Contes des fées (Aulnoy, 1825)/Le Mouton

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Mouton.

Contes des FéesCorbet, Ainé (p. 239-262).

LE MOUTON.


CONTE.


Dans l’heureux temps où les fées vivaient, régnait un roi qui avait trois filles : elles étaient belles et jeunes ; elles avaient du mérite ; mais la cadette était la plus aimable et la mieux aimée, on la nommait Merveilleuse. Le roi son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois, qu’aux autres en un an : et elle avait un si bon petit cœur, qu’elle partageait tout avec ses sœurs, de sorte que l’union était grande entr’elles.

Le roi avait de mauvais voisins, qui, las de le laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu’il craignit d’être battu s’il ne se défendait ; il assembla une grosse armée, et se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leur gouverneur dans un château où elles apprenaient tous les jours de bonnes nouvelles du roi. Tantôt qu’il avait pris une ville, puis gagné une bataille ; enfin il fit tant qu’il vainquit ses ennemis, et les chassa de ses états : puis il revint bien vite dans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse qu’il aimait tant. Les trois princesses s’étaient fait faire trois robes de satin, l’une verte, l’autre bleue, et la dernière blanche ; leurs pierreries revenaient aux robes ; la verte avait des émeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamans ; et ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces vers qu’elles avaient composés sur ses victoires.

Après tant d’illustres conquêtes ;
Quel bonheur de revoir et son père et son roi !
Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,
Que tout ici se soumette à sa loi,
Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse
Par nos soins empressés et nos chants d’allégresse.

Lorsqu’il les vit si belles et si gaies, il les embrassa tendrement, et fit à Merveilleuse plus de caresses qu’aux autres.

On servit un magnifique repas : le roi et ses trois filles se mirent à table, et comme ils tiraient des conséquences de tout, il dit à l’aînée : « Ça, dites-moi, pourquoi avez-vous pris une robe verte ? — Monseigneur, dit-elle, ayant su vos exploits, j’ai cru que le vert signifierait ma joie et l’espoir de votre retour. — Cela est fort bien dit, s’écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoi avez-vous pris une robe bleue ? — Monseigneur, dit la princesse, pour marquer qu’il fallait sans cesse implorer les dieux en votre faveur, et qu’en vous voyant, je crois voir le ciel et les plus beaux astres. — Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habiller de blanc ? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieux que les autres couleurs. — Comment, dit le roi fort fâché, petite coquette, vous n’avez eu que cette intention ? — J’avais celle de vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n’en dois point avoir d’autres. » Le roi qui l’aimait, trouva l’affaire si bien accommodée, qu’il dit que ce petit tour d’esprit lui plaisait, et qu’il y avait même de l’art à n’avoir pas déclaré tout d’un coup sa pensée. « Or ça, dit-il, j’ai bien soupé, je ne veux pas me coucher sitôt, contez moi les rêves que vous avez faits la nuit qui a précédé mon retour. »

L’aînée dit qu’elle avait songé qu’il lui apportait une robe dont l’or et les pierreries brillaient plus que le soleil. La seconde, qu’elle avait songé qu’il lui apportait une robe et une quenouille d’or pour lui filer des chemises. La cadette dit qu’elle avait songé qu’il mariait sa seconde sœur, et que le jour des noces, il tenait une éguière d’or, et qu’il lui disait : « Venez, Merveilleuse, venez, que je vous donne à laver. ».

Le roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil, et fit la plus laide grimace du monde : chacun connut qu’il était fâché. Il entra dans sa chambre, il se mit brusquement au lit : le songe de sa fille lui revenait toujours dans la tête. « Cette petite insolente, disait-il, voudrait me réduire à devenir son domestique ! Je ne m’étonne pas si elle prit la robe de satin blanc, sans penser à moi ; elle me croit indigne de ses réflexions ; mais je veux prévenir son mauvais dessein avant qu’il ait lieu. »

Il se leva tout en furie, et quoiqu’il ne fût pas encore jour, il envoya querir son capitaine des gardes, et lui dit : « Vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait : il signifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous la preniez tout à l’heure, que vous la meniez dans la forêt et que vous l’égorgiez ; ensuite vous m’apporterez son cœur et sa langue, car je ne prétends pas être trompé : je vous ferais cruellement mourir. » Le capitaine des gardes fut bien étonné d’entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier le roi, crainte de l’aigrir davantage et qu’il ne donnât cette commission à quelqu’autre. Il lui dit qu’il allait emmener la princesse, qu’il l’égorgerait et lui rapporterait son cœur et sa langue.

Il alla aussitôt dans sa chambre qu’on eut bien de la peine à lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit à Merveilleuse que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Une petite Moresse appelée Patypata, prit la queue de sa robe ; sa guenuche et son doguin, qui la suivaient toujours, coururent après elle. Sa guenuche se nommait Grabugeon, et le doguin Tintin.

Le capitaine des gardes obligea Merveilleuse de descendre et lui dit que le roi était dans le jardin pour prendre le frais ; elle y entra. Il fit semblant de le chercher, et ne l’ayant pas trouvé : « Sans doute, dit-il, le roi a passé jusqu’à la forêt. » Il ouvrit une petite porte et la mena dans la forêt. Le jour paraissait déjà un peu ; la princesse regarda son conducteur ; il avait les larmes aux yeux, et il était si triste, qu’il ne pouvait parler. « Qu’avez-vous, lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paraissez bien affligé ? — Ah ! madame, qui ne le serait, s’écria-t-il, de l’ordre le plus funeste qui ait jamais été. Le roi veut que je vous égorge ici, et que je lui porte votre cœur et votre langue : si j’y manque il me fera mourir. » La pauvre princesse effrayée, pâlit et commença à pleurer tout doucement ; elle ressemblait à un petit agneau qu’on allait immoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes, et le regardant sans colère : « Aurez-vous bien le courage, lui dit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, et qui n’ai dit au roi que du bien de vous ? Encore si j’avais mérité la haine de mon père, j’en souffrirais les effets sans murmurer. Hélas ! je lui ai tant témoigné de respect et d’attachement, qu’il ne peut se plaindre sans injustice. — Ne craignez pas aussi, belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capable de lui prêter ma main pour une action si barbare ; je me résoudrais plutôt à la mort dont il me menace ; mais, quand je me poignarderais, vous n’en seriez pas plus en sûreté ; il faut trouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, et lui persuader que vous êtes morte.

— Quel moyen trouverons-nous, dit Merveilleuse ; car il veut que vous lui portiez ma langue et mon cœur, sans cela il ne vous croira point ? » Patypata qui avait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine des gardes n’avaient pas même aperçue, tant ils étaient tristes, s’avança courageusement et vint se jeter aux pieds de Merveilleuse : « Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie ; il faut me tuer ; je serai trop contente de mourir pour une si bonne maîtresse. — Ah ! je n’ai garde, ma chère Patypata, dit la princesse en la baisant ; après un si tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la mienne propre. » Grabugeon s’avança et dit : « Vous avez raison, ma princesse, d’aimer une esclave aussi fidèle que Patypata ; elle vous peut être plus utile que moi ; je vous offre ma langue et mon cœur, avec joie, voulant m’immortaliser dans l’empire des magots. — Ah ! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse, je ne puis souffrir la pensée de t’ôter la vie. — Il ne serait pas supportable pour moi, s’écria Tintin, qu’étant un aussi bon doguin que je le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse : je dois mourir ou personne ne mourra. » Il s’éleva là-dessus une grande dispute entre Patypata, Grabugeon et Tintin ; l’on en vint aux grosses paroles ; enfin Grabugeon, plus vive que les autres, monta au haut d’un arbre, et se laissa tomber exprès la tête la première, ainsi elle se tua ; et quelque regret qu’en eût la princesse, elle consentit, puisqu’elle était morte, que le capitaine des gardes prit sa langue, mais elle se trouva si petite (car en tout elle n’était pas plus grosse que le poing), qu’ils jugèrent avec une grande douleur que le roi n’y serait point trompé.

« Hélas ! ma chère petite guenon, te voilà donc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie en sûreté. C’est à moi que cet honneur est réservé, interrompit la Moresse. » En même temps, elle prit le couteau dont on s’était servi pour Grabugeon, et se’enfonça dans la gorge. Le capitaine des gardes voulut emporter sa langue : elle était si noire, qu’il n’osa se flatter de tromper le roi avec. « Ne suis-je pas bien malheureuse, dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j’aime, et ma fortune ne change point. — Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepter ma proposition, vous n’auriez eu que moi à regretter, et j’aurais l’avantage d’être seul regretté. »

Merveilleuse baisa son petit doguin, en pleurant si fort qu’elle n’en pouvait plus : elle s’éloigna promptement, de sorte que lorsqu’elle se retourna, elle ne vit plus son conducteur ; elle se trouva au milieu de sa Moresse, de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s’en aller qu’elle ne les eût mis dans une fosse qu’elle trouva par hasard au pied d’un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles sur l’arbre :

Ci git un mortel, deux mortelles ;
Tous trois également fidèles,
Qui voulant conserver mes jours,
Des leurs ont avancé le cours.

Elle songea enfin à sa sûreté ; et comme il n’y en avait point pour elle dans cette forêt qui était si proche du château de son père, que les premiers passans pouvaient la voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaient la manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu’elle put ; mais la forêt était si grande et le soleil si ardent, qu’elle mourait de chaud de peur et de lassitude. Elle regardait de tous côtés sans voir le bout de la forêt. Tout l’effrayait ; elle croyait toujours que le roi courait après elle pour la tuer : il est impossible de redire ses tristes plaintes.

Elle marchait sans suivre aucune route certaine ; les buissons déchiraient sa belle robe, et blessaient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler un mouton : « Sans doute, dit-elle, qu’il y a des bergers ici avec leurs troupeaux ; ils pourront me guider à quelque hameau, où je me cacherai sous l’habit d’une paysanne. Hélas ! continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains et les princes qui sont toujours les plus heureux. Qui croirait dans tout ce royaume que je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaite ma mort, et que pour l’éviter, il faut que je me déguise ! »

En faisant ces réflexions, elle s’avançait vers le lieu où elle entendait bêler ; mais quelle fut sa surprise en arrivant dans un endroit assez spacieux tout entouré d’arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont les cornes étaient dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour de son cou, les jambes entourées de fils de perles d’une grosseur prodigieuse, quelques chaînes de diamans sur lui, et qui était couché sur des fleurs d’oranges ; un pavillon de draps d’or suspendu en l’air, empêchait le soleil de l’incommoder ; une centaine de moutons parés étaient autour de lui, qui ne paissaient point l’herbe mais les uns prenaient du café, du sorbet, des glaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crème et des confitures. Les uns jouaient à la bassette, d’autres au lansquenet ; plusieurs avaient des colliers d’or enrichis de devises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs en mille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu’elle resta presqu’immobile. Elle cherchait des yeux le berger d’un troupeau si extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à elle, bondissant et sautant. « Approchez, divine princesse, lui dit-il, ne craignez point des animaux aussi doux et aussi pacifiques que nous. — Quel prodige ! des moutons qui parlent ! — Ha ! madame, reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si joliment ; avez-vous moins de sujet de vous en étonner ? Une fée, répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c’est ce qui rendait le prodige plus familier. — Peut-être qu’il nous est arrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant à la moutonne. Mais ma princesse, qui conduit ici vos pas ? — Mille malheurs, seigneur Mouton, lui dit-elle, je suis la plus infortunée personne du monde, je cherche un asile contre les fureurs de mon père. — Venez madame, répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, et vous y serez la maîtresse absolue. Il m’est impossible de vous suivre, dit Merveilleuse je suis si lasse que j’en mourrai. »

Le mouton aux cornes dorées commanda qu’on fût querir son char. Un moment après on vit venir six chèvres attelées à une citrouille d’une si prodigieuse grosseur, que deux personnes pouvaient s’y asseoir très-commodément. La citrouille était sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et de velours partout. La princesse s’y plaça, admirant un équipage si nouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, et les chèvres coururent de toutes leurs forces jusqu’à une caverne dont l’entrée se fermait par une grosse pierre.

Le mouton doré la toucha avec son pied, aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d’entrer sans crainte ; elle croyait que cette caverne n’avait rien que d’affreux, et si elle eût été moins alarmée, rien n’aurait pu l’obliger de descendre ; mais dans la force de son appréhension, elle se serait même jetée dans un puits.

Elle n’hésita donc pas à suivre le mouton qui marchait devant elle : il la fit descendre si bas, si bas, qu’elle pensait aller tout au moins aux antipodes ; et elle avait peur quelquefois qu’il ne la conduisît au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout d’un coup une vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes, dont la bonne odeur surpassait toutes celles qu’elle avait jamais senties ; une grosse rivière d’eau de fleurs d’oranges coulait autour, de fontaines de vin d’Espagne, de Rossoli, d’Hypocras et de mille autres sortes de liqueurs formaient des cascades et de petits ruisseaux charmans. Cette plaine était couverte d’arbres singuliers ; il у avait des avenues toutes entières de perdreaux, mieux piqués et mieux cuits que chez la Guerbois, qui pendaient aux branches ; il y avait d’autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons, de poulets, de faisans et d’ortolans ; en des certains endroits où l’air paraissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d’écrevisses, des soupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts, des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, des confitures sèches et liquides, des louis d’or, des écus, des perles et des diamans. La rareté de cette pluie, et tout ensemble l’utilité, aurait attiré la bonne compagnie, si le gros Mouton avait été un peu plus d’humeur à se familiariser ; mais toutes les chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu’il gardait mieux sa gravité qu’un sénateur romain.

Comme l’on était dans la plus belle saison de l’année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle ne vit point d’autre palais qu’une longue suite d’orangers, de jasmins, de chèvre-feuilles et de petites roses muscades dont les branches entrelacées les unes dans les autres, formaient des cabinets, des salles et des chambres toutes meublées de gaze d’or et d’argent, avec de grands miroirs, des lustres et des tableaux admirables.

Le maître mouton dit à la princesse, qu’elle était souveraine dans ces lieux ; que depuis quelques années il avait eu des sujets sensibles de s’affliger et de répandre des larmes, mais qu’il ne tiendrait qu’à elle de lui faire oublier ses malheurs. « La manière dont vous en usez, charmant Mouton, lui dit-elle, a quelque chose de si généreux, et tout ce que je vois ici, me parait si extraordinaire, que je ne sais qu’en juger. »

Elle avait à peine achevé ces paroles, qu’elle vit paraître devant elle une troupe de nymphes d’une admirable beauté ; elles lui présentèrent des fruits dans des corbeilles d’ambre ; mais lorsqu’elle voulut s’approcher d’elles, insensiblement leurs corps s’éloignèrent ; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne sentit rien, et connut que c’étaient des fantômes. « Ha qu’est ceci ? s’écria-t-elle ; avec qui suis-je ? » Elle se prit à pleurer, et le roi Mouton (car on le nommait ainsi) qui l’avait laissé pour quelques momens, étant revenu auprès d’elle, et voyant couler ses larmes, en demeura si éperdu, qu’il pensa mourir à ses pieds.

Qu’avez-vous, belle princesse, lui dit-il ? A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous est dû ? — Non, lui dit-elle, je ne me plains point ; je vous avoue seulement que je ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts et avec les moutons qui parlent : tout me fait peur ici, et quelque obligation que je vous aie de m’y avoir amenée, je vous en aurai encore davantage de me remettre dans le monde.

— Ne vous effrayez point, répliqua le roi Mouton, daignez m’entendre tranquillement, et vous saurez ma déplorable aventure.

» Je suis né sur le trône ; une longue suite de rois que j’ai pour aïeux m’avait assuré la possession du plus beau royaume de l’univers ; mes sujets m’aimaient, j’étais craint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque justice ; on disait que jamais roi n’avait été plus digne de l’être ; ma personne n’était pas indifférente à ceux qui me voyaient ; j’aimais fort la chasse. M’étant laissé emporter au plaisir de suivre un cerf qui m’éloigna en peu de temps de tous ceux qui m’accompagnaient, je le vis tout d’un coup se précipiter dans un étang ; j’y poussai mon cheval avec autant d’imprudence que de témérité. Mais en avançant un peu, je sentis au lieu de la fraîcheur de l’eau, une chaleur extraordinaire. L’étang tarit, et par une ouverture dont il sortait des feux terribles, je tombai au fond d’un précipice où l’on ne voyait que des flammes.

» Je me croyais perdu, lorsque j’entendis une voix qui me dit : « Il ne faut pas moins de feux, ingrat ; pour échauffer ton cœur. — Hé, qui se plaint ici de ma froideur ? m’écriai-je. — Une personne infortunée., répliqua la voix, qui t’adore sans espoir. En même temps les feux s’éteignirent, je vis une fée que je connaissais dès ma plus tendre jeunesse, dont l’âge et la laideur m’avaient toujours épouvanté ; elle s’appuyait sur une jeune esclave d’une beauté incomparable ; elle avait des chaînes d’or qui marquaient assez sa condition. Que prodige se passe ici, Ragotte ? lui dis-je (c’est le nom de la fée). Serait-ce bien par vos ordres ? Hé, par l’ordre de qui donc ? répliqua-t-elle. N’as-tu point connu jusqu’à présent mes sentimens ? Faut-il que j’aie la honte de m’en expliquer ? Mes yeux, autrefois si sûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir ? Considère où je m’abaisse, c’est moi qui te fais l’aveu de ma faiblesse, car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu’une fourmi devant une fée comme moi.

» Je suis tout ce qu’il vous plaira, lui dis-je, d’un air et d’un ton impatient ; mais enfin, que me demandez-vous ? Est-ce ma couronne, mes villes, mes trésors ? Ha ! malheureux, reprit-elle dédaigneusement, mes marmitons, quand je voudrai, seront plus puissans que toi ; je demande ton cœur, mes yeux te l’ont demandé mille et mille fois ; tu ne les a pas entendus, ou, pour mieux dire, tu n’as pas voulu les entendre ; si tu étais engagé avec une autre, continua-t-elle, je te laisserais faire des progrès dans tes amours ; mais j’ai eu trop d’intérêt à t’éclairer, pour n’avoir pas découvert l’indifférence qui règne dans ton cœur. Hé bien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l’avoir plus agréable, et roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte, j’ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tours pleines d’or, cinq cents pleines d’argent ; en un mot tout ce que tu voudras.

» Madame Ragotte, lui dis-je, ce n’est point dans le fond d’un trou où j’ai pensé être rôti, que je veux faire une déclaration à une personne de votre mérite ; je vous supplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, et puis nous verrons ensemble ce que je pourrai pour votre satisfaction. Ha ! traître, s’écria-t-elle, si tu m’aimais, tu ne chercherais pas le chemin de ton royaume ; dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans les déserts, tu serais content. Ne crois pas que je sois novice ; tu songes à t’esquiver ; mais je t’avertis qu’il faut que tu restes ici ; et la première chose que tu feras, c’est de garder mes moutons ; ils ont de l’esprit, et parlent pour le moins aussi-bien que toi.

» En même temps elle s’avança dans la plaine où nous sommes et me montra son troupeau. Je le considérai peu ; cette belle esclave qui était auprès d’elle m’avait semblé merveilleuse. Mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, se jeta sur elle, et lui enfonça un poinçon si avant dans l’œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. À cette funeste vue je me jetai sur Ragotte, et mettant l’épée à la main, je l’aurais immolée à des mânes si chers, si par son pouvoir elle ne m’eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombai, et je cherchais les moyens de me tuer, pour me délivrer de l’état où j’étais, quand elle me dit avec un sourire ironique : Je veux te faire connaître ma puissance ; tu es un lion à présent, tu vas devenir un mouton.

» Aussitôt elle me toucha de sa baguette, et je me trouvai métamorphosé comme vous voyez ; je ne perdis point l’usage de la parole, ni les sentimens de douleur que je devais à mon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, et maître absolu de ces beaux lieux, pendant qu’éloignée de toi, et ne voyant plus ton agréable figure, je ne songerai qu’à la haine que je te dois.

» Elle disparut, et si quelque chose avait pu adoucir ma disgrâce, ç’aurait été son absence. Les moutons parlans qui sont ici me reconnurent pour leur roi ; ils me racontèrent qu’ils étaient des malheureux qui avaient déplu par plusieurs sujets différens à la vindicative fée, et qu’elle en avait composé un troupeau ; que leur pénitence n’était pas aussi longue pour les uns que pour les autres. En effet, de temps en temps ils redeviennent ce qu’ils avaient été, et quittent le troupeau ; pour les autres ce sont des rivales ou des ennemies de Ragotte, qu’elle a tuées pour un siècle ou pour moins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclave dont je vous ai parlé est de ce nombre. Je l’ai vue plusieurs fois de suite avec plaisir, quoiqu’elle ne me parlât point, et qu’en voulant l’approcher, il me fût fâcheux de connaître que ce n’était qu’une ombre ; mais ayant remarqué un de mes moutons assidu près de ce petit fantôme, j’ai su que c’était son amant, et que Ragotte, susceptible des tendres impressions, avait voulu le lui ôter.

» Cette raison m’éloigna de l’ombre esclave ; et depuis trois ans je n’ai senti aucun penchant pour rien que pour ma liberté.

» C’est ce qui m’engage d’aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vu, belle princesse, continua-t-il, tantôt sur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d’adresse que le soleil n’en a lorsqu’il conduit le sien ; tantôt à la chasse sur un cheval qui semblait indomptable à tout autre qu’à vous ; puis courant légèrement dans la plaine avec les princesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah ! princesse, si dans tous ces temps où mon cœur vous rendait des vœux secrets, j’avais osé vous parler, que ne vous aurais-je point dit ? Mais comment auriez-vous reçu la déclaration d’un malheureux mouton comme moi ? »

Merveilleuse était si troublée de tout ce qu’elle avait entendu jusqu’alors, qu’elle ne savait presque lui répondre ; elle lui fit cependant des honnêtetés qui lui laissèrent quelque espérance, et dit qu’elle avait moins de peur des ombres puisqu’elles devaient revivre un jour. « Hélas ! continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et le joli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sort semblable, je ne m’ennuierais plus ici ! »

Malgré la disgrâce du roi Mouton, il ne laissait pas d’avoir des priviléges admirables. « Allez, dit-il à son grand écuyer (c’était un mouton de fort bonne mine), allez querir la Moresse, la guenuche et le doguin, leurs ombres divertiront notre princesse. » Un instant après, Merveilleuse les vit ; quoiqu’ils ne l’approchassent pas d’assez près pour en être touchés, leur présence lui fut d’une consolation infinie.

Le roi Mouton avait tout l’esprit et toute la délicatesse qui pouvaient former d’agréables conversations. Il aimait si passionnément Merveilleuse, qu’elle vint aussi à le considérer, et ensuite à l’aimer. Un joli mouton bien doux, bien caressant ne laisse pas de plaire, surtout quand on sait qu’il est roi, et que la métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passait doucement ses beaux jours attendant un sort plus heureux. Le galant mouton ne s’occupait que d’elle ; il faisait des fêtes, des concerts, des chasses ; son troupeau le secondait ; jusqu’aux ombres, elles y jouaient leurs personnages.

Un soir que les courriers arrivèrent, car il envoyait soigneusement aux nouvelles, et il en savait toujours des meilleures, on vint lui dire que la sœur aînée de la princesse Merveilleuse allait épouser un grand prince, et que rien n’était plus magnifique que tout ce qu’on préparait pour les noces. « Ah ! s’écria la jeune princesse, que je suis infortunée de ne pas voir tant de belles choses ; me voilà sous la terre avec des ombres et des moutons, pendant que ma sœur va paraître parée comme une reine ; chacun lui fera sa cour, je serai la seule qui ne prendra point de part à sa joie. — De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d’aller à la noce ? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole de revenir ; si vous n’y consentez pas, vous m’allez voir expirer à vos pieds ; car l’attachement que j’ai pour vous est trop violent pour que je puisse vous perdre sans mourir ! »

Merveilleuse, attendrie, promit au roi Mouton que rien au monde ne pourrait empêcher son retour. Il lui donna un équipage proportionné à sa naissance ; elle s’habilla superbement, et n’oublia rien de tout ce qui pouvait augmenter sa beauté ; elle monta dans un char de nacre de perle, trainé par six hypogriphes isabelles, nouvellement arrivés des antipodes ; il la fit accompagner par un grand nombre d’officiers richement vêtus et admirablement bien faits ; il les avait envoyés chercher fort loin pour faire le cortége.

Elle se rendit au palais du roi son père, dans le moment qu’on célébrait le mariage ; dès qu’elle entra, elle surprit par l’éclat de sa beauté et par celui de ses pierreries, tous ceux qui la virent ; elle n’entendait autour d’elle que des acclamations et des louanges ; le roi la regardait avec une attention et un plaisir qui lui fit craindre d’en être reconnue ; mais il était si prévenu de sa mort, qu’il n’en eut pas la moindre idée.

Cependant l’appréhension d’être arrêtée, l’empêcha de rester jusqu’à la fin de la cérémonie ; elle sortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garni d’émeraudes ; on voyait écrit dessus en pointes de diamans : Pierreries pour la mariée. On l’ouvrit aussitôt, et que n’y trouva-t-on pas ! Le roi qui avait espéré de la rejoindre, et qui brûlait de la connaître, fut au désespoir de ne la plus voir ; il ordonna absolument, que si jamais elle revenait, qu’on fermât toutes les portes sur elle, et qu’on la retînt.

Quelque courte que fût l’absence de Merveilleuse, elle avait semblé au Mouton de la longueur d’un siècle. Il l’attendait au bord d’une fontaine, dans le plus épais de la forêt ; il y avait fait étaler des richesses immenses pour lui offrir en reconnaissance de son retour. Dès qu’il la vit, il courut vers elle sautant et bondissant comme un vrai mouton ; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait à ses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudes et ses impatiences ; sa passion lui donnait une éloquence dont la princesse était charmée.

Au bout de quelque temps, le roi maria sa seconde fille. Merveilleuse l’apprit, et elle pria le mouton de lui permettre d’aller voir, comme elle avait déjà fait, une fête où elle s’intéressait si fort. À cette proposition, il sentit une douleur dont il ne fut point le maître : un pressentiment secret lui annonçait son malheur ; mais comme il n’est pas toujours en nous de l’éviter, et que sa con plaisance pour la princesse l’emportait sur tous les autres intérêts, il n’eut pas la force de la refuser. « Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il ; cet effet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que de vous. Je consens à ce que vous souhaitez, et je ne puis jamais vous faire un sacrifice plus complet. »

Elle l’assura qu’elle tarderait aussi peu que la première fois ; qu’elle ressentirait vivement tout ce qui pourrait l’éloigner de lui, et qu’elle le conjurait de ne se pas inquiéter. Elle se servit du même équipage qui l’avait déjà conduite et elle arriva comme la cérémonie commençait. Malgré l’attention que l’on y avait, sa présence fit élever un cri de joie et d’admiration, qui attira les yeux de tous les princes sur elle ; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ils la trouvaient d’une beauté si peu commune, qu’ils étaient prêts à croire, que ce n’était pas une personne mortelle.

Le roi se sentit charmé de la revoir ; il n’ôta le ; yeux de sur elle, que pour ordonner que l’on fermât bien toutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le point de finir, la princesse se leva promptement, voulant se dérober parmi la foule ; mais elle fut extrêmement surprise et affligée de trouver les portes fermées.

Le roi l’aborda avec un grand respect et une soumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter sitôt le plaisir de la voir et d’être du célèbre festin qu’il donnait aux princes et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifique où toute la cour était ; il prit lui-même un bassin d’or et un vase plein d’eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, elle ne fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds, embrassant ses genoux : « Voilà mon songe accompli, dit-elle, vous m’avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu’il vous en soit rien arrivé de fâcheux. »

Le roi la reconnut avec d’autant moins de peine, qu’il avait trouvé plus d’une fois qu’elle ressemblait parfaitement à Merveilleuse. « Ah ! ma chère fille, dit-il en l’embrassant et versant des larmes, pouvez-vous oublier ma cruauté ? J’ai voulu votre mort, parce que je croyais que votre songe signifiait la perte de ma couronne. Il la signifiait aussi continua-t-il ; voilà vos deux sœurs mariées, elles en ont chacune une et la mienne sera pour vous. » Dans le même moment il se leva et la mit sur la tête de la princesse, puis il cria : « Vive la reine Merveilleuse ! Toute la cour cria comme lui : les deux sœurs de cette jeune reine vinrent lui sauter au cou et lui faire mille caresses. Merveilleuse ne se sentait pas, tant elle était aise : elle pleurait et riait tout à la fois ; elle embrassait l’une, elle parlait à l’autre, elle remerciait le roi, et parmi toutes ces différentes choses, elle se souvenait du capitaine des gardes, auquel elle avait tant d’obligation, et elle le demandait avec instance ; mais on lui dit qu’il était mort : elle ressentit vivement cette perte.

Lorsqu’elle fut à table, le roi la pria de raconter ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait donné des ordres si funestes contr’elle. Aussitôt elle prit la parole avec une grâce admirable ; et tout le monde attentif l’écoutait.

Mais pendant qu’elle s’oubliait auprès du roi et de ses sœurs, l’amoureux Mouton voyait passer l’heure du retour de la princesse et son inquiétude devenait si extrême, qu’il n’en était point le maître. « Elle ne veut plus revenir, s’écriait-il ; ma malheureuse figure de mouton lui déplaît. Ah ! trop infortuné amant, que ferais-je sans Merveilleuse ? Ragotte, barbare fée, quelle vengeance ne prends-tu point de l’indifférence que j’ai pour toi ? » Il se plaignit long-temps, et voyant que la nuit approchait, sans que la princesse parût, il courut à la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse ; mais comme chacun savait déjà son aventure, et qu’on ne voulait plus qu’elle retournât avec Mouton, on lui refusa durement de la voir ; il poussa des plaintes, et fit des regrets capables d’émouvoir tout autre que les suisses qui gardaient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y rendit la vie.

Le roi et Merveilleuse ignoraient la triste tragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monter dans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clarté de mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans les grandes places ; mais quel spectacle pour elle, de trouver en sortant de son palais son cher Mouton, étendu sur le pavé, qui ne respirait plus ? Elle se précipita du chariot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peu d’exactitude avait causé la mort du Mouton royal. Dans son désespoir, elle pensa mourir elle-même. L’on convint alors que les personnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurs souhaits.

Souvent les plus beaux dons des Cieux
Ne servent qu’à notre ruine ;
Le mérite éclatant que l’on demande aux dieux,
Quelquefois de nos maux est la triste origine.
Le roi Mouton eût moins souffert,
S’il n’eût point allumé cette flamme fatale
Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale :
C’est son mérite qui le perd.
Il devait éprouver un destin plus propice :
Ragotte et ses présens ne purent rien sur lui ;
Il haïssait sans feinte, aimait sans artifice,
Et ne ressemblait pas aux hommes d’aujourd’hui.
Sa fin même pourra nous paraître fort rare,
Et ne convient qu’au roi Mouton :
On n’en voit point dans ce canton
Mourir quand leur brebis s’égare.