.

Belle Étoile trouva ces paroles assez plaisantes, elle s’avança sur un balcon pour voir celle qui les chantait ; aussitôt qu’elle parut, Feintise, qui s’était habillée fort proprement, lui fit une grande révérence : la princesse la salua à son tour : et comme elle était gaie, elle lui demanda si les paroles qu’elle venait d’entendre avaient été faites pour elle. « Oui, charmante personne, répliqua Feintise, elles sont pour moi : mais afin qu’elles ne soient jamais pour vous, je viens vous donner un avis dont vous ne devez pas manquer de profiter.

— Et quel est-il ? dit Belle Étoile.

— Dès que vous m’aurez permis de monter dans votre chambre, ajouta-t-elle, vous le saurez.

— Vous y pouvez venir », repartit la princesse. Aussitôt la vieille se présenta avec un certain air de cour, que l’on ne perd point quand on l’a une fois.

Ma belle fille, dit Feintise sans perdre un moment (car elle craignait qu’on ne vînt l’interrompre), le Ciel vous a faite tout aimable. Vous êtes douée d’une étoile brillante sur votre front, et l’on raconte bien d’autres merveilles de vous : mais il vous manque encore une chose qui vous est essentiellement nécessaire : si vous ne l’avez, je vous plains.

— Et que me manque-t-il ? répliqua-t-elle.

— L’Eau qui danse, ajouta notre maligne vieille, si j’en avais eu, vous ne verriez pas un cheveu blanc sur ma tête, pas une ride sur mon front : j’aurais les plus belles dents du monde, avec un air enfantin qui vous charmerait : hélas ! J’ai su ce secret trop tard, mes attraits étaient déjà effacés. Profitez de mes malheurs, ma chère enfant, ce sera une consolation pour moi, car je me sens pour vous des mouvements de tendresse extraordinaires. — Mais où prendrai-je cette Eau qui danse ? repartit Belle Étoile. — Elle est dans la Forêt Lumineuse, dit Feintise. Vous avez trois frères, est-ce que l’un d’eux ne vous aimera pas assez pour l’aller quérir ? Vraiment ils ne seraient guère tendres. Enfin il n’y va pas moins que d’être belle cent ans après votre mort.

— Mes frères me chérissent, dit la princesse, il y en a un, entre autres, qui ne me refusera rien. Certainement si cette Eau fait tout ce que vous dites, je vous donnerai une récompense proportionnée à son mérite. » La perfide vieille se retira en diligence, ravie d’avoir si bien réussi, elle dit à Belle Étoile qu’elle serait soigneuse de la venir voir.

Les princes revinrent de la chasse, l’un apporta un marcassin, l’autre un lièvre et l’autre un cerf : tout fut mis aux pieds de leur sueur ; elle regarda cet hommage avec une espèce de dédain : elle était occupée de l’avis de Feintise : elle en paraissait même inquiète, et Chéri qui n’avait point d’autre occupation que de l’étudier, ne fut pas un quart d’heure avec elle sans le remarquer : « Qu’avez-vous, ma chère Étoile, lui dit-il, le pays où nous sommes n’est peut-être pas à votre gré ? Si cela est, partons-en tout à l’heure ; peut-être encore que notre équipage n’est pas assez grand, les meubles assez beaux, la table assez délicate : parlez, de grâce, afin que j’aie le plaisir de vous obéir le premier, et de vous faire obéir par les autres.

« La confiance que vous me donnez de vous dire ce qui se passe dans mon esprit, répliqua-t-elle, m’engage à vous déclarer que je ne saurais plus vivre si je n’ai l’Eau qui danse. Elle est dans la Forêt Lumineuse : je n’aurai avec elle rien à craindre de la fureur des ans.

— Ne vous chagrinez point, mon aimable Étoile, ajouta-t-il, je vais partir et je vous en apporterai, ou vous saurez par ma mort qu’il est impossible d’en avoir.

— Non, dit-elle, j’aimerais mieux renoncer à tous les avantages de la beauté : j’aimerais mieux être affreuse que de hasarder une vie si chère. Je vous conjure de ne plus penser à l’Eau qui danse, et même, si j’ai quelque pouvoir sur vous, je vous le défends. »

Le prince feignit de lui obéir, mais aussitôt qu’il la vit occupée, il monta sur son cheval blanc qui n’allait que par bonds et par courbettes ; il prit de l’argent et un riche habit : pour des diamants il n’en avait pas besoin, car ses cheveux lui en fournissaient assez, et trois coups de peigne en faisaient tomber quelquefois pour un million. À la vérité, cela n’était pas toujours égal ; l’on a même su que la disposition de leur esprit et celle de leur santé, réglait assez l’abondance des pierreries. Il ne mena personne avec lui pour être plus en liberté, et afin que si l’aventure était périlleuse, il pût se hasarder sans essuyer les remontrances d’un domestique zélé et craintif.

Quand l’heure du souper fut venue et que la princesse ne vit point paraître son frère Chéri, l’inquiétude la saisit à tel point, qu’elle ne pouvait ni boire ni manger : elle donna des ordres pour le faire chercher partout. Les deux princes ne sachant rien de l’Eau qui danse, lui disaient qu’elle se tourmentait trop, qu’il ne pouvait être éloigné, qu’elle savait qu’il s’abandonnait volontiers à de profondes rêveries, et que sans doute il s’était arrêté dans la forêt. Elle prit donc un peu de tranquillité jusqu’à minuit, mais alors elle perdit toute patience, et dit en pleurant à ses frères que c’était elle qui était cause de l’éloignement de Chéri, qu’elle lui avait témoigné un désir extrême d’avoir l’Eau qui danse de la Forêt Lumineuse, que sans doute il en avait pris le chemin. À ces nouvelles, ils résolurent d’envoyer après lui plusieurs personnes, et elle les chargea de lui dire qu’elle le conjurait de revenir.

Cependant la méchante Feintise était fort intriguée pour savoir l’effet de son conseil : lorsqu’elle apprit que Chéri était déjà en campagne, elle en eut une sensible joie, ne doutant pas qu’il ne fit plus de diligence que ceux qui le suivaient, et qu’il ne lui arrivât malheur : elle courut au palais toute fière de cette espérance : elle rendit compte à la reine mère de ce qui s’était passé : « J’avoue, madame, lui dit-elle, que je ne puis douter que ce ne soient les trois princes et leur sœur : ils ont des étoiles sur le front ; des chaînes d’or au cou : leurs cheveux sont d’une beauté ravissante : il cri tombe à tous moments des pierreries ; j’en ai même vu à la princesse que j’avais mises sur son berceau, dont elle se pare, quoiqu’elles ne vaillent pas celles qui tombent de ses cheveux : de sorte qu’il ne m’est pas permis de douter de leur retour, malgré les soins que je croyais avoir pris pour l’empêcher. Mais, madame, je vous en délivrerai, et comme c’est le seul moyen qui me reste de réparer ma faute, je vous supplie seulement de m’accorder du temps : voilà déjà un des princes qui est parti pour aller chercher l’Eau qui danse, il périra sans doute dans cette entreprise ; ainsi je leur prépare plusieurs occasions de se perdre.

— Nous verrons, dit la reine, si le succès répondra à votre attente, mais comptez que cela seul peut vous dérober à ma juste fureur. » Feintise se retira plus alarmée que jamais, cherchant dans son esprit tout ce qui pouvait les faire périr.

Le moyen quelle en avait trouvé à l’égard du prince Chéri était un des plus certains, car l’Eau qui danse ne se puisait pas aisément : elle avait fait tant de bruit par les malheurs qui étaient arrivés à ceux qui la cherchaient, qu’il n’y avait personne qui n’en sût le chemin : son cheval blanc allait d’une vitesse surprenante : il le pressait sans quartier, parce qu’il voulait revenir promptement auprès de Belle Étoile, et lui donner la satisfaction qu’elle se promettait de son voyage. Il ne laissa pas de marcher huit jours et huit nuits de suite sans se reposer ailleurs que dans les bois sous le premier arbre, sans manger autre chose que les fruits qu’il trouvait sur son chemin, et sans laisser à son cheval qu’avec peine le temps de brouter l’herbe. Enfin au bout de ce temps-là, il se trouva dans un pays dont l’air était si chaud qu’il commença de souffrir beaucoup. Ce n’était point que le soleil eût plus d’ardeur ; il ne savait à quoi en attribuer la cause, lorsque du haut d’une montagne ii aperçut la Forêt Lumineuse, tous les arbres brûlaient sans se consumer, et jetaient des flammes en des lieux si éloignés que la campagne était aride et déserte. L’on entendait dans cette forêt siffler les serpents et rugir les lions, ce qui étonna beaucoup le prince ; car il semblait qu’aucun animal, excepté la salamandre, ne pouvait vivre dans cette espèce de fournaise.

Après avoir considéré une chose si épouvantable, il descendit, rêvant à ce qu’il allait faire, et il se dit plus d’une fois qu’il était perdu. Comme il approchait de ce grand feu, il mourait de soif, il trouva une fontaine qui sortait de la montagne et qui tombait dans un grand bassin de marbre ; il mit pied à terre, s’en approcha, et se baissait pour puiser de l’eau dans un petit vase d’or qu’il avait apporté, afin d’y mettre celle que la princesse souhaitait, quand il aperçut une tourterelle qui se noyait dans cette fontaine ; ses plumes étaient toutes mouillées ; elle n’avait plus de force, et coulait au fond du bassin, Chéri en eut pitié ; il la sauva ; il la pendit d’abord par les pieds ; elle avait tant bu qu’elle en était enflée ; ensuite il la réchauffa ; il essuya ses ailes avec un mouchoir fin ; il la secourut si bien, que la pauvre tourterelle se trouva au bout d’un moment plus gaie qu’elle n’avait été triste.

« Seigneur Chéri, lui dit-elle d’une voix douce et tendre, vous n’avez jamais obligé petit animal plus reconnaissant que moi ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai reçu des faveurs essentielles de votre famille ; je suis ravie de pouvoir vous être utile à mon tour : ne croyez donc pas que j’ignore le sujet de votre voyage, vous l’avez entrepris un peu témérairement, car l’on ne saurait nombrer les personnes qui sont péries ici. L’Eau qui danse est la huitième merveille du monde pour les dames ; elle embellit ; elle rajeunit : elle enrichit : mais si je ne vous sers de guide vous n’y pourrez arriver, car la source sort à gros bouillons du milieu de la forêt, et s’y précipite dans un gouffre. Le chemin est couvert de branches d’arbres qui tombent toutes embrasées, et je ne vois guère d’autre moyen que d’y aller par dessous terre : reposez-vous donc ici sans inquiétude, je vais ordonner ce qu’il faut. »

En même temps, la Tourterelle s’élève en l’air, va, vient, s’abaisse, vole et revole, tant et tant, que sur la fin du jour elle dit au prince que tout était prêt : il prend l’officieux oiseau ; il le baise : il le caresse, le remercie, et le suit sur son beau cheval blanc. À peine eut-il fait cent pas qu’il voit deux longues files de renards, blaireaux, taupes, escargots, fourmis, et de toutes les sortes de bêtes qui se cachent dans la terre. Il y en avait une si prodigieuse quantité, qu’il ne comprenait point par quel pouvoir ils s’étaient ainsi rassemblés : « C’est par mon ordre, lui dit la Tourterelle, que vous voyez en ces lieux ce petit peuple souterrain, il vient de travailler pour votre service, et faire une extrême diligence, vous me ferez plaisir de les en remercier. » Le prince les salua, et leur dit qu’il voudrait les tenir dans un lieu moins stérile, qu’il les régalerait avec plaisir, chaque bestiole parut contente.

Chéri étant à l’entrée de la voûte y laissa son cheval, puis demi-courbé il chemina avec la bonne Tourterelle, qui le conduisit très heureusement jusqu’à la fontaine : elle faisait un si grand bruit qu’il en serait devenu sourd si elle ne lui avait pas donné deux de ses plumes blanches dont il se boucha les oreilles. Il fut étrangement surpris de voir que cette Eau dansait avec la même justesse que si Favier et Pécourt, lui avaient montré. Il est vrai que ce n’étaient que de vieilles danses, comme la bocane, la mariée et la sarabande Plusieurs oiseaux qui voltigeaient en l’air chantaient les airs que l’Eau voulait danser. Le prince en puisa plein son vase d’or ; il en but deux traits qui le rendirent cent fois plus beau qu’il n’était, et qui le rafraîchirent si bien, qu’il s’apercevait à peine que de tous les endroits du monde le plus chaud, c’est la Forêt Lumineuse.

Il en partit par le même chemin par lequel il était venu, son cheval s’était éloigné, mais fidèle à sa voix dès qu’il l’appela, il vint au grand galop. Le prince se jeta légèrement dessus, tout fier d’avoir l’Eau qui danse : « Tendre Tourterelle, dit-il à celle qu’il tenait, j’ignore encore par quel prodige vous avez tant de pouvoir en ces lieux, les effets que j’en ai ressentis m’engagent à beaucoup de reconnaissance, et comme la liberté est le plus grand des biens, je vous rends la vôtre pour égaler par cette faveur celles que vous m’avez faites. » En achevant ces mots, il la laissa aller : elle s’envola d’un petit air aussi farouche que si elle eût resté avec lui contre son gré. « Quelle inégalité ! dit-il alors, tu tiens plus de l’homme que de la tourterelle, l’un est inconstant, l’autre ne l’est point. » La Tourterelle lui répondit du haut des airs : « Eh ! savez-vous qui je suis ? »

Chéri s’étonna que la Tourterelle eût répondu ainsi à sa pensée ; il jugea bien qu’elle était très habile ; il fut fâché de l’avoir laissée aller : « Elle m’aurait peut-être été utile, disait-il, et j’aurais appris par elle bien des choses qui contribueraient au repos de ma vie. » Cependant il convint avec lui-même qu’il ne faut jamais regretter un bienfait accordé, et il se trouvait son redevable, quand il pensait aux difficultés qu’elle lui avait aplanies pour avoir l’Eau qui danse ; son vase d’or était fermé de manière que l’Eau ne pouvait ni se perdre ni s’évaporer. Il pensait agréablement au plaisir qu’aurait Belle Étoile en la recevant et la joie qu’il aurait de la revoir, lorsqu’il vit venir à toute bride plusieurs cavaliers qui ne l’eurent pas plus tôt aperçu que poussant de grands cris, ils se le montrèrent les uns aux autres : il n’eut point de peur, son âme avait un caractère d’intrépidité qui s’alarmait peu des périls. Cependant il ressentit beaucoup de chagrin que quelque chose l’arrêtât, il poussa brusquement son cheval vers eux, et resta agréablement surpris de reconnaître une partie de ses domestiques qui lui présentèrent des petits billets, ou pour mieux dire des ordres dont la princesse les avait chargés pour lui, afin qu’il ne s’exposât point aux dangers de la Forêt Lumineuse : il baisa l’écriture de Belle Étoile ; il soupira plus d’une fois, et se hâtant de retourner vers elle, il la retira de la plus sensible peine que l’on puisse éprouver.

Il la trouva en arrivant assise sous quelques arbres où elle s’abandonnait à toute son inquiétude ; quand elle le vit à ses pieds, elle ne savait quel accueil lui faire ; elle voulait le gronder d’être parti contre ses ordres ; elle voulait le remercier du charmant présent qu’il lui faisait. Enfin sa tendresse fut la plus forte ; elle embrassa son cher frère, et les reproches qu’elle lui fit n’eurent rien de fâcheux.

La vieille Feintise qui ne s’endormait pas, sut par ses espions que Chéri était de retour, plus beau qu’il n’était avant son départ ; et que la princesse ayant mis sur son visage l’Eau qui danse était devenue si excessivement belle, qu’il n’y avait pas moyen de soutenir le moindre de ses regards sans mourir de plus d’une demi-douzaine de morts.

Feintise fut bien étonnée et bien affligée, car elle avait fait son compte que le prince périrait dans une si grande entreprise ; mais il n’était pas temps de se rebuter : elle chercha le moment que la princesse allait à un petit temple de Diane peu accompagnée, elle l’aborda, et lui dit d’un air plein d’amitié : « Que j’ai de joie, madame, de l’heureux effet de mes avis. Il ne faut que vous regarder pour savoir que vous avez à présent l’Eau qui danse : mais si j’osais vous donner un conseil, vous songeriez à vous rendre maîtresse de la Pomme qui chante, c’est tout autre chose encore, car elle embellit l’esprit à tel point, qu’il n’y a rien dont on ne soit capable. Veut-on persuader quelque chose, il n’y a qu’à sentir la Pomme qui chante. Veut-on parler en public, faire des vers, écrire en prose, divertir, faire rire ou faire pleurer, la Pomme a toutes ces vertus, et elle chante si bien et si haut, qu’on l’entend de huit lieues sans en être étourdi.

« Je n’en veux point, s’écria la princesse, vous avez pensé faire périr mon frère avec votre Eau qui danse, vos conseils sont trop dangereux.

— Quoi ! madame, répliqua Feintise, vous seriez fâchée d’être la plus savante et la plus spirituelle personne du monde ? En vérité, vous n’y pensez pas.

— Ha ! qu’aurais-je fait, continua Belle Étoile, si l’on m’avait rapporté le corps de mon cher frère mort ou mourant ?

— Celui-là, dit la vieille, n’ira plus, les autres sont obligés de vous servir à leur tour, et l’entreprise est moins périlleuse.

— N’importe, ajouta la princesse, je ne suis pas d’humeur à les exposer.

— En vérité je vous plains, dit Feintise, de perdre une occasion si avantageuse, mais vous y ferez réflexion, adieu, madame. » Elle se retira aussitôt, très inquiète du succès de sa harangue, et Belle Étoile demeura aux pieds de la statue de Diane, irrésolue sur ce qu’elle devait faire ; elle aimait ses frères ; elle s’aimait bien aussi : elle comprenait que rien ne pouvait lui faire un plus sensible plaisir, que d’avoir la Pomme qui chante.

Elle soupira longtemps, puis elle se prit à pleurer. Petit Soleil revenait de la chasse, il entendit du bruit dans le temple : il y entra, et vit la princesse qui se couvrait le visage de son voile, parce qu’elle était honteuse d’avoir les yeux tout humides ; il avait déjà remarqué ses larmes, et s’approchant d’elle, il la conjura instamment de lui dire pourquoi elle pleurait : elle s’en défendit, répliquant qu’elle en avait honte elle-même ; mais plus elle lui refusait son secret, plus il avait envie de le savoir.

Enfin elle lui dit que la même vieille qui lui avait conseillé d’envoyer à la conquête de l’Eau qui danse, venait de lui dire que la Pomme qui chante était encore plus merveilleuse, parce qu’elle donnait tant d’esprit qu’on devenait une espèce de prodige, qu’à la vérité elle aurait donné la moitié de sa vie pour une telle Pomme, mais qu’elle craignait qu’il n’y eût trop de danger à l’aller chercher. « Vous n’aurez pas peur pour moi, je vous en assure, lui dit son frère en souriant, car je ne me trouve aucune envie de vous rendre ce bon office. Eh quoi ! n’avez-vous donc pas assez d’esprit ? Venez, venez, ma sueur, continua-t-il, et cessez de vous affliger. »

Belle Étoile le suivit, aussi triste de la manière dont il avait reçu sa confidence, que de l’impossibilité qu’elle trouvait à posséder la Pomme qui chante. L’on servit le souper ; ils se mirent tous quatre à table ; elle ne pouvait manger ; Chéri, l’aimable Chéri, qui n’avait d’attention que pour elle, lui servit ce qui était de meilleur, et la pressa d’en goûter : au premier morceau son cœur se grossit ; les larmes lui vinrent aux yeux ; elle sortit de table en pleurant. Belle Étoile pleurait : ô dieux, quel sujet d’inquiétude pour Chéri ! Il demanda donc ce qu’elle avait : Petit Soleil lui dit en raillant d’une manière assez désobligeante pour sa sueur : elle en fut si piquée, qu’elle se retira dans sa chambre, et ne voulut parler à personne de tout le soir.

Dès que Petit Soleil et Heureux furent couchés, Chéri monta sur son excellent cheval blanc sans dire à personne où il allait, il laissa seulement une lettre pour Belle Étoile, avec ordre de la lui donner à son réveil ; et tant que la nuit fut longue, il marcha à l’aventure, ne sachant point où il prendrait la Pomme qui chante.

Lorsque la princesse fut levée, on lui présenta la lettre du prince, il est aisé de s’imaginer tout ce qu’elle ressentit d’inquiétude et de tendresse dans une occasion comme celle-là : elle courut dans la chambre de ses frères leur en faire la lecture, ils partagèrent ses alarmes, car ils étaient fort unis ; et aussitôt ils envoyèrent presque tous leurs gens après lui pour l’obliger de revenir sans tenter cette aventure, qui sans doute devait être terrible.

Cependant le roi n’oubliait point les beaux enfants de la forêt, ses pas le guidaient toujours de leur côté, et quand il passait proche de chez eux et qu’il les voyait, il leur faisait des reproches de ce qu’ils ne venaient point à son palais ; ils s’en étaient excusés d’abord sur ce qu’ils faisaient travailler à leur équipage : ils s’en excusèrent sur l’absence de leur frère, et l’assurèrent qu’à son retour ils profiteraient soigneusement de la permission qu’il leur donnait, de lui rendre leurs très humbles respects.

Le prince Chéri était trop pressé de sa passion pour manquer à taire beaucoup de diligence, il trouva à la pointe du jour un jeune homme bien fait, qui se reposant sous des arbres lisait dans un livre, il l’aborda d’un air civil et lui dit : « Trouvez bon que je vous interrompe, pour vous demander si vous ne savez point en quel lieu est la Pomme qui chante. » Le jeune homme haussa les yeux, et souriant gracieusement : « En voulez-vous faire la conquête ? lui dit-il.

— Oui, s’il m’est possible, repartit le prince.

— Ha ! seigneur, ajouta l’étranger, vous n’en savez donc pas tous les périls, voilà un livre qui en parle, sa lecture effraie.

— N’importe, dit Chéri, le danger ne sera point capable de me rebuter, enseignez-moi seulement où je pourrai la trouver.

— Le livre marque, continua cet homme, qu’elle est dans un vaste désert en Libye, qu’on l’entend chanter de huit lieues, et que le dragon qui la garde a déjà dévoré cinq cent mille personnes qui ont eu la témérité d’y aller.

— Je serai le cinq cent mille et unième  », répondit le prince en souriant à son tour, et le saluant, il prit son chemin du côté des déserts de Libye : son beau cheval, qui était de race zéphyrienne, car Zéphyr était son aïeul, allait aussi vite que le vent, de sorte qu’il fit une diligence incroyable.

Il avait beau écouter, il n’entendait d’aucun côté chanter la Pomme : il s’affligeait de la longueur du chemin et de l’inutilité du voyage, lorsqu’il aperçut une pauvre tourterelle qui tombait à ses pieds : elle n’était pas encore morte, mais il ne s’en fallait guère. Comme il ne voyait personne qui pût l’avoir blessée, il crut qu’elle était peut-être à Vénus, et que s’étant échappée de son colombier, ce petit mutin d’Amour, pour essayer ses flèches l’avait tirée. Quoi qu’il en soit, il en eut pitié ; il descendit de cheval ; il la prit ; il essuya ses plumes blanches, déjà teintes de sana vermeil, et tirant de sa poche un flacon d’or où il portait un baume admirable pour les blessures, il en eut à peine mis sur celle de la tourterelle malade qu’elle ouvrit les veux, leva la tête, déploya les ailes, s’éplucha, et puis regardant le prince : « Bonjour beau Chéri, lui dit-elle, vous êtes destiné à me sauver la vie, et je le suis peut-être à vous rendre de grands services.

Vous venez pour conquérir la Pomme qui chante, l’entreprise est difficile et digne de vous, car elle est gardée par un dragon affreux, qui a douze pieds, trois têtes, six ailes, et tout le corps de bronze. – Ha ! ma chère Tourterelle, lui dit le prince, quelle joie pour moi de te revoir, et dans un temps où ton secours m’est si nécessaire ! Ne me le refuse pas, ma belle petite, car je mourrais de douleur, si j’avais la honte de retourner sans la Pomme qui chante : et puisque j’ai eu l’Eau qui danse par ton moyen, j’espère que tu en trouveras encore quelqu’un pour me faire réussir dans mon entreprise.

— Vous me touchez, repartit tendrement la Tourterelle, suivez-moi, je vais voler devant vous, et j’espère que tout ira bien. »

Le prince la laissa aller : après avoir marché tout le jour, ils arrivèrent proche d’une haute montagne de sable : « Il faut creuser ici  », lui dit la Tourterelle. Le prince aussitôt sans se rebuter de rien se mit à creuser, tantôt avec ses mains, tantôt avec son épée. Au bout de quelques heures il trouva un casque, une cuirasse et le reste de l’armure, avec l’équipage pour son cheval, entièrement de miroirs. « Armez-vous, dit la Tourterelle, et ne craignez point le dragon, quand il se verra dans tous ces miroirs, il aura tant de peur, croyant que ce sont des monstres comme lui, qu’il s’enfuira.  »

Chéri approuva beaucoup cet expédient : il s’arma des miroirs, et reprenant la Tourterelle, ils allèrent ensemble toute la nuit : au point du jour, ils entendirent une mélodie ravissante. Le prince pria la Tourterelle de lui dire ce que c’était. « Je suis persuadée, dit-elle, qu’il n’y a que la Pomme qui puisse être si agréable, car elle fait seule toutes les parties de la musique, et sans toucher aucun instrument, il semble qu’elle en joue d’une manière ravissante. » Ils s’approchaient toujours ; le prince pensait en lui-même qu’il voudrait bien que la Pomme chantât quelque chose qui convînt à la situation où il était : en même temps il entendit ces paroles :

L’amour peut surmonter le cœur le plus rebelle,

Ne cessez point d’être amoureux.

Vous qui suivez les lois d’une beauté cruelle,

Aimez, persévérez, et vous serez heureux.

« Ha ! s’écria-t-il, répondant à ces vers, quelle charmante prédiction, je puis espérer d’être un jour plus content que je ne le suis ; l’on vient de me l’annoncer. » La Tourterelle ne lui dit rien là-dessus, elle n’était pas née babillarde, et ne parlait que pour les choses indispensablement nécessaires. À mesure qu’il avançait, la beauté de la musique augmentait : et quelque empressement qu’il eût, il était quelquefois si ravi qu’il s’arrêtait, sans pouvoir penser à rien qu’à écouter : mais la vue du terrible dragon qui partit tout d’un coup avec ses douze pieds et plus de cent griffes, les trois têtes et son corps de bronze le retira de cette espèce de léthargie ; il avait senti le prince de fort loin, et l’attendait pour le dévorer comme tous les autres, dont il avait fait des repas excellents : leurs os étaient rangés autour du pommier où était la belle Pomme ; ils s’élevaient si haut qu’on ne pouvait la voir.

L’affreux animal s’avança en bondissant ; il couvr[ai]t la terre d’une écume empoisonnée très dangereuse ; il sortait de sa gueule infernale du feu et des petits dragonneaux qu’il lançait comme des dards dans les yeux et les oreilles des chevaliers errants qui voulaient emporter la Pomme. Mais lorsqu’il vit son effrayante figure, multipliée cent et cent fois dans tous les miroirs du prince, ce fut lui à son tour qui eut peur : il s’arrêta, et regardant fixement le prince chargé de dragons, il ne songea plus qu’à s’enfuir. Chéri s’apercevant de l’heureux effet de son armure, le poursuivit jusqu’à l’entrée d’une profonde caverne où il se précipita pour l’éviter : il en ferma bien vite l’entrée, et se dépêcha de retourner vers la Pomme qui chante.

Après avoir monté par-dessus tous les os qui l’entouraient, il vit ce bel arbre avec admiration ; il était d’ambre, les pommes de topaze, et la plus excellente de toutes, qu’il cherchait avec tant de soins et de périls paraissait au haut, faite d’un seul rubis, avec une couronne de diamants dessus. Le prince transporté de joie de pouvoir donner un trésor si parfait et si rare à Belle Étoile, se hâta de casser la branche d’ambre ; et tout fier de sa bonne fortune, il monta sur son cheval blanc, mais il ne trouva plus la Tourterelle ; dès que ses soins lui furent inutiles, elle s’envola ; sans perdre le temps en regrets superflus, comme il craignait que le dragon dont il entendait les sifflements ne trouvât quelque route pour venir à ces pommes, il retourna avec la sienne vers sa princesse.

Elle avait perdu l’usage de dormir depuis son absence ; elle se reprochait sans cesse son envie d’avoir plus d’esprit que les autres ; elle craignait plus la mort de Chéri que la sienne : « Ha ! malheureuse, s’écriait-elle en poussant de profonds soupirs, fallait-il que j’eusse cette vaine gloire ? Ne me suffisait-il pas de penser et de parler assez bien pour ne faire et ne dire rien d’impertinent ? Je serai punie de mon orgueil, si je perds ce que j’aime : hélas ! continuait-elle, peut-être que les dieux, irrités des sentiments que je ne puis me défendre d’avoir pour Chéri, veulent me l’ôter par une fin tragique. »

Il n’y avait rien que son cœur affligé n’imaginât, quand au milieu de la nuit, elle entendit une musique si merveilleuse, qu’elle ne put s’empêcher de se lever et de se mettre à sa fenêtre pour l’écouter mieux, elle ne savait que s’imaginer. Tantôt elle croyait que c’était Apollon et les Muses, tantôt Vénus, les Grâces et les Amours, la symphonie s’approchait toujours, et toujours Belle Étoile écoutait.

Enfin le prince arriva ; il faisait un grand clair de lune ; il s’arrêta sous le balcon de la princesse, qui s’était retirée, quand elle aperçut de loin un cavalier ; la Pomme chanta aussitôt :

Réveillez-vous belle endormie.

La princesse curieuse regarda promptement qui pouvait chanter si bien, et reconnaissant son cher frère, elle pensa se précipiter de sa fenêtre en bas pour être plus tôt auprès de lui ; elle parla si haut que tout le monde s’étant éveillé, l’on vint ouvrir la porte à Chéri. Il entra avec un empressement que l’on peut assez se figurer. Il tenait dans sa main la branche d’ambre, au bout de laquelle était le merveilleux fruit, et comme il l’avait senti souvent, son esprit était augmenté à tel point, que rien dans le monde ne lui pouvait être comparable.

Belle Étoile courut au-devant de lui avec une grande précipitation : « Pensez-vous que je vous remercie, mon cher frère ? lui dit-elle en pleurant de joie. Non, il n’est point de bien que je n’achète trop cher quand vous vous exposez pour me l’acquérir.

— Et il n’est point de périls, lui dit-il, auxquels je ne veuille toujours me hasarder pour vous donner la plus petite satisfaction. Recevez, Belle Étoile, continua-t-il, recevez ce fruit unique, personne au monde ne le mérite si bien que vous : mais que vous donnera-t-il que vous n’ayez déjà ? » Petit Soleil et son frère vinrent interrompre cette conversation ; ils eurent un sensible plaisir de revoir le prince ; il leur raconta son voyage, et cette relation les mena jusqu’au jour.

La mauvaise Feintise était revenue dans sa petite maison, après avoir entretenu la reine mère de ses projets ; elle avait trop d’inquiétude pour dormir tranquillement : elle entendit le doux chant de la Pomme, que rien dans la nature ne pouvait égaler. Elle ne douta point que la conquête n’en fût faite : elle pleura ; elle gémit ; elle s’égratigna le visage ; elle s’arracha les cheveux ; sa douleur était extrême, car au lieu de faire du mal aux beaux enfants comme elle l’avait projeté, elle leur faisait du bien, quoiqu’il n’entrât que de la perfidie dans ses conseils.

Dès qu’il fut jour elle apprit que le retour du prince n’était que trop vrai, elle retourna chez la reine mère : « Hé bien, lui dit cette princesse, Feintise, m’apportes-tu de bonnes nouvelles, les enfants ont-ils péri ?

— Non, madame, dit-elle en se jetant à ses pieds, mais que Votre Majesté ne s’impatiente point, il me reste des moyens infinis de vous en délivrer.

— Ha ! malheureuse, dit la reine, tu n’es au monde que pour me trahir, tu les épargnes. » La vieille protesta bien le contraire, et quand elle l’eut un peu apaisée, elle s’en revint pour rêver à ce qu’il fallait faire.

Elle laissa passer quelques jours sans paraître, au bout desquels elle épia si bien, qu’elle trouva la princesse seule dans une route de la forêt, qui se promenait, attendant le retour de ses frères. « Le Ciel vous comble de biens, lui dit cette scélérate en l’abordant, charmante Étoile, j’ai appris que vous possédez la Pomme qui chante, certainement, quand cette bonne fortune me serait arrivée, je n’en aurais pas plus de joie ; car il faut avouer que j’ai pour vous une inclination qui m’intéresse dans tous vos avantages : cependant, continua-t-elle, je ne peux m’empêcher de vous donner un nouvel avis.

— Ha ! gardez vos avis, s’écria la princesse en s’éloignant d’elle, quelques biens qu’ils m’apportent, ils ne sauraient me payer l’inquiétude qu’ils m’ont causée.

— L’inquiétude n’est pas un si grand mal, repartit-elle en souriant, il en est de douces et de tendres.

— Taisez-vous, ajouta Belle Étoile, je tremble quand j’y pense.

— Il est vrai, dit la vieille, que vous êtes fort à plaindre, d’être la plus belle et la plus spirituelle fille de l’univers. Je vous en fais mes excuses.

— Encore un coup, répliqua la princesse, je sais suffisamment l’état où l’absence de mon frère m’a réduite.

— Il faut malgré cela que je vous dise, continua Feintise, qu’il vous manque encore le Petit Oiseau Vert qui dit tout, vous seriez informée par lui de votre naissance, des bons ou des mauvais succès de la vie, il n’y a rien de si particulier qu’il ne vous découvrît ; et lorsqu’on dira dans le monde : "Belle Etoile a l’Eau qui danse et la Pomme qui chante", l’on dira en même temps : "Elle n’a pas le Petit Oiseau Vert qui dit tout, et il vaudrait presque autant qu’elle n’eût rien." »

Après avoir débité ainsi ce qu’elle avait dans l’esprit, elle se retira. La princesse triste et rêveuse, commença à soupirer amèrement : « Cette femme a raison, disait-elle, de quoi me servent les avantages que je reçois de l’Eau et de la Pomme, puisque j’ignore d’où je suis, qui sont mes parents, et par quelle fatalité mes frères et moi avons été exposés à la fureur des ondes. Il faut qu’il y ait quelque chose de bien extraordinaire dans notre naissance pour nous abandonner ainsi, et une protection bien évidente du Ciel pour nous avoir sauvés de tant de périls. Quel plaisir n’aurais-je point de connaître mon père et ma mère, de les chérir s’ils sont encore vivants, et d’honorer leur mémoire s’ils sont morts ? » Là-dessus les larmes vinrent avec abondance couvrir ses joues, semblables aux gouttes de la rosée qui paraît le matin sur les lis et sur les roses.

Chéri qui avait toujours plus d’impatience de la voir que les autres, s’était hâté après la chasse de revenir ; il était à pied : son arc pendait négligemment à son côté ; sa main était armée de quelques flèches ; ses cheveux rattachés ensemble ; il avait en cet état un air martial qui plaisait infiniment. Dès que la princesse l’aperçut, elle entra dans une allée sombre, afin qu’il ne vît pas les caractères de douleur qui étaient sur son visage : mais une maîtresse ne s’éloigne pas si vite, qu’un amant bien empressé ne la joigne. Le prince l’aborda ; il eut à peine jeté les yeux sur elle qu’il connut qu’elle avait quelque peine : il s’en inquiète ; il la prie, il la presse de lui en apprendre le sujet, elle s’en défend avec opiniâtreté. Enfin il tourne la pointe d’une de ses flèches contre son cœur : « Vous ne m’aimez point, Belle Étoile, lui dit-il, je n’ai plus qu’à mourir. » La manière dont il lui parlait la jeta dans la dernière alarme, elle n’eut plus la force de lui refuser son secret ; mais elle ne lui dit qu’à condition qu’il ne chercherait de sa vie les moyens de satisfaire le désir qu’elle avait ; il lui promit tout ce qu’elle exigeait, et ne marqua point qu’il voulût entreprendre ce dernier voyage.

Aussitôt qu’elle se fut retirée dans sa chambre et les princes dans les leur, il descendit en bas, tira son cheval de l’écurie, monta dessus, et partit sans en parler à personne. Cette nouvelle jeta la belle famille dans une étrange consternation. Le roi qui ne les pouvait oublier les envoya prier de venir dîner avec lui ; ils répondirent que leur frère venait de s’absenter : qu’ils ne pouvaient avoir de joie ni de repos sans lui, et qu’à son retour ils ne manqueraient pas d’aller au palais. La princesse était inconsolable, l’Eau qui danse et la Pomme qui chante n’avaient plus de charmes pour elle : sans Chéri, rien ne lui était agréable.

Le prince s’en alla, errant par le monde, il demandait à ceux qu’il rencontrait ou il pourrait trouver le Petit Oiseau Vert qui dit tout, la plupart l’ignoraient ; mais il rencontra un vénérable vieillard, qui l’avant fait entrer dans sa maison, voulut bien prendre la peine de regarder sur un globe, qui faisait une partie de son étude et de son divertissement. Il lui dit ensuite qu’il était dans un climat glacé sur la pointe d’un affreux rocher, et il lui enseigna la route qu’il devait tenir. Le prince par reconnaissance lui donna plein un petit sac de grosses perles qui étaient tombées de ses cheveux, et prenant congé de lui, il continua son voyage.

Enfin au lever de l’aurore il aperçut le rocher, fort haut et fort escarpé, et sur le sommet l’Oiseau qui parlait comme un oracle, disant des choses admirables : il comprit qu’avec un peu d’adresse il était aisé de l’attraper, car il ne paraissait point farouche : il allait et venait, sautant légèrement d’une pointe sur l’autre. Le prince descendit de cheval et montant sans bruit malgré l’âpreté de ce mont, il se promettait le plaisir d’en faire un sensible à Belle Étoile-, il se voyait si proche de l’Oiseau Vert qu’il croyait le prendre, lorsque le rocher s’ouvrant tout d’un coup, il tomba dans une spacieuse salle, aussi immobile qu’une statue : il ne pouvait ni remuer ni se plaindre de sa déplorable aventure. Trois cents chevaliers qui l’avaient tentée comme lui étaient au même état ; ils s’entre-regardaient ; c’était la seule chose qui leur était permise.

Le temps semblait si long à Belle Étoile, que ne voyant point revenir son Chéri, elle tomba dangereusement malade. Les médecins connurent bien qu’elle était dévorée par une profonde mélancolie ; ses frères l’aimaient tendrement ; ils lui parlèrent de la cause de son mal : elle leur avoua qu’elle se reprochait nuit et jour l’éloignement de Chéri ; qu’elle sentait bien qu’elle mourrait si elle n’apprenait pas de ses nouvelles ; ils furent touchés de ses larmes, et pour la guérir, Petit Soleil résolut d’aller chercher son frère.

Ce prince partit, il sut en quel lieu était le fameux Oiseau ; il y fut ; il le vit ; il s’en approcha avec les mêmes espérances, et dans ce moment le rocher l’engloutit ; il tomba dans la grande salle ; la première chose qui an-êta ses regards ce fut Chéri : mais il ne put lui parler.

Belle Étoile était un peu convalescente, elle espérait à chaque moment de voir revenir ses deux frères : mais ses espérances étant déçues, son affliction prit de nouvelles forces ; elle ne cessait plus jour et nuit de se plaindre ; elle s’accusait du désastre de ses frères, et le prince Heureux n’ayant pas moins de pitié d’elle que d’inquiétude pour les princes, prit à son tour la résolution de les aller chercher. Il le dit à Belle Étoile ; elle voulut d’abord s’y opposer, mais il répliqua qu’il était bien juste qu’il s’exposât pour trouver les personnes du inonde qui lui étaient les plus chères : là-dessus il partit, après avoir fait de tendres adieux à la princesse ; elle resta seule en proie à la plus vive douleur.

Quand Feintise sut que le troisième prince était en chemin, elle se réjouit infiniment ; elle en avertit la reine mère, et lui promit plus fortement que jamais de perdre toute cette infortunée famille : en effet Heureux eut une aventure semblable à Chéri et Petit Soleil ; il trouva le rocher ; il vit le bel Oiseau ; et il tomba comme une statue dans la salle, où il reconnut les princes qu’il cherchait sans pouvoir leur parler ; ils étaient tous arrangés dans des niches de cristal ; ils ne dormaient jamais, ne mangeaient point, et restaient enchantés d’une manière bien triste, car ils avaient seulement la liberté de rêver, et de déplorer leur aventure.

Belle Étoile inconsolable, ne voyant revenir aucun de ses frères, se reprocha d’avoir tardé si longtemps à les suivre. Sans hésiter davantage, elle donna ordre à tous ses gens de l’attendre six mois : mais que si ses frères ou elle ne revenaient pas dans ce temps, ils retournassent apprendre leur mort au corsaire et à sa femme : ensuite elle prit un habit d’homme, trouvant qu’il y avait moins à risquer pour elle ainsi travestie dans son voyage, que si elle était allée en aventurière courir le monde. Feintise la vit partir dessus son beau cheval ; elle se trouva alors comblée de joie, et courut au palais régaler la reine mère de cette bonne nouvelle.

La princesse s’était armée seulement d’un casque dont elle ne levait presque jamais la visière, car sa beauté était si délicate et si parfaite qu’on n’aurait pas cru, comme elle le voulait, qu’elle était un cavalier. La rigueur de l’hiver se faisait ressentir, et le pays où était le Petit Oiseau qui dit tout, ne recevait en aucune saison les heureuses influences du soleil.

Belle Étoile avait un étrange froid, mais rien ne pouvait la rebuter, lorsqu’elle vit une tourterelle qui n’était guère moins blanche et guère moins froide que la neige, laquelle était étendue. Malgré toute son impatience d’arriver au rocher, elle ne voulut pas la laisser mourir, et descendant de cheval, elle la prit entre ses mains, la réchauffa de son haleine, puis la mit dans son sein ; la pauvre petite ne remuait plus. Belle Étoile pensait qu’elle était morte, elle y avait regret ; elle la retira, et la regardant, elle lui dit, comme si elle eût pu l’entendre : « Que ferai-je bien, aimable tourterelle, pour te sauver la vie ?

— Belle Étoile, répondit la bestiole, un doux baiser de votre bouche peut achever ce que vous avez si charitablement commencé.

— Non pas un, dit la princesse, mais cent s’il les faut. » Ella la baisa et la Tourterelle reprenant courage, lui dit gaiement : « Je vous connais malgré votre déguisement, sachez que vous entreprenez une chose qui vous serait impossible sans mon secours ; faites donc ce que je vais vous conseiller. Dès que vous serez arrivée au rocher, au lieu de chercher le moyen d’y monter, arrêtez-vous au pied, et commencez la plus belle chanson et la plus mélodieuse que vous sachiez, l’Oiseau Vert qui dit tout vous écoutera et remarquera d’où vient cette voix ; ensuite vous feindrez de vous endormir, je resterai auprès de vous ; quand il me verra, il descendra de la pointe du rocher pour me becqueter : c’est dans ce moment que vous le pourrez prendre. »

La princesse ravie de cette espérance arriva presque aussitôt au rocher, elle reconnut les chevaux de ses frères qui broutaient l’herbe : cette vue renouvela toutes ses douleurs ; elle s’assit et pleura longtemps amèrement. Mais le Petit Oiseau Vert disait de si belles choses et si consolantes pour les malheureux, qu’il n’y avait point de cœur affligé qu’il ne réjouît ; de sorte qu’elle essuya ses larmes, et se mit à chanter si haut et si bien, que les princes au fond de leur salle enchantée eurent le plaisir de l’entendre.

Ce fut le premier moment où ils sentirent quelque espérance. Le Petit Oiseau Vert qui dit tout écoutait et regardait d’où venait cette voix ; il aperçut la princesse qui avait ôté son casque pour dormir plus commodément et la tourterelle qui voltigeait autour d’elle : à cette vue il descendit doucement et vint la becqueter, mais il ne lui avait pas arraché trois plumes, qu’il était déjà pris.

« Ha ! que me voulez-vous ? lui dit-il. Que vous ai-je fait pour venir de si loin me rendre malheureux ? Accordez-moi ma liberté, je vous en conjure ; voyez ce que vous souhaitez en échange, il n’y a rien que je ne fasse.

— Je désire, lui dit Belle Étoile, que tu me rendes mes trois frères, je ne sais où ils sont : mais leurs chevaux qui paissent près de ce rocher, me font connaître que tu les retiens en quelque lieu.

— J’ai sous l’aile gauche une plume incarnate, arrachez-la, lui dit-il, servez-vous-en pour toucher le rocher. » La princesse fut diligente à ce qu’il lui avait commandé, en même temps elle vit des éclairs et elle entendit un bruit de vents et de tonnerres mêlés ensemble, qui lui firent une peur extrême ; malgré sa frayeur, elle tint toujours l’Oiseau Vert, craignant qu’il ne lui échappât : elle toucha encore le rocher avec la plume incarnate, et la troisième fois, il se fendit depuis le sommet jusqu’au pied ; elle entra d’un air victorieux dans la salle où les trois princes étaient avec beaucoup d’autres : elle courut vers Chéri ; il ne la reconnaissait point avec son habit et son casque, et puis l’enchantement n’était pas encore fini, de sorte qu’il ne pouvait ni parler ni agir. La princesse qui s’en aperçut fit de nouvelles questions à l’oiseau vert, auxquelles il répondit qu’il fallait avec la plume incarnate frotter les yeux et la bouche de tous ceux qu’elle voudrait désenchanter : elle rendit ce bon office à plusieurs rois, à plusieurs souverains, et particulièrement à nos trois princes.

Touchés d’un si grand bienfait, ils se jetèrent tous à ses genoux le nommant le libérateur des rois. Elle s’aperçut alors que ses frères, trompés par son habit, ne la reconnaissaient point ; elle ôta promptement son casque, elle tendit les bras, les embrassant cent fois, et demanda aux autres princes, avec beaucoup de civilité, qui ils étaient. Chacun lui dit son aventure particulière, et tous s’offrirent à l’accompagner partout où elle voudrait aller. Elle répondit, qu’encore que les lois de la chevalerie pussent lui donner quelque droit sur la liberté qu’elle venait de leur rendre, elle ne prétendait point s’en prévaloir. Là-dessus elle se retira avec les princes, pour se rendre compte les uns aux autres, de ce qui leur était arrivé depuis leur séparation.

Le petit oiseau vert qui dit tout les interrompit, pour prier Belle-Etoile de lui accorder sa liberté ; elle chercha aussitôt la tourte- relle, afin de lui en demander avis, mais elle ne la trouva plus. Elle répondit à l’oiseau qu’il lui avait coûté trop de peines et d’inquiétudes pour jouir si peu de sa conquête. Ils mon tèrent tous quatre à cheval, et laissèrent les empereurs et les rois à pied : car depuis deux ou trois cents ans qu’ils étaient là, leurs équi pages avaient péri.

La reine-mère, débarrassée de toute l’in quiétude que lui avait causée le retour des beaux enfans, renouvela sés instances auprès du roi pour le faire remarier, et l’importuna si fort, qu’elle lui fit choisir une princesse de ses parentes. Et comme il fallait casser le mariage de la pauvre reine Blondine, qui était toujours demeurée auprès de sa mère, à leur petite maison de campagne, avec les trois chiens qu’elle avait nommés Chagrin, Mouron et Douleur, à cause de tous les ennuis qu’ils lui avaient causés, la reine-mère l’envoya querir. Elle monta en ca rosse et prit les doguins, étant vêtue de noir, avec un long voile qui tombait jusqu’à ses pieds. En cet état, elle parut plus belle que l’astre du jour, quoiqu’elle fût devenue maigre et pâle ; car elle ne dormait point et ne mangeait que par complaisance pour sa mère. Tout le monde en avait grand’pitié ; le roi en fut si attendri, qu’il n’osait jeter les yeux sur elle. Mais quand il pensait qu’il ccurait risque de n’avoir point d’autres héritiers que des doguins, il consentait à tout.

Le jour étant pris pour la noce, la reine mère, priée par l’amiral Rousse, qui haïssait toujours son infortunée sœur, dit qu’elle voulait que la reine Blondine parût à la fête. Tout était préparé pour la faire grande et somptueusse, et comme le roi n’était pas fâché que les étrangers vissent sa magnificence il ordonna à son premier écuyer d’aller chez les beaux enfans les convier à venir, et lui commanda qu’en cas qu’ils ne fussent pas encore venus, il laissât de bons ordres, afin qu’on les avertit à leur retour.

Le premier écuyer les alla chercher et ne les trouva point ; mais sachant le plaisir que le roi aurait de les voir, il laissa un de ses gentilshommes pour les attendre, afin de les amener sans aucun retardement. Cet heureux jour venu, qui était celui du grand banquet, Belle-Etoile et les trois princes arrivèrent ; le gentilhomme leur apprit l’histoire du roi, comme il avait autrefois épousé une pauvre fille parfaitement belle et sage, qui avait eu le malheur d’accoucher de trois chiens ; qu’il l’avait chassée pour ne la plus voir ; que cependant il l’aimait tant qu’il avait passé quinze ans sans vouloir écouter aucunes propositions de mariage ; que la reine mère et ses sujets l’ayant fortement pressé, il s’était résolu à épouser une princesse de la cour, et qu’il fallait promptement y venir, pour assister à toute la cérémonie.

En même temps Belle-Etoile prit une robe de velours couleur de rose, toute garnie de diamans brillans ; elle laissa tomber ses cheveux par grosses boucles sur ses épaules ; ils étaient renoués de rubans ; l’étoile qu’elle avait sur le front jetait beaucoup de lumière, et la chaîne d’or qui tournait autour de son cou sans qu’on la pût ôter, semblait être d’un métal plus précieux que l’or même. Enfin, jamais rien de si beau ne parut aux yeux des mortels. Ses frères n’étaient pas moins bien : entre autres, le prince Chéri avait quelque chose qui ledistinguait très-avantageusement. Ils montèrent tous quatre dans un chariot d’ébène et d’ivoire, dont le dedans était de drap d’or avec des carreaux demême, brodés de pierreries : douze chevaux blancs le traînaient : le reste de leur équipage était incompara ble. Lorsque Belle —Etoile et ses frères parurent, le roi ravi les vint recevoir avec toute sa cour au haut de l’escalier. La pomme qui chante se faisait entendre d’une manière merveilleuse ; l’eau qui danse, dansait ; et le petit oiseau qui dit tout, parlait mieux que les oracles. Ils se baisse rent tous quatre jusqu’aux genoux du roi, et lui prenant lamain, ils la baisèrent avec autant de respect que d’affection. Il les embrassa et leur dit : « Je vous suis obligé, aimables étrangers, d’être venus aujourd’hui, votre présence me fait un plaisir sensible. » En achevant ces mots, il entra avec eux dans un grand salon où les musiciens jouaient de toutes sortes d’instruments, et plusieurs tables servies splendidement ne laissaient rien à souhaiter pour la bonne chère.

La reine mère vint, accompagnée de sa future belle-fille, de l’amirale Rousse et de toutes les dames, entre lesquelles on amenait la pauvre reine liée par le cou avec une longe de cuir, et les trois chiens attachés de même. On la fit avancer jusqu’au milieu du salon, où était un chaudron plein d’os et de mauvaise viande que la reine mère avait ordonnée pour leur dîner.

Quand Belle Étoile et les princes la virent si malheureuse, bien qu’ils ne la connussent point, les larmes leur vinrent aux yeux ; soit que la révolution des grandeurs du monde les touchât, ou qu’ils fussent émus par la force du sang qui se fait toujours ressentir. Mais que pensa la mauvaise reine d’un retour si peu espéré et si contraire à ses desseins ? Elle jeta un regard furieux sur Feintise, qui aurait voulu voir ouvrir la terre pour s’y précipiter.

Le roi présenta les beaux enfants à sa mère, lui disant mille biens d’eux ; et malgré l’inquiétude dont elle était saisie, elle ne laissa pas de leur parler avec un air riant, et de leur jeter des regards aussi favorables que si elle les eût aimés, car la dissimulation était en usage dès ce temps-là. Le festin se passa fort gaiement, quoique le roi eût une extrême peine de voir manger sa femme avec des doguins, comme la dernière des créatures : mais ayant résolu d’avoir de la complaisance pour sa mère qui l’obligeait à se remarier, il la laissait ordonner de tout.

Sur la fin du repas, le roi adressant la parole à Belle Étoile : « Je sais, lui dit-il, que vous êtes en possession de trois trésors qui sont incomparables, je vous en félicite, et je vous prie de nous raconter ce qu’il a fallu faire pour les conquérir.

— Sire, dit-elle, je vous obéirai avec plaisir. L’on m’avait dit que l’Eau qui danse me rendrait belle, et que la Pomme qui chante me donnerait de l’esprit : j’ai souhaité de les avoir par ces deux raisons. À l’égard du Petit Oiseau Vert qui dit tout, j’en ai eu une autre. C’est que nous ne savons rien de notre fatale naissance ; nous sommes des enfants abandonnés de nos proches, qui n’en connaissons aucun. J’ai espéré que ce merveilleux Oiseau nous éclaircirait sur une chose qui nous occupe jour et nuit.

— À juger de votre naissance par vous, répliqua le roi, elle doit être des plus illustres : mais parlez sincèrement : qui êtes-vous ?

— Sire, dit-elle, mes frères et moi avons différé de l’interroger jusqu’à notre retour, en arrivant nous avons reçu vos ordres pour venir à vos noces : tout ce que j’ai pu faire, ç’a été de vous apporter ces trois raretés pour vous divertir.

« J’en suis très aise, s’écria le roi, ne différons pas une chose si agréable.

— Vous vous amusez à toutes les bagatelles qu’on vous propose, dit la reine mère en colère, voilà de plaisants marmousets avec leurs raretés : en vérité le nom seul fait assez connaître que rien n’est plus ridicule. Fi, fi, je ne veux pas que des petits étrangers, apparemment de la lie du peuple, aient l’avantage d’abuser de votre crédulité ; tout cela consiste en quelque tour de gibecière et de gobelets ; et sans vous, ils n’auraient pas l’honneur d’être assis à ma table. »

Belle Étoile et ses frères entendant un discours si désobligeant ne savaient que devenir : leur visage était couvert de confusion et de désespoir, d’essuyer un tel affront devant toute cette grande Cour. Mais le roi ayant répondu à sa mère que son procédé l’outrait, pria les beaux enfants de ne s’en point chagriner, et leur tendit la main en signe d’amitié. Belle Etoile prit un bassin de cristal de roche, dans lequel elle versa toute l’Eau qui danse on vit aussitôt que cette Eau s’agitait ; sautait en cadence ; allait et venait ; s’élevait comme une petite mer irritée : changeait de mille couleurs et faisait aller le bassin de cristal le long de la table du roi, puis il s’en élança tout d’un coup quelques gouttes sur le visage du Premier Écuyer, à qui les enfants avaient de l’obligation ; c’était un homme d’un mérite rare, mais sa laideur ne l’était pas moins, et il avait même perdu un œil. Dès que l’Eau l’eut touché il devint si beau qu’on ne le reconnaissait plus, et son œil se trouva guéri. Le roi qui l’aimait chèrement, eut autant de joie de cette aventure que la reine mère en ressentit de déplaisir, car elle ne pouvait entendre les applaudissements qu’on donnait aux princes. Après que le grand bruit fut cessé, Belle Etoile mit sur l’Eau qui danse la Pomme qui chante, faite d’un seul rubis, couronné de diamants, avec sa branche d’ambre : elle commença un concert si mélodieux, que cent musiciens se seraient fait moins entendre ; cela ravit le roi et toute la Cour ; et l’on ne sortait point d’admiration quand Belle Étoile tira de son manchon une petite cage d’or d’un travail merveilleux où était l’Oiseau Vert qui dit tout : il ne se nourrissait que de poudre de diamants, et ne buvait que de l’eau de perles distillées. Elle le prit bien délicatement et le posa sur la Pomme, qui se tut par respect, afin de lui donner le temps Lie parler : il avait ses plumes d’une si grande délicatesse, qu’elles s’agitaient quand on fermait les yeux et qu’on les rouvrait proche de lui : elles étaient de toutes les nuances de vert que l’on peut imaginer : il s’adressa au roi, et lui demanda ce qu’il voulait savoir. « Nous souhaitons tous d’apprendre, répliqua le roi, qui est cette belle fille et ces trois cavaliers. — Ô roi, répondit l’Oiseau Vert avec une voix forte et intelligible, elle est ta fille, et deux de ces princes sont tes fils : le troisième appelé Chéri est ton neveu. » Là-dessus il raconta avec une éloquence incomparable toute l’histoire, sans négliger la moindre circonstance.

Le roi fondait en larmes, et la reine affligée, qui avait quitté son chaudron, ses os et ses chiens, s’était approchée doucement, elle pleurait de joie et d’amour pour son mari et pour ses enfants : car pouvait-elle douter de la vérité de cette histoire, quand elle leur voyait toutes les marques qui pouvaient les faire reconnaître ? Les trois princes et Belle Étoile se levèrent à la fin de leur histoire : ils vinrent se jeter aux pieds du roi ; ils embrassaient ses genoux : ils baisaient ses mains ; il leur tendait les bras : il les serrait contre son cour : l’on n’entendait que des soupirs, des « hélas  », des cris de joie. Le roi se leva, et voyant la reine sa femme qui demeurait toujours craintive proche de la muraille d’Un air humilié, il alla à elle, et lui faisant mille caresses, il lui présenta lui-même un fauteuil auprès du sien, et l’obligea de s’y asseoir.

Ses enfants lui baisèrent mille fois les pieds et les mains ; jamais spectacle n’a été plus tendre ni plus touchant ; chacun pleurait en son particulier, et levait les mains et les yeux au Ciel pour lui rendre grâce d’avoir permis que des choses si importantes et si obscures fussent connues. Le roi remercia la princesse qu’il avait eu dessein d’épouser, il lui laissa une grande quantité de pierreries. Mais à l’égard de la reine mère, de l’amirale et de Feintise, que n’aurait-il pas fait contre elles, s’il n’avait écouté que son ressentiment ? Le tonnerre de sa colère commençait à gronder lorsque la généreuse reine, ses enfants et Chéri le conjurèrent de s’apaiser, et de vouloir rendre contre elles un jugement plus exemplaire que rigoureux : il fit enfermer la reine mère dans une tour, mais pour l’amirale et Feintise, on les jeta ensemble dans le fond d’un cachot noir et humide, où elles ne mangeaient qu’avec les trois doguins Chagrin, Mouron et Douleur, lesquels ne voyant plus leur bonne maîtresse, mordaient celles-ci à tous moments : elles y finirent leur vie, qui fut assez longue pour leur donner le temps de se repentir de tous leurs crimes.

Dès que la reine mère, l’amirale Rousse et Feintise eurent été amenées chacune dans le lieu que le roi avait ordonné, les musiciens recommencèrent à chanter et à jouer des instruments. La joie était sans pareille : Belle Étoile et Chéri en ressentaient plus que tout le reste du monde ensemble : ils se voyaient à la veille d’être heureux. En effet, le roi trouvant son neveu le plus beau et le plus spirituel de toute sa Cour, lui dit qu’il ne voulait pas qu’un si grand jour se passât sans faire des noces et qu’il lui accordait sa fille. Le prince transporté de joie se jeta à ses pieds. Belle Etoile ne témoigna guère moins de satisfaction.

Mais il était bien juste que la vieille princesse, qui vivait dans la solitude depuis tant d’années, la quittât pour venir partager l’allégresse publique. Cette même petite fée qui était venue dîner chez elle et qu’elle reçut si bien, y entra tout d’un coup, pour lui raconter ce qui se passait à la Cour : « Allons-y, continua-t-elle ; je vous apprendrai pendant le chemin les soins que j’ai pris de votre famille. » La princesse reconnaissante monta dans son chariot ; il était brillant d’or et d’azur, précédé par des instruments de guerre, et suivi de six cents gardes du corps, qui paraissaient de grands seigneurs. Elle raconta à la princesse toute l’histoire de ses petits-fils, et lui dit qu’elle ne les avait point abandonnés, que sous la forme d’une sirène, sous celle d’une tourterelle, enfin de mille manières, elle les avait protégés : « Vous voyez, ajouta la fée, qu’un bienfait n’est jamais perdu. »

La bonne princesse voulait à tous moments baiser ses mains pour lui marquer sa reconnaissance, elle ne trouvait point de termes qui ne fussent au-dessous de sa joie. Enfin elles arrivèrent. Le roi les reçut avec mille témoignages d’amitié. La reine Blondine et les beaux enfants s’empressèrent, comme on le peut croire, à témoigner de l’amitié à cette illustre dame ; et lorsqu’ils surent ce que la fée avait fait en leur faveur, et qu’elle était la gracieuse tourterelle qui les avait guidés, il ne se peut rien ajouter à tout ce qu’ils lui dirent. Pour achever de combler le roi de satisfaction, elle lui apprit que sa belle-mère, qu’il avait toujours prise pour une pauvre paysanne, était née princesse souveraine. C’était peut-être la seule chose qui manquait au bonheur de ce monarque. La fête s’acheva par le mariage de la princesse Belle Étoile avec le prince Chéri. L’on envoya quérir le corsaire et sa femme, pour les récompenser encore de la noble éducation qu’ils avaient donnée aux beaux enfants. Enfin après de longues peines, tout le monde fut satisfait.