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Contes des fées (Aulnoy, 1825)/La Princesse Printanière

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Pour les autres éditions de ce texte, voir La Princesse Printanière.

Contes des FéesCorbet, Ainé (p. 163-192).

LA PRINCESSE

PRINTANIÈRE.


CONTE.



Il était une fois un roi et une reine qui avaient eu plusieurs enfans, mais qui les avaient tous perdus, ce qui leur causait beaucoup de chagrin, car ils avaient des biens de reste, et il ne leur manquait que des enfans. Il y avait cinq ans que la reine n’en avait eu ; tout le monde croyait qu’elle n’en aurait plus, parce qu’elle s’affligeait trop quand elle pensait à tous ses petits princes si jolis qui étaient morts.

Enfin la reine devint grosse ; elle ne faisait que songer nuit et jour comment elle ferait pour conserver la vie à la petite créature qu’elle devait avoir, au nom qu’elle porterait, aux habits, aux poupées, aux joujoux qu’elle lui donnerait.

On avait sonné à son de trompe et affiché dans tous les carrefours, que les meilleures nourrices eussent à se présenter devant la reine, parce qu’elle en voulait choisir une pour son enfant. Voici qu’il en vint des quatre coins du monde ; ce n’étaient que nourrices avec leurs pouparts. Un jour donc la reine prenait le frais dans un grand bois, elle s’assit et dit au roi : « Sire ; faisons venir toutes nos nourrices et choisissons-en une. — Très-volontiers, ma mie, dit le roi. Allons, qu’on les appelle toutes. » Voilà les nourrices qui viennent l’une après l’autre, faisant une belle révérence au roi et à la reine, puis elles se mettent en haie chacune contre un arbre. Après qu’elles se furent rangées, et que l’on eut admiré leur teint frais, leurs belles dents, et leurs seins remplis de bon lait, l’on voit venir dans une brouette, poussée par deux vilains petits nains, une laideron qui avait les pieds de travers, les genoux sous le menton ; une grosse bosse, les yeux louches, et la peau plus noire que l’encre : elle tenait entre ses bras un petit magot de singe, à qui elle donnait à téter, et elle parlait un jargon que l’on n’entendait pas. Elle vint à son tour pour s’offrir ; mais la reine la repoussant : « Allez, grosse laide, lui dit-elle, vous n’êtes qu’une mal apprise, de venir devant moi faite comme vous voilà ; si vous y restez davantage, je vous en ferai bien ôter. » Cette maussade passa, grommelant bien fort, et traînée par ses affreux petits nains, elle fut se ficher dans le creux d’un gros arbre, d’où elle pouvait tout voir.

La reine, qui ne songeait plus à elle, choisit une belle nourrice ; mais dès qu’elle l’eut nommée, voilà qu’un horrible serpent, qui était caché sous les herbes, la pique au pied ; elle tombe comme morte. La reine, bien chagrine de cet accident, jette les yeux sur une autre : aussitôt passe un aigle volant, qui tenait une tortue, il la laisse tomber sur la tête de la pauvre nourrice qui fut cassée en pièces comme un verre. La reine encore plus affligée, appela une troisième nourrice, qui voulant s’avancer au plus vite, se laisse tomber contre un buisson plein de longues épines, et se crève un œil. « Ah ! s’écria la reine, il y a aujourd’hui bien du malheur dans mon affaire ! il n’est pas possible que je choisisse une nourrice sans lui porter guignon ! J’en laisserai le soin à mon médecin. » En se levant pour retourner au palais, elle entend rire à gorge déployée ; elle regarde et voit derrière elle la méchante bossue, qui était comme une guenon avec son fagotin de singe dans la brouette. Dame, elle se moquait de toute la compagnie, et particulièrement de la reine. Cette princesse en eut si grand dépit, qu’elle voulut aller à elle pour la battre, se doutant bien qu’elle était cause du mal des nourrices, mais la bossue ayant frappé trois coups de sa baguette, les nains furent changés en griffons ailés, la brouette en chariot de feu et tout s’envola en l’air, faisant des menaces et de grands cris.

« Hélas ! ma mie, nous sommes perdus, dit le roi, c’est ici la fée Carabosse ; la méchante me haïssait dès le temps que j’étais petit garçon, pour une espiéglerie que je lui fis avec du soufre dans son potage ; depuis cela elle a toujours cherché à s’en venger. » La reine se prit à pleurer. « Si j’avais pu deviner son nom, dit-elle, j’aurais tâché de m’en faire une amie ; je crois que je voudrais être morte. » Quand le roi la vit si affligée, il lui dit : « Mamour, allons tenir le conseil sur ce que nous avons à faire. » Il l’emmena par-dessous les bras, car elle tremblait encore de la peur que lui avait faite Carabosse.

Quand le roi et la reine furent dans la chambre, ils firent appeler leurs conseillers ; l’on ferma bien les portes et les fenêtres pour n’être pas entendus, et l’on prit la résolution de convier à la naissance de l’enfant, toutes les fées à mille lieues à la ronde. L’on fit partir en même temps des courriers, et l’on écrivit aux fées de belles lettres fort civiles, pour qu’elles prissent la peine de venir aux couches de la reine, et de tenir l’affaire secrète ; car l’on tremblait de peur que Carabosse n’en fût avertie, et qu’elle ne vînt faire du grabuge. Pour récompense de leurs peines, on leur promettait une hongreline de velours bleu, un cotillon de velours amarante, des pantouffles de satin cramoisi tailladé, de petits ciseaux dorés, et un étui plein de fines aiguilles.

Dès que les courriers furent partis, la reine commença de travailler avec ses demoiselles et ses servantes à tout ce qu’elle avait promis aux fées ; elle en connaissait plusieurs, mais il n’en vint que cinq. Elles arrivèrent dans le moment que la reine venait d’avoir une petite princesse. Voilà qu’elles s’enferment vitement pour la douer. La première la doua d’une beauté parfaite ; la seconde, d’avoir infiniment d’esprit ; la troisième, de chanter merveilleusement bien ; la quatrième, de faire des ouvrages en prose et en vers.

Comme la cinquième ouvrait la bouche pour parler, l’on entendit dans la cheminée un bruit, comme d’une grosse pierre qui tomberait du haut d’un clocher, et Carabosse parut toute barbouillée de suie, criant à tue-tête : « Je doue cette petite créature,

De guignon guignonant
Jusqu’à l’âge de vingt ans.

À ces mots, la reine qui était dans son lit, se mit à pleurer et à prier Carabosse d’avoir pitié de la petite princesse. Toutes les fées lui disaient : « Hélas ! ma sœur, déguignonnez-la ; que vous a-t-elle fait ? » Mais cette laide fée ne répondait point ; de sorte que la cinquième, qui n’avait pas parlé, tâcha de racommoder l’affaire, et la doua d’une longue vie pleine de bonheur, après que le temps de la malédiction serait passé. Carabosse n’en fit que rire, et elle se mit à chanter vingt chansons ironiques, en regrimpant par le même chemin. Toutes les fées en demeurèrent dans une grande consternation, mais particulièrement la pauvre reine. Elle ne laissa pas de leur donner ce qu’elle avait promis ; elle y ajouta même des rubans, qu’elles aiment beaucoup. On leur fit grande chère ; et la plus vieille dit en partant, qu’elle était d’avis qu’on mît la princesse, jusqu’à l’âge de vingt ans, en quelque lieu où elle ne vît personne que les femmes qu’on lui donnerait, et qu’elle fût bien enfermée.

Là-dessus, le roi fit bâtir une tour couverte, où il n’y avait point de fenêtre : l’on n’y voyait clair qu’avec de la bougie. On y arrivait par une voûte, qui allait une lieue sous terre ; c’était par-là que l’on apportait aux nourrices et aux gouvernantes tout ce qu’il leur fallait. Il y avait de vingt pas en vingt pas de grosses portes qui fermaient bien, et des gardes partout.

L’on avait nommé la jeune princesse Printanière, parce qu’elle avait un teint de lis et de roses, plus frais et plus fleuri que le printemps. Elle se rendait admirable dans toutes les choses qu’elle disait ou qu’elle faisait ; elle apprenait les sciences les plus difficiles, comme les plus aisées, et elle devenait si grande et si belle, que le roi et la reine ne la voyaient jamais sans pleurer de joie. Elle les priait quelquefois de rester avec elle, ou de l’emmener avec eux, car elle s’ennuyait, sans bien savoir pourquoi ; mais ils différaient toujours.

Sa nourrice, qui ne l’avait point quittée, et qui ne manquait pas d’esprit, lui contait quelquefois comme le monde était fait ; et elle le comprenait aussitôt, avec autant de facilité que si elle l’eût vu. Le roi disait souvent à la reine : « Ma mie, Carabosse en sera la dupe ; nous sommes plus fins qu’elle, notre Printanière sera heureuse en dépit de ses prédictions. » Et la reine riait jusqu’aux larmes, de songer au dépit de la méchante fée. Ils avaient fait peindre Printanière, et envoyé ses portraits par toute la terre ; car le temps de la retirer de la tour approchait : ils voulaient la marier. Il ne restait plus que quatre jours pour accomplir les vingt ans ; la cour et la ville étaient dans une grande joie de la prochaine liberté de la princesse ; et elle fut augmentée par la nouvelle que le roi Merlin voulait l’avoir pour son fils, et qu’il envoyait son ambassadeur Fanfarinet pour en faire la demande.

La nourrice qui disait tout à la princesse, lui conta ceci, et qu’il n’y aurait rien au monde de si beau que l’entrée de Fanfarinet. « Ah ! que suis infortunée, s’écria-t-elle, on me retient dans une sombre tour, comme si j’avais commis quelque grand crime ; je n’ai jamais vu le ciel, le soleil et les étoiles dont on dit tant de merveilles ; je n’ai jamais vu un cheval, un singe, un lion, si ce n’est en peinture. Le roi et la reine disent qu’ils me retireront d’ici quand j’aurai vingt ans ; mais ils veulent m’amuser pour me faire prendre patience, et je sais fort bien qu’ils m’y veulent laisser périr sans que je les aie offensés en rien. » Là-dessus elle se prit à pleurer si fort qu’elle en avait les yeux gros comme le poing, et la nourrice, et la sœur de lait, et la remueuse, et la berceuse, qui l’aimaient toutes passionnément, se mirent aussi tant à pleurer qu’on n’entendait que des sanglots et des soupirs ; elles pensèrent en étouffer : c’était une grande désolation.

Quand la princesse les vit en si bon train de s’affliger, elle prit un couteau, et dit tout haut : « Je suis résolue de me tuer tout à l’heure, si vous ne trouvez le moyen de me faire voir la belle entrée de Fanfarinet ; jamais le roi ni la reine ne le sauront : avisez ensemble si vous aimez mieux que je m’égorge dans cette place, que de me donner cette satisfaction. » À ces mots, la nourrice et les autres recommencèrent à pleurer encore plus fort ; et toutes résolurent de lui faire voir Fanfarinet, ou de mourir à la peine. Elles passèrent le reste de la nuit à proposer des expédiens, sans en trouver ; et Printanière, qui se désespérait, disait sans cesse : « Ne me faites plus accroire que vous m’aimez ; si vous m’aimiez, vous trouveriez bien de bons moyens : j’ai lu que l’amour et l’amitié viennent à bout de tout. »

Enfin, elles conclurent qu’il fallait faire un trou à la tour, du côté de la ville par où Fanfarinet devait venir. Elles dérangèrent le lit de la princesse, et aussitôt elles se mirent toutes à travailler, sans cesser jour et nuit. À force de gratter, elles ôtaient le plâtre, et puis les petites pierres. Elles en ôtèrent tant, qu’elles firent un trou par où l’on pouvait passer une petite aiguille avec bien de la peine.

Ce fut par-là que Printanière aperçut le jour pour la première fois : elle en demeura éblouie ; et comme elle regardait sans cesse au petit trou, elle vit paraître Fanfarinet à la tête de toute sa troupe. Il était monté sur un cheval blanc, qui dansait, au son des trompettes, et qui sautait à merveille ; six joueurs de flûte allaient devant ; ils jouaient les plus beaux airs de l’opéra, et six hautbois répondaient par échos ; puis, les trompettes et les timbales faisaient grand bruit. Fanfarinet avait un habit tout en broderies, des perles, des bottes d’or, des plumes incarnates, des rubans partout, et tant de diamans (car le roi Merlin en avait des chambres pleines), que le soleil brillait moins que lui. Printannière, à cette vue, se sentit si hors d’elle, qu’elle n’en pouvait plus ; et après y avoir un peu pensé, elle jura qu’elle n’aurait point d’autre mari que le beau Fanfarinet. Qu’il n’y avait aucune apparence que son maître fût aussi aimable ; qu’elle ne connaissait point l’ambition ; que puisqu’elle avait bien vécu dans une tour, elle vivrait bien, s’il le fallait, dans quelque château à la campagne avec lui ; qu’il lui semblait que du pain et de l’eau valaient mieux avec lui, que des poulets et des bonbons avec un autre. Enfin elle en dit tant que ses femmes étaient bien en peine où elle en avait appris la quatrième partie ; et lorsqu’elles voulurent lui représenter son rang, et le tort qu’elle se ferait, elle les fit taire, sans daigner les écouter.

Dès que Fanfarinet fut arrivé dans le palais du roi, la reine vint querir sa fille. Toutes les rues étaient tapissées, et les dames aux fenêtres ; les unes tenaient des corbeilles pleines de fleurs, d’autres pleines de perles ; ce qui était bien meilleur, d’excellentes dragées, pour jeter sur elle quand elle passerait.

L’on commençait à l’habiller lorsqu’il arriva à la tour un nain, monté sur un éléphant ; il venait de la part des cinq bonnes fées qui l’avaient douée le jour de sa naissance. Elles lui envoyaient une couronne, un sceptre, une robe de brocard d’or, une jupe d’ailes de papillon d’un travail merveilleux, avec une cassette encore plus merveilleuse, tant elle était pleine de pierreries ; aussi la disait-on sans prix, et l’on n’a jamais vu tant de richesse ensemble. À cette vue la reine se pâmait d’admiration ; pour la princesse elle regardait tout cela assez indifféremment, parce qu’elle ne songeait qu’à Fanfarinet.

On remercia le nain ; il eut une pistole pour boire, et plus de mille aunes de nompareille de toutes les couleurs, dont il se fit de belles jarretières, un nœud à sa cravatte et à son chapeau. Ce nain était si petit, que quand il eut tous ces rubans on ne le voyait plus. La reine lui dit qu’elle chercherait quelque belle chose pour renvoyer aux fées ; et la princesse, qui était fort généreuse, leur fit présent de plusieurs rouets d’Allemagne, avec des quenouilles de bois de cèdre.

L’on mit à la princesse tout ce que le nain avait apporté de plus rare ; elle parut à tout le monde d’une si grande beauté, que le soleil s’en cacha de dépit, et la lune, qui n’est pas trop honteuse, n’osa paraître tant qu’elle fut en chemin. Elle allait à pied par les rues, marchant sur de riches tapis : le peuple assemblé en foule criait autour d’elle : « Ah ! qu’elle est belle ! ah ! qu’elle est belle ! »

Comme elle allait dans ce pompeux appareil, entre la reine et quatre ou cinq douzaines de princesses du sang, sans compter plus de dix douzaines qui étaient venues des états voisins pour assister à cette fête, le ciel commença de s’obscurcir, le tonnerre grondait, et la pluie, mêlée de grêle, tombait par torrens. La reine mit son manteau royal sur sa tête ; toutes les dames y mirent leurs jupes. Printanière en allait faire autant, quand on entendit dans l’air plus de mille corbeaux, chouettes, corneilles, et autres oiseaux d’un sinistre augure, qui, par leurs croassemens, n’annonçaient rien de bon. En même temps un vilain hibou, d’une grandeur prodigieuse, vint à tire d’aile tenant dans son bec une écharpe de toile d’araignée, brodée d’ailes de chauve-souris : il laissa tomber cette écharpe sur les épaules de Printanière, et l’on entendit de longs éclats de rire, qui signifiaient assez que c’était là une mauvaise plaisanterie de la façon de Carabosse.

À cette lugubre vision, tout le monde se mit à pleurer, et la reine, plus affligée que personne, voulut arracher l’écharpe noire ; mais elle semblait clouée sur les épaules de sa fille : « Ah ! dit-elle, voilà un tour de notre ennemie, rien ne peut l’apaiser ; je lui ai envoyé inutilement plus de cinquante livres de confitures, autant de sucre royal, et deux jambons de Mayence : elle n’en a tenu compte. »

Pendant qu’elle se lamentait, on se mouillait jusqu’aux os. Printanière, entêtée de l’ambassadeur, gagnait toujours pays, et sans dire un seul mot, elle songeait que pourvu qu’elle pût lui plaire, elle ne se souciait ni de Carabosse ni de son écharpe de triste présage : elle s’étonnait en elle-même qu’il ne vînt point au-devant d’elle, quand tout d’un coup elle le vit paraître à côté du roi. Aussitôt les trompettes, les tambours et les violons firent un bruit agréable, les cris du peuple redoublèrent ; enfin la joie parut extraordinaire.

Fanfarinet avait beaucoup d’esprit ; mais quand il vit la belle Printanière avec tant de grâces et de majesté, il demeura si ravi, qu’au lieu de parler, il ne faisait plus que bégayer ; l’on aurait dit qu’il était ivre, quoiqu’il n’eût pris qu’une tasse de chocolat : il se désespérait d’avoir oublié en un clin d’œil une harangue qu’il répétait tous les jours depuis plusieurs mois, et qu’il savait assez bien pour la dire en dormant.

Pendant qu’il donnait la question à sa mémoire pour la recouvrer, il faisait de profondes révérences à la princesse, qui de son côté en fit une demi-douzaine sans aucune réflexion. Enfin elle prit la parole, et pour le tirer de l’embarras où elle le voyait, elle lui dit : « Seigneur Fanfarinet, je connais sans peine que tout ce que vous pensez est charmant, je vous tiens compte d’avoir tant d’esprit ; mais hâtons-nous de gagner le palais, il pleut à verse, c’est la méchante Carabosse qui nous inonde ; quand nous serons à couvert, elle en sera la dupe. » Il lui répliqua galamment, que la fée avait sagement prévu l’incendie que ses beaux yeux allaient faire, et que pour le tempérer, elle répandait des déluges d’eau.

Après ce peu de mots, il lui présenta la main pour lui aider à marcher. Elle lui dit tout bas : « J’ai pour vous des sentimens que vous ne devineriez jamais, si je ne vous les expliquais moi-même ; cela ne laisse pas de me faire de la peine ; mais honny soit qui mal y pense. Sachez donc, monsieur l’ambassadeur, que je vous ai vu avec admiration monté sur votre beau cheval qui danse ; j’ai regretté que vous vinssiez ici pour un autre que pour vous : nous ne laisserons pas, si vous avez autant de courage que moi, d’y trouver du remède ; au lieu de vous épouser au nom de votre maître ; je vous épouserai au vôtre. Je sais que vous n’êtes pas prince, vous me plaisez autant que si vous l’étiez ; nous nous sauverons ensemble dans quelque coin du monde. On en causera d’abord, et puis quelqu’autre fera comme moi, ou peut-être pis ; on me laissera en repos pour parler de celle-là, et j’aurai le plaisir de vivre avec vous. »

Fanfarinet crut rêver, car Printanière était une princesse si merveilleuse, qu’à moins d’un étrange caprice, il ne pouvait jamais espérer cet honneur ; il n’eut pas même la force de lui répondre. S’ils avaient été seuls, il se serait jeté à ses pieds ; mais il prit la liberté de lui serrer la main si fort, qu’il lui fit grand mal au petit doigt, sans qu’elle criât, tant elle en était affolée. Quand elle entra dans le palais, il retentit de mille sortes d’instrumens de musique, auxquels des voix presque célestes se joignirent si juste, que l’on n’osait respirer, crainte de faire trop de bruit.

Après que le roi eut baisé sa fille au front et aux deux joues, il lui dit : « Ma chère petite brebis (car il lui donnait toutes sortes de noms d’amitié), ne veux-tu pas bien épouser le fils du grand roi Merlin ? voici le seigneur Fanfarinet qui fera la cérémonie pour lui, et qui t’emmènera dans le plus beau royaume du monde ? — Oui-dà, mon père ; dit-elle en faisant une profonde révérence, je veux tout ce qui vous plaira, pourvu que ma bonne maman y consente. — J’y consens, ma mignonne, dit la reine en l’embrassant. Allons, que l’on couvre les tables. » Ce qu’on fit en diligence. Il y en avait cent dans une grande galerie, et, de mémoire d’homme, l’on n’a tant mangé, excepté Printanière et Fanfarinet, qui ne songeaient qu’à se regarder, et qui rêvaient si fort, qu’ils en oubliaient tout.

Après le repas, il y eut bal, ballet et comédie ; mais il était déjà si tard, et l’on avait tant mangé, que, malgré qu’on en eût, on dormait tout debout. Le roi et la reine, saisis de sommeil, se jetèrent sur un canapé ; la plupart des dames et des cavaliers ronflaient, les musiciens détonnaient, et les comédiens ne savaient ce qu’ils disaient ; nos amans seuls étaient éveillés comme des souris, et se faisaient cent petites mines. La princesse voyant qu’il n’y avait rien à craindre, et que les gardes, couchés sur leurs paillasses, dormaient à leur tour, elle dit à Fanfarinet : « Croyez-moi, profitons d’une occasion si favorable ; car si j’attends la cérémonie des épousailles, le roi me donnera des dames pour me servir, et un prince pour m’accompagner chez votre roi Merlin ; il vaut donc mieux nous en aller à présent, le plus vite que nous pourrons. »

Elle se leva et prit le poignard du roi, qui était tout garni de diamans, et le diadème de la reine qu’elle avait ôté pour dormir plus à son aise. Elle donna sa main blanche à Fanfarinet pour sortir ; il la prit, et mettant un genou en terre : « Je jure, dit-il, à votre altesse, une fidélité et une obéissance éternelle ; grande princesse, vous faites tout pour moi, que ne voudrais-je pas faire pour vous ! » Ils sortirent du palais ; l’ambassadeur portait une lanterne sourde, et par des rues fort crottées ils furent au port ; ils entrèrent dans un petit bateau, où il y avait un pauvre vieux batelier qui dormait : ils l’éveillèrent ; et quand il vit Printanière si belle, avec tant de diamans et son écharpe de toile d’araignée, il la prit pour le déesse de la nuit, et se mit à genoux devant elle : mais comme il ne fallait pas s’amuser, elle lui ordonna de partir : c’était beaucoup hasarder, car on ne voyait ni la lune ni les étoiles ; le temps était encore couvert de la pluie que Carabosse avait excitée. Il est vrai qu’il y avait une escarboucle au couvre-chef de la reine, qui brillait plus que cinquante flambeaux allumés ; et Fanfarinet (à ce qu’on dit) se serait bien passé de la lanterne sourde : il y avait aussi une pierre qui rendait invisible.

Fanfarinet demanda à la princesse où elle voulait aller ? « Hélas ! dit-elle, je veux aller avec vous ; je n’ai que cela dans l’esprit. — Mais, lui dit-il, madame, je n’ose vous conduire chez le roi Merlin ; car nous y serions infailliblement découverts. — Hé bien, répliqua-t-elle, allons à l’île déserte des Écureuils ; elle est assez éloignée pour qu’on ne nous y suive pas. » Elle commanda au marinier de partir, et bien qu’il n’eût qu’un petit bateau, il obéit.

Comme le jour approchait, le roi, la reine et tout le monde ayant un peu secoué les oreilles, et frotté leurs yeux, ne songèrent plus qu’à conclure le mariage de la princesse. La reine empressée demanda son riche diadème pour se coiffer ; mais on le chercha inutilement de tous côtés.

Le roi voulut à son tour mettre son brillant poignard ; l’on commença tout de même à fureter partout, et l’on ouvrit nombre de coffres et de cassettes, dont il y avait plus de cent ans que les clefs étaient perdues ; l’on y trouva mille raretés, des poupées qui remuaient le tête et les yeux, des brebis d’or avec leurs petits agneaux, de bonnes écorces de citron et des noix confites ; mais cela ne pouvait consoler le roi. Son désespoir était si grand, qu’il s’arrachait la barbe, la reine par compagnie s’arrachait les cheveux ; car en vérité le diadème et le poignard valaient plus que dix villes grandes comme Madrid.

Quand le roi vit qu’il n’y avait point d’espérance de rien retrouver, il dit à la reine : « Mamour, prenons courage, et dépêchons-nous d’achever la cérémonie qui nous coûte déjà si cher. » Il demanda où était la princesse ; sa nourrice s’avança, et lui dit : « Monseigneur, je vous assure qu’il y a plus de deux heures que je la cherche sans la pouvoir trouver. » Ces paroles mirent le comble à la douleur du roi et de la reine ; elle se prit à crier comme un aigle à qui l’on a ravi ses petits, et tomba évanouie. L’on eut toutes les peines du monde à la faire revenir. Les dames et les demoiselles pleuraient et disaient : « Quoi ! la princesse est donc perdue ? » Pour comble de malheur, l’on vint avertir le roi que l’ambassadeur Fanfarinet était disparu, ce qui fut encore un surcroît d’affliction, qui acheva de désoler leurs majestés.

Le roi fit appeler tous ses conseillers et ses gendarmes. Il entra avec la reine dans une grande salle, que l’on avait promptement tendue de noir : ils avaient quitté leurs beaux habits, et pris chacun une longue robe de deuil. Quand on les vit en cet état, il n’y eut cœur si dur qui ne fût prêt à crever : la salle retentissait de sanglots et de soupirs. Au bout de quelques instans le roi prit la parole et dit : « Mes amis, j’ai perdu ma chère fille Printanière ; le diadème de la reine et mon poignard, qui valent leur pesant d’or, sont disparus avec elle, ainsi que l’ambassadeur Fanfarinet. Je crains bien que le roi son maître, n’en recevant point de nouvelles, ne vienne le chercher parmi nous, et qu’il ne nous accuse de l’avoir fait périr. Encore prendrais-je patience si j’avais de l’argent ; mais je vous avoue que les frais de la noce m’ont ruiné. Avisez donc, mes chers sujets, à ce que je peux faire pour recouvrer ma fille ainsi que Fanfarinet. »

Chacun admira la belle harangue du roi (il n’en avait jamais fait de si éloquente). Le seigneur Gambille, chancelier du royaume, prit la parole et dit :

« Sire, nous sommes tous désolés du malheur qui vous est arrivé, et nous voudrions avoir donné jusqu’à nos femmes et nos petits enfans, et que vous n’eussiez pas un si grand sujet de déplaisir ; c’est sans doute un tour de la fée Carabosse. Les vingt ans de la princesse n’étaient pas encore accomplis ; et, puisqu’il faut tout dire, j’ai remarqué qu’elle regardait à tous momens Fanfarinet, et qu’il la regardait aussi : peut-être que l’amour entre pour beaucoup dans ce qui s’est passé. »

À ces mots, la reine qui était fort prompte, l’interrompit : « Prenez garde à ce que vous avancez, lui dit-elle, seigneur Gambille ; sachez que la princesse n’est pas d’humeur à s’amouracher de Fanfarinet, je l’ai trop bien élevée. » Là-dessus la nourrice qui écoutait tout, vint se mettre à genoux devant le roi et la reine : « Je viens, dit-elle, vous avouer ce qui est arrivé. La princesse eut envie de voir Fanfarinet, ou de mourir ; nous fîmes un petit trou, par lequel elle l’aperçut, et sur-le-champ elle jura qu’elle n’en aurait jamais d’autre. » À ces nouvelles chacun s’affligea ; l’on connut bien que le chancelier Gambille avait beaucoup de pénétration. La reine toute dépitée gronda la nourrice, la sœur de lait, la remueuse, la berceuse et voulait les faire étrangler.

L’amiral Chapeau-Pointu interrompant la reine s’écria : « Allons, allons après Fanfarinet : il n’en faut point douter, ce misérable a enlevé notre princesse. » Tout le monde battit des mains, et répondit : « Allons. » Voilà que les uns se mirent sur la mer, et que les autres allèrent de royaume en royaume, battant le tambour et sonnant la trompette ; puis quand on s’amassait autour d’eux, ils criaient : « Celui qui veut gagner dix mille pièces d’or, n’a qu’à nous donner des nouvelles de la princesse Printanière que Fanfarinet a enlevée. » Chacun répondait : « Allez ailleurs, nous ne les avons point vus. »

Ceux qui poursuivaient la princesse par mer furent plus heureux ; car après une assez longue navigation, ils aperçurent pendant une nuit quelque chose qui brillait devant eux comme un grand feu. Ils n’osèrent en approcher, ne sachant ce que ce pouvait être ; mais tout d’un coup cette lumière s’arrêta dans l’île déserte des Écureuils : car c’était en effet la princesse et son amant, avec l’escarboucle qui brillait. Ils descendirent : et après avoir donné cent écus d’or au bonhomme qui les avait amenés, ils lui dirent adieu et lui défendirent de parler de rien à personne.

La première chose qu’il rencontra, ce fut les vaisseaux du roi, qu’il n’eut pas plutôt reconnus, qu’il les voulut éviter. Mais l’amiral l’ayant aperçu, dépêcha une barque après ; et le bonhomme était si vieux et si faible, qu’il n’avait pas assez de force pour ramer. On le joignit, et on l’amena devant l’amiral qui le fit fouiller : on lui trouva les cent écus d’or tout neufs ; car on avait battu monnaie pour les noces de la princesse. L’amiral le questionna ; et pour n’être point obligé de répondre, il feignait d’être sourd et muet. « Ça, dit l’amiral, que l’on m’attache ce muet au grand mât, et qu’on lui donne les étrivières ; il n’y a rien de meilleur pour les muets. » Quand le vieillard vit que c’était tout de bon, il avoua qu’une fille plus céleste qu’humaine, et un gentil cavalier lui avaient commandé de les conduire dans l’île déserte des Écureuils. À ces mots l’amiral jugea bien que c’était la princesse ; il fit avancer sa flotte pour entourer l’île.

Cependant Printanière, fatiguée de la mer, ayant trouvé un gazon vert sous des arbres épais, se coucha dessus et s’endormit doucement ; mais Fanfarinet qui avait plus de faim que d’amour, ne la laissa pas long-temps en repos : « Croyez-vous, madame, lui dit-il en l’éveillant, que je puisse demeurer long-temps ici ? je n’y vois rien à manger : quand vous seriez plus belle que l’aurore ; cela ne me suffirait pas, il faut de quoi se nourrir ; j’ai les dents bien longues, et l’estomac bien vide. — Quoi ! Fanfarinet, répliqua-t-elle ; est-il possible que les marques de mon amitié ne vous tiennent lieu de rien ? Est-il possible que vous ne soyez pas occupé de votre bonne fortune ? — Je le suis bien plutôt de mon malheur, s’écria-t-il ; plût au ciel que vous fussiez encore dans votre noire tour ! — Beau chevalier, lui dit-elle gracieusement, je vous prie de ne vous point fâcher, je vais chercher partout, peut-être que je trouverai des fruits. — Puissiez-vous, lui dit-il, trouver un loup qui vous mange. » La princesse affligée courut dans le bois, déchirant ses beaux habits aux ronces, et sa peau blanche aux épines : elle était égratignée comme si elle avait joué avec des chats (voilà ce que c’est d’aimer les garçons, il n’en arrive que des peines). Après avoir été partout, elle revint bien triste vers Fanfarinet, et lui dit qu’elle n’avait rien trouvé ; il lui tourna le dos, et s’éloigna d’elle, grommelant entre ses dents.

Ils cherchèrent le lendemain aussi inutilement ; de sorte qu’ils restèrent trois jours sans manger que des feuilles et quelques hannetons. La princesse ne s’en plaignait point, quoiqu’elle fût bien plus délicate : « Je serais contente, lui disait-elle, si je souffrais seule, et je ne me soucierais pas de mourir de faim, pourvu que vous eussiez de quoi faire bonne chère. — Il me serait indifférent, répliqua-t-il, que vous mourussiez, si j’avais ce qu’il me faut. — Est-il possible, ajouta-t-elle, que vous seriez si peu touché de ma mort ? Sont-ce là les sermens que vous m’avez faits ? — Il y a grande. différence, dit-il, d’un homme à son aise, qui n’a ni faim ni soif, ou d’un malheureux prêt à expirer dans une île déserte. — Je suis dans le même danger, continua-t-elle, et je ne m’en plains pas. — Vous y auriez bonne grâce, reprit-il brusquement, vous avez voulu quitter père et mère pour venir courir la pretentaine, Nous voilà fort à notre aise ! — Mais c’est pour l’amour de vous, Fanfarinet, dit-elle, en lui tendant la main. — Je m’en serais bien passé, dit-il. » Et là-dessus il lui tourna le dos.

La belle princesse, outrée de douleur, se prit à tant pleurer, qu’elle aurait attendri un rocher. Elle s’assit au pied d’un buisson, chargé de roses blanches et vermeilles. Après les avoir regardées quelque temps, elle leur dit :

« Que vous êtes heureuses, jeunes fleurs, les Zéphirs vous caressent, la rosée vous humecte, le soleil vous embellit, les abeilles vous chérissent, vos épines vous défendent, chacun vous admire. Hélas ! faut-il que vous soyez plus tranquilles que moi ? » Cette réflexion lui fit répandre une si grande abondance de larmes, que le pied du rosier en était tout mouillé. Elle vit alors avec un grand étonnement que le buisson s’agitait ; que les roses s’épanouissaient, et que la plus belle lui dit : « Si tu n’avais point aimé, ton sort serait aussi digne d’envie que le mien : qui aime, s’expose aux derniers malheurs. Pauvre princesse ! prends dans le creux de cet arbre un rayon de miel ; mais ne sois pas assez simple pour en donner à Fanfarinet. » Elle courut à l’arbre, ne sachant encore si elle rêvait ou si elle était bien éveillée. Elle trouva le miel, et dès qu’elle l’eût, elle le porta à son ingrat amant. « Voici, lui dit-elle, un rayon de miel, j’aurais pu le manger seule, mais j’aime mieux le partager avec vous. Sans la remercier, ni la regarder, il le lui arracha, et le mangea tout entier, refusant de lui en donner un petit morceau. Il ajouta même la raillerie à la brutalité : il lui dit que cela était trop sucré, qu’elle se gâterait les dents, et cent autres impertinences semblables.

Printanière, plus affligée qu’elle l’eût encore été, s’assit sous un chêne, et lui fit à peu près un compliment semblable à celui qu’elle avait fait au rosier. Le chêne, ému de compassion, baissa vers elle quelques-unes de ses branches, et lui dit : « Ce serait dommage que tu cessasses de vivre, belle Printanière ; prends cette cruche de lait et la bois, sans en donner un goutte à ton ingrat amant. » La princesse toute étonnée regarda derrière elle ; aussitôt elle vit une grande cruche pleine de lait. Elle ne se souvint alors que de la soif que Fanfarinet pouvait avoir, après avoir mangé plus de quinze livres de miel : elle courut lui porter sa cruche. « Désaltérez-vous, beau Fanfarinet, dit-elle ; et souvenez-vous de m’en garder, car je meurs de faim et de soif. Il prit rudement la cruche, et but tout d’un trait ; puis la jetant sur des pierres, la mit en morceaux, disant avec un sourire malin : « Quand on n’a pas mangé, l’on ne doit pas avoir soif. »

La princesse joignit ses mains l’une dans l’autre ; et levant ses beaux yeux vers le ciel : « Ah ! s’écria-t-elle, je l’ai bien mérité ; voilà une juste punition pour avoir quitté le roi et la reine, pour avoir aimé si inconsidérément un homme que je ne connaissais point, pour avoir fui avec lui, sans me souvenir ni de mon rang, ni des malheurs dont j’étais menacée par Carabosse. » Elle se prit encore à pleurer plus amèrement qu’elle eût fait de sa vie ; et s’enfonçant dans le plus épais du bois, elle tomba de faiblesse au pied d’un ormeau, sur lequel était perché un rossignol qui chantait à merveille. Il disait ces paroles en battant des ailes, comme s’il ne les eût chantées que pour Printanière : il les avait apprises exprès d’Ovide.

L’Amour est un méchant ; jamais le petit traître
Ne nous fait de faveurs, qu’il ne les fasse en maître ;
Et que, sous les appâts de ses fausses douceurs,
Ses traits envenimés n’empoisonnent les cœurs.

« Qui le peut mieux savoir que moi ? s’écria-t-elle en l’interrompant. Hélas ! je ne connais que trop toute la cruauté de ses traits et celle de mon sort. — Prends courage, lui dit l’amoureux rossignol, et cherche dans ce buisson, tu y trouveras des dragées et des tartelettes de chez le Coq ; mais ne sois plus assez imprudente pour en donner à Fanfarinet, » La princesse n’avait pas besoin de cette défense pour s’en garder ; elle n’avait pas encore oublié les deux derniers tours qu’il lui avait faits, et puis elle avait si grand besoin de manger, qu’elle croqua toute seule les amandes et les tartelettes. Le goulu Fanfarinet l’ayant aperçue manger sans lui, entra dans une si grande colère, qu’il accourut les yeux étincelans de rage, et l’épée à la main pour la tuer. Elle découvrit promptement la pierre du couvre-chef, qui rendait invisible ; et s’éloignant de lui elle lui reprocha son ingratitude dans des termes qui faisaient assez connaître qu’elle ne pouvait encore le haïr.

Cependant l’amiral Chapeau-Pointu avait dépêché Jean Caquet, botté de paille, courrier ordinaire du cabinet, pour aller dire au roi, que la princesse et Fanfarinet étaient descendus dans l’île des Écureils ; mais que ne connaissant pas le pays, il craignait les embuscades. À ces nouvelles, qui donnèrent beaucoup de joie à leurs majestés, le roi se fit apporter un grand livre dont chaque feuillet avait huit aunes de long : c’était le chef-d’œuvre d’une savante fée, où était la description de toute la terre. Il connut aussitôt que l’île des Écureuils n’était pas habitée : « Va, dit-il à Jean Caquet, ordonner de ma part à l’amiral de descendre promptement ; il se serait bien passé, et moi aussi, de laisser ma fille si long-temps avec Fanfarinet. »

Dès que Jean Caquet fut arrivé à la flotte, l’amiral fit battre les tambours, les timbales ; l’on sonne les trompettes, l’on joue du hautbois, de la flûte, du violon, de la vielle, des orgues, de la guitare ; voilà un tintamarre désespéré, car tous ces instrumens de guerre et de paix se faisaient entendre par toute l’île. À ce bruit la princesse alarmée courut vers son amant, pour lui offrir son secours. Il n’était pas brave ; le péril commun les réconcilia bien vite : « Tenez-vous derrière moi, lui dit-elle, je marcherai devant ; je découvrirai la pierre invisible, et je prendrai le poignard de mon père pour tuer les ennemis, pendant que vous les tuerez avec votre épée. »

La princesse invisible s’avança parmi les gens d’armes ; Fanfarinet et elle tuaient tout sans être vus, l’on n’entendait autre chose que crier : « Je suis mort, je me meurs. » Les soldats avaient beau tirer, ils n’attrapaient rien ; car la princesse et son amant faisaient le plongeon comme des cannes, et les coups passaient par-dessus leurs têtes. Enfin l’amiral affligé de perdre tant de monde d’une manière si extraordinaire, sans savoir qui l’attaquait, ni comment se défendre, fit sonner la retraite, et retourna dans ses vaisseaux pour tenir conseil. »

La nuit était déjà bien avancée ; la princesse et Fanfarinet allèrent se réfugier dans le plus épais du bois. Elle était si lasse, qu’elle se coucha sur l’herbe, et commençait à dormir, lorsqu’elle entendit une petite voix douce qui lui dit à l’oreille : « Sauve-toi, Printanière ; car Fanfarinet veut te tuer et te manger. » Ouvrant vite les yeux, elle aperçut à la lueur de son escarboucle, que le méchant Fanfarinet avait le bras levé, prêt à lui percer le sein de son épée ; car la voyant si grassette et si blanchette, et ayant bon appétit, il voulait la tuer pour la manger. Elle ne délibéra plus sur ce qu’elle devait faire ; elle tira doucement son poignard, qu’elle avait gardé depuis la bataille, et lui en donna un si furieux coup dans l’œil qu’il mourut sur-le-champ. « Va, ingrat, s’écria-t-elle ; reçois cette dernière faveur comme celle que tu as le mieux méritée ; sers à l’avenir d’exemple aux perfides amans, et que ton cœur déloyal ne jouisse d’aucun repos. »

Lorsque les premiers mouvemens de colère furent passés, et qu’elle pensa à l’état où elle était, elle demeura presque aussi morte que celui qu’elle venait de tuer. « Que deviendrai-je ? s’écriait-elle en pleurant ; je suis seule dans cette île, les bêtes sauvages me vont dévorer, ou je mourrai de faim : elle regrettait presque de ne s’être pas laissée manger par Fanfarinet. Elle s’assit toute tremblante, attendant le jour, qu’elle souhaitait bien fort ; car elle craignait les esprits, et surtout le cauchemar.

Comme elle était appuyée contre un arbre, et qu’elle regardait en l’air, elle aperçut d’un côté un beau chariot d’or, tiré par six grosses poules huppées : un coq servait de cocher, et un poulet gras de postillon. Il y avait dans le chariot une dame si belle, si belle, qu’elle ressemblait au soleil : son habit était tout brodé de paillettes d’or et de barres d’argent. Elle vit un autre chariot attelé de six chauve-souris ; un corbeau servait de cocher, et un escarbot de postillon. Il y avait dedans une petite magotine affreuse, dont l’habit était de peau de serpent, et sur sa tête un gros crapaud qui servait de fontange.

Jamais au grand jamais l’on n’a été si étonné que le fut la jeune princesse. Comme elle considérait ces merveilles, elle vit tout d’un coup les chariots s’avancer l’un vers l’autre ; et la belle dame tenant une lance dorée, et la laide une pique rouillée, elles commencèrent un rude combat, qui dura plus d’un quart d’heure. Enfin la belle fut victorieuse, la laide s’enfuit avec ses chauve-souris. En même temps la belle descendit jusqu’à terre, et s’adressant à Printanière :

« Ne craignez point, aimable princesse, lui dit-t-elle, je ne viens en ces lieux que pour vous obliger : le combat que j’ai eu contre Carabosse, n’a été que pour l’amour de vous. Elle voulait avoir l’autorité de vous donner le fouet, parce que vous êtes sortie de la tour quatre jours avant les vingt ans ; mais vous avez vu que j’ai pris votre parti, et que je l’ai chassée ; jouissez du bonheur que je vous ai acquis. » La princesse reconnaissante, se prosterna devant elle : « Grande reine des fées, lui dit-elle, votre générosité me ravit, je ne sais comment vous remercier ; mais je sens bien que je n’ai pas une goutte de ce sang que vous venez de conserver, qui ne soit à votre service. » La fée l’embrassa trois fois, et la rendit encore plus belle qu’elle n’était (en cas que ce fût une chose possible). Elle ordonna à son coq d’aller aux vaisseaux du roi, dire à l’amiral de venir sans crainte ; elle envaya le poulet gras à son palais ; querir les plus beaux habits du monde pour Printanière.

L’amiral, aux nouvelles que lui dit le coq, demeura si ravi, qu’il en pensa être malade. Il vint promptement dans l’île avec tout ses gens, et jusqu’à Jean Caquet, qui, voyant la précipitation avec laquelle chacun descendait des vaisseaux, se hâta comme les autres, et prit sur son épaule une broche, qui était toute chargée de gibier.

À peine l’amiral Chapeau-Pointu eut-il fait une lieue, qu’il vit dans une grande route du bois le chariot aux poules, et les deux dames qui se promenaient. Il reconnut sa princesse, et vint se mettre à ses pieds ; mais elle lui dit que tous les honneurs étaient dus à la généreuse fée, qui l’avait garantie des griffes de Carabosse ; de sorte qu’il lui baisa le bas de sa robe, et lui fit le plus beau compliment qui se soit jamais prononcé en pareille occasion. Pendant qu’il parlait, la fée l’interrompit, et s’écria : « Je vous jure que je sens du rôt. — Oui, madame, répliqua Jean Caquet, en montrant la broche chargée d’excellens petits pieds, il ne tiendra qu’à votre grandeur d’en tâter. — Très-volontiers, dit-elle, moins pour l’amour de moi, que pour l’amour de la princesse, qui a besoin de faire un bon repas. » En même temps l’on fut querir aux vaisseaux toutes les choses nécessaires ; et la joie d’avoir retrouvé la princesse, joint à la bonne chère, ne laissèrent rien à souhaiter.

Le repas étant fini, et le poulet gras de retour, la fée habilla Printanière d’une robe de brocard or et vert, semée de rubis et de perles ; elle noua ses beaux cheveux blonds avec des cordes de diamans et d’émeraudes, elle la couronna de fleurs, et la faisant monter dans son chariot, toutes les étoiles qui la virent passer crurent que c’était l’aurore qui n’était pas encore rentrée ; et elles lui disaient en passant : « Bou jour, l’Aurore. »

Après de grands adieux de la part de la fée et de celle de la princesse, elle lui dit : « Hé quoi ! madame, ne dirai-je point à la reine ma mère qui m’a fait tant de bien ? — Belle princesse, répliqua-t-elle, embrassez-la pour moi, et lui dites que je suis la cinquième fée qui vous doua à votre naissance. »

La princesse étant dans le vaisseau, l’on tira plus de cent coups de canon, et plus de mille fusées. Elle arriva très-heureusement au port ; et trouva le roi et la reine qui l’attendaient avec tant de bonté, qu’ils ne lui laissèrent pas le temps de leur demander pardon de ses extravagances passées, quoiqu’elle se fût jetée à leurs pieds dès qu’elle les avait vus ; mais la tendresse paternelle l’avait prévenue, et l’on mit tout sur la vieille Carabosse.

Dans le même temps, le fils du grand roi Merlin arriva, inquiet de ne recevoir aucunes nouvelles de son ambassadeur. Il avait mille chevaux, et trente laquais bien habillés de rouge, avec de riches galons d’or : il était cent fois plus aimable que l’ingrat Fanfarinet. L’on n’eut garde de lui conter l’aventure de l’enlèvement, cela lui aurait peut-être donné quelques soupçons : on lui dit d’un air fort sincère, que son ambassadeur ayant soif, et voulant tirer de l’eau pour boire, était tombé dans le puits, et s’y était noyé. Il le crut sans peine, et l’on fit la noce, où la joie fut si grande, qu’elle effaça tous les chagrins passés.

À quelque chose qu’amour nous puisse assujétir,
Des règles du devoir on ne doit point sortir ;
Et malgré le penchant qui souvent nous entraîne ;
Je veux que la raison soit toujours souveraine ;
Que toujours maîtresse du cœur,
Elle règle à son gré nos vœux et notre ardeur.