Contes des fées (Montréal, 1886)/Peau d’Âne
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PEAU D’ÂNE.
Il était une fois un roi si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins et de ses alliés, qu’on pouvait dire qu’il était le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur était encore confirmé par le choix qu’il avait fait d’une princesse aussi belle que vertueuse, et ces heureux époux vivaient dans une union parfaite. De leur chaste hymen était née une fille douée de tant de grâces et de charmes, qu’il ne regrettait point de n’avoir pas une plus ample lignée.
La magnificence, le goût et l’abondance régnaient dans son palais ; les ministres étaient sages et habiles ; les courtisans vertueux et attachés ; les domestiques fidèles et laborieux : les écuries vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaçons. Mais ce qui étonnait les étrangers qui venaient admirer ces belles écuries, c’est qu’au lieu le plus apparent un maître âne étalait de longues et grandes oreilles.
Ce n’était pas par fantaisie, mais avec raison, que le roi lui avait donné une place particulière et distinguée. Les vertus de ce rare animal méritaient cette distinction, puisque la nature l’avait formé si extraordinaire, que sa litière, au lieu d’être malpropre, était couverte tous les matins, avec profusion, de beaux écus au soleil et de louis d’or de toute espèce, qu’on allait recueillir à son réveil.
Or, comme les vicissitudes de la vie s’étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets, et que toujours les biens sont mêlés de quelques maux, le ciel permit que la reine fut tout à coup attaquée d’une âpre maladie, pour laquelle, malgré la science et l’habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale. Le roi, sensible et amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l’hymen est le tombeau de l’amour, s’affligeait sans modération, faisait des vœux ardents à tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle d’une épouse si chérie ; mais les dieux et les fées étaient invoqués en vain.
La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux qui fondait en larmes : Trouvez bon, avant que je meure, que j’exige une chose de vous ; c’est que, s’il vous prenait envie de vous remarier… À ces mots, le roi fit des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs, en l’assurant qu’il était superflu de lui parler d’un second hyménée.
— Non, non, dit-il enfin, ma chère reine ; parlez-moi plutôt de vous suivre.
— L’État, reprit la reine avec une fermeté qui augmentait les regrets de ce prince, l’État, qui doit exiger des successeurs, voyant que je ne vous ai donné qu’une fille, doit vous presser d’avoir des fils qui vous ressemblent : mais je vous demande instamment, par tout l’amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l’empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle et mieux faite que moi ; j’en veux votre serment, et alors je mourrai contente. On présume que la reine, qui ne manquait pas d’amour-propre, avait exigé ce serment, pensant bien, ne croyant pas qu’il fût au monde personne qui pût l’égaler, que c’était s’assurer que le roi ne se remarierait jamais. Enfin elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme : pleurer, sangloter jour et nuit, menus droits de veuvage, furent son unique occupation.
Les grandes douleurs ne durent pas. D’ailleurs les grands de l’État s’assemblèrent, et vinrent en corps demander au roi de se remarier. Cette proposition lui parut dure, et lui fit répandre de nouvelles larmes. Il alléguait le serment qu’il avait fait à la reine, défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle et mieux faite que feue sa femme, pensant que cela était impossible. Mais le conseil traita de babiole une telle promesse et dit qu’il importait peu de la beauté, pourvu qu’une reine fût vertueuse et point stérile, que l’État demandait des princes pour son repos et sa tranquillité ; qu’à la vérité l’infante avait toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu’il fallait lui choisir un étranger pour époux, et qu’alors, ou cet étranger l’emmènerait chez lui, ou que, s’il régnait avec elle, ses enfants ne seraient plus réputés du même sang, et que, n’y ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pouvaient leur susciter des guerres qui entraîneraient la ruine du royaume. Le roi, frappé de ces considérations, promit qu’il songerait à les contenter.
Effectivement, il chercha parmi les princesses à marier qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants, mais aucun n’avait les grâces de la feue reine ; ainsi il ne se déterminait point. Malheureusement il devint tout à fait fou, quoiqu’il eût beaucoup d’esprit, et s’avisa de trouver que l’infante sa fille était, non-seulement belle et bien faite à ravir, mais qu’elle surpassait encore de beaucoup la reine sa mère en esprit et en agrément : sa jeunesse, l’agréable fraîcheur de son beau teint, enflamma le roi d’un feu si violent, qu’il ne put le cacher à l’infante, et lui dit qu’il avait résolu de l’épouser, puisqu’elle seule pouvait le dégager de son serment.
La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa s’évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père, et le conjura avec toute la force qu’elle put trouver dans son esprit de ne la pas contraindre à commettre un tel crime.
Le roi, qui s’était mis en tête ce bizarre projet, avait consulté un vieux druide pour mettre la conscience de la princesse en repos. Ce druide, moins religieux qu’ambitieux, sacrifia à l’honneur d’être le confident d’un grand roi l’intérêt de l’innocence et de la vertu, et s’insinua avec tant d’adresse dans l’esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu’il allait commettre, qu’il lui persuada même que c’était une œuvre pie que d’épouser sa fille. Ce prince, flatté par le discours de ce scélérat, l’embrassa, et revint d’avec lui plus entêté que jamais de son projet : il fit donc ordonner à l’infante de se préparer à lui obéir.
La jeune princesse, outrée d’une vive douleur, n’imagina rien autre chose que d’aller trouver la fée des Lilas, sa marraine. Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet attelé d’un gros mouton qui savait tous les chemins. Elle y arriva heureusement. La fée, qui aimait l’infante, lui dit qu’elle savait tout ce qu’elle venait lui dire, mais qu’elle n’en eût aucun souci, que rien ne pouvait lui nuire, si elle exécutait fidèlement ce qu’elle allait lui prescrire. Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que d’épouser votre père ; mais, sans le contredire, vous pouvez l’éviter. Dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu’il vous donne une robe de la couleur du temps ; jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir. La princesse remercia bien sa marraine ; et dès le lendemain matin elle dit au roi son père ce que la fée lui avait conseillé, et protesta qu’on ne tirerait d’elle aucun aveu, qu’elle n’eût la robe couleur du temps. Le roi, ravi de l’espérance qu’elle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers, et leur commanda cette robe, sous la condition que s’ils ne pouvaient réussir, il les ferait tous pendre. Il n’eut pas le chagrin d’en venir à cette extrémité ; dès le second jour, ils apportèrent la robe si désirée. L’empirée n’est pas d’un plus beau bleu, lorsqu’il est teint d’un nuage d’or, que cette belle robe lorsqu’elle fut étalée. L’infante en fut toute contristée, et ne savait comment se tirer d’embarras. Le roi pressait la conclusion ; il fallut recourir encore à la marraine, qui, étonnée de ce que son secret n’avait pas réussi, lui dit d’essayer d’en demander une de la couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvait rien lui refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressément une robe couleur de la lune, qu’entre ordonner et l’apporter il n’y eut pas vingt-quatre heures. L’infante, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s’affligea immodérément lorsqu’elle fut avec ses femmes et sa nourrice. La fée des Lilas, qui savait tout, vint au secours de l’affligée princesse, et lui dit : Ou je me trompe fort, ou je crois que, si vous demandez une robe couleur du soleil, nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père ; car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe, et nous gagnerons toujours du temps. L’infante en convint, demanda la robe, et l’amoureux roi donna sans regret tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvrage, avec ordre de ne rien épargner pour rendre cette robe égale au soleil. Aussi, dès qu’elle parut, tous ceux qui la virent déployée furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis. C’est de ce temps que datent les lunettes vertes et les verres noirs. Que devint l’infante à cette vue ? Jamais on n’avait rien vu de si beau et de si artistement ouvré. Elle était confondue, et, sous prétexte d’en avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre, où la fée l’attendait, plus honteuse qu’on ne peut dire. Ce fut bien pis, car, en voyant la robe couleur du soleil, elle devint rouge de colère. Oh ! pour le coup, ma fille, nous allons mettre l’indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage, qu’il croit si prochain ; mais je pense qu’il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de lui faire : c’est la peau de cet âne qu’il aime si passionnément, et qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion ; allez, et ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau. L’infante, ravie de trouver encore un moyen d’éluder un mariage qu’elle détestait, et qui pensait en même temps que son père ne pourrait jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver et lui exposa son désir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, et la peau galamment apportée à l’infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d’éluder son malheur, s’allait désespérer, lorsque sa marraine accourut. Que faites-vous ? ma fille, dit-elle, voyant la princesse arrachant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues ; voici le moment le plus heureux de votre vie.
Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais et allez tant que la terre pourra vous porter : lorsqu’on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j’aurai soin que votre toilette vous suive partout en quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre, et voici ma baguette que je vous donne ; en frappant la terre quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paraîtra devant vos yeux ; mais hâtez-vous de partir, et ne tardez pas.
L’infante embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l’abandonner, s’affubla de cette vilaine peau, après s’être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue par personne.
L’absence de l’infante causa une grande rumeur. Le roi, au désespoir, qui avait fait préparer une fête magnifique, était inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes et plus de mille mousquetaires pour aller à la quête de sa fille ; mais la fée qui la protégeait la rendait invisible aux plus habiles recherches : ainsi il lui fallut bien s’en consoler.
Pendant ce temps l’infante cheminait. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, et cherchait partout une place ; mais quoique par charité on lui donnât à manger, on la trouvait si crasseuse, que personne n’en voulait. Cependant elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était une métairie, dont la fermière avait besoin d’un souillon pour laver les torchons et nettoyer les dindons et l’auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d’entrer chez elle, ce que l’infante accepta de grand cœur, tant elle était lasse d’avoir tant marché. On la mit dans un coin de la cuisine, où elle fut les premiers jours en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille, tant sa peau d’âne la rendait sale et dégoûtante. Enfin on s’y accoutuma ; d’ailleurs elle était si soigneuse de remplir ses devoirs, que la fermière la prit sous sa protection. Elle conduisait les moutons, les faisait parquer au temps où il le fallait ; elle menait les dindons paître avec une telle intelligence, qu’il semblait qu’elle n’eût jamais fait autre chose ; aussi tout fructifiait sous ses belles mains.
Un jour qu’assise près d’une claire fontaine, où elle déplorait souvent sa triste condition, elle s’avisa de s’y mirer, l’effroyable peau d’âne qui faisait sa coiffure et son habillement l’épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que l’ivoire, et son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de s’y baigner, ce qu’elle exécuta ; mais il lui fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie. Heureusement, le lendemain était un jour de fête : ainsi elle eut le loisir de tirer sa cassette, d’arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux, et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre était si petite, que la queue de cette belle robe ne pouvait pas s’étendre. La belle princesse se mira et s’admira elle-même avec raison, si bien qu’elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour à tour ses belles robes les fêtes et les dimanches, ce qu’elle exécuta ponctuellement. Elle mêlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un art admirable, et souvent elle soupirait de n’avoir pour témoins de sa beauté que ses moutons et ses dindons, qui l’aimaient autant avec son horrible peau d’âne, dont on lui avait donné le nom dans cette ferme.
Un jour de fête que Peau d’Âne avait mis sa robe couleur de soleil, le fils du roi, à qui cette ferme appartenait, vint y descendre pour se reposer en revenant de la chasse.
Ce prince était jeune, beau et admirablement bien fait, l’amour de son père et de la reine sa mère, adoré des peuples. On offrit une collation champêtre à ce jeune prince, qui l’accepta ; puis il se mit à parcourir les basses-cours et tous les recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée, au bout de laquelle il vit une porte fermée. La curiosité lui fit mettre l’œil à la serrure. Mais que devint-il en apercevant la princesse si belle et si richement vêtue, qu’à son air noble et modeste il la prit pour une divinité ! L’impétuosité du sentiment qu’il éprouva dans ce moment l’aurait porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne.
Il sortit avec peine de cette petite allée sombre et obscure, mais ce fut pour s’informer qui était la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui répondit que c’était un souillon qu’on nommait Peau d’Âne, à cause de la peau dont elle s’habillait, et qu’elle était si sale et si crasseuse que personne ne la regardait ni ne lui parlait, et qu’on ne l’avait prise que par pitié pour garder les moutons et les dindons.
Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n’en savaient pas davantage et qu’il était inutile de les questionner. Il revint au palais du roi son père plus amoureux qu’on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu’il avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n’avoir pas heurté à la porte, et se promit bien de n’y pas manquer une autre fois. Mais l’agitation de son sang, causée par l’ardeur de son amour, lui donna dans la même nuit une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l’extrémité. La reine sa mère, qui n’avait que lui d’enfant, se désespérait de ce que tous les remèdes étaient inutiles. Elle promettait en vain les plus grandes récompenses aux médecins ; ils y employaient tout leur art, mais rien ne guérissait le prince. Enfin ils devinèrent qu’un mortel chagrin causait tout ce ravage ; ils en avertirent la reine, qui toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal, et que quand il s’agirait de lui céder la couronne, le roi son père descendrait de son trône sans regret pour l’y faire monter ; que s’il désirait quelque princesse, quand même on serait en guerre avec le roi son père, et qu’on eût de justes sujets de s’en plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce qu’il désirait ; mais qu’elle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendait la leur. La reine n’acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d’un torrent de larmes. Madame, lui dit enfin le prince avec une voix très-faible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père ; plût au ciel qu’il vive de longues années, et qu’il veuille bien que je sois longtemps le plus fidèle et le plus respectueux de ses sujets. Quant aux princesses que vous m’offrez, je n’ai point encore pensé à me marier ; et vous pensez bien que, soumis comme je suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu’il m’en coûte. — Ah ! mon fils, reprit la reine, rien ne nous coûtera pour te sauver la vie ; mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton père, en me déclarant ce que tu désires, et sois bien assuré qu’il te sera accordé. — Eh bien ! madame, dit-il, puisqu’il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir ; je me ferais un crime de mettre en danger deux êtres qui me sont si chers. Oui, ma mère, je désire que Peau d’Âne me fasse un gâteau, et que, dès qu’il sera fait, on me l’apporte. La reine, étonnée de ce nom bizarre, demanda qui était cette Peau d’Âne. — C’est, madame, reprit un de ses officiers, qui par hasard avait vu cette fille, c’est, dit-il, la plus vilaine bête après le loup ; une noire peau, une crasseuse qui loge dans votre métairie et qui garde vos dindons.
— N’importe, dit la reine ; mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie ; c’est une fantaisie de malade ; en un mot, je veux que Peau d’Âne, puisque Peau d’Âne il y a, lui fasse promptement un gâteau.
On courut à la métairie, et l’on fit venir Peau d’Âne, pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince.
Quelques auteurs ont assuré qu’au moment que ce prince avait mis l’œil à la serrure, Peau d’Âne l’avait aperçu, et puis que, regardant par sa petite fenêtre, elle avait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait, que l’idée lui en était restée, et que souvent ce souvenir lui avait coûté quelques soupirs. Quoi qu’il en soit, Peau d’Âne l’ayant vu, ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d’être connue, s’enferma dans sa chambrette, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d’argent brillant, un jupon pareil, et se mit à faire le gâteau tant désiré : elle prit de la plus pure farine, des œufs et du beurre bien frais. En travaillant, soit de dessein ou autrement, une bague qu’elle avait au doigt tomba dans la pâte, s’y mêla, et dès que le gâteau fut cuit, s’affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l’officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince ; mais cet homme, ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui porter ce gâteau.
Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacité, que les médecins qui étaient présents ne manquèrent pas de dire que cette fureur n’était pas un bon signe ; effectivement le prince pensa s’étrangler par la bague qu’il trouva dans un des morceaux du gâteau, mais il la retira adroitement de sa bouche, et son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit en examinant cette fine émeraude montée sur un jonc d’or, dont le cercle était si étroit, qu’il jugea ne pouvoir servir qu’au plus joli doigt du monde.
Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet et l’en tirait à tout moment quand il croyait n’être vu de personne. Le tourment qu’il se donna pour imaginer comment il pourrait voir celle à qui cette bague pouvait aller, et n’osant croire, s’il demandait Peau d’Âne, qui avait fait ce gâteau qu’il avait demandé, qu’on lui accordât de la faire venir, n’osant non plus dire ce qu’il avait vu par le trou de cette serrure, de crainte qu’on ne se moquât de lui et qu’on ne le prît pour un visionnaire, toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement et les médecins, ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince était malade d’amour. La reine accourut chez son fils avec le roi, qui se désolait : Mon fils, mon cher fils, s’écria le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux ; nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves. La reine, en l’embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours : Mon père et ma mère, leur dit-il, je n’ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise ; et pour preuve de cette vérité, dit-il en tirant l’émeraude de dessous son chevet, c’est que j’épouserai celle à qui cette bague ira, quelle qu’elle soit, et il n’y a pas d’apparence que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne. Le roi et la reine prirent la bague, l’examinèrent curieusement, et jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu’à quelque fille de bonne maison.
Alors le roi, ayant embrassé son fils en le conjurant de guérir, sortit aussitôt, fit sonner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par les hérauts que l’on n’avait qu’à venir au palais pour essayer une bague, et que celle à qui elle irait juste épouserait l’héritier du trône.
Les princesses d’abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes ; mais elles eurent beau toutes s’amenuiser les doigts, aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui, toutes jolies qu’elles étaient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-même l’essai. Enfin on en vint aux filles de chambre : elles ne réussirent pas mieux. Il n’y avait plus personne qui n’eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons : on amena tout cela ; mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement pas aller par-delà de l’ongle.
A-t-on fait venir cette Peau d’Âne qui m’a fait un gâteau ces jours derniers ? dit le prince. Chacun se prit à rire, et lui dit que non, tant elle était sale et crasseuse. Qu’on l’aille chercher tout à l’heure, dit le roi ; il ne sera pas dit que j’aie excepté quelqu’un. On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnière.
L’infante, qui avait entendu les tambours et les cris des hérauts d’armes, s’était bien doutée que sa bague faisait ce tintamarre ; elle aimait le prince, et comme le véritable amour est craintif et n’a point de vanité, elle était dans la crainte continuelle que quelque dame n’eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et qu’on heurta à la porte. Depuis qu’elle avait su qu’on cherchait un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l’avait portée à se coiffer plus soigneusement, et à mettre son beau corset d’argent, avec le jupon plein de falbalas, de dentelles d’argent, semé d’émeraudes.
Sitôt qu’elle entendit qu’on heurtait à la porte et qu’on l’appelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d’âne, ouvrit sa porte, et ces gens, se moquant d’elle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire épouser son fils ; puis, avec de longs éclats de rire, ils la menèrent chez le prince, qui, lui-même étonné de l’accoutrement de cette fille, n’osa croire que ce fût celle qu’il avait vue si belle. Triste et confus de s’être si lourdement trompé : Est-ce vous, lui dit-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie ? — Oui ! seigneur, répondit-elle. — Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir. Dame ! qui fut bien surpris ? ce fut le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la cour, lorsque dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main délicate, blanche et couleur de rose, où la bague s’ajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde ; et, par un petit mouvement que l’infante se donna, la peau tomba ; elle parut d’une beauté si ravissante, que le prince, tout faible qu’il était, se mit à ses genoux en même temps que le roi et la reine vinrent l’embrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien épouser leur fils. La princesse, confuse de tant de caresses et de l’amour que lui marquait ce beau prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond au salon s’ouvrit, et la fée des Lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l’histoire de l’infante. Le roi et la reine, charmés de voir que Peau d’Âne était une grande princesse, redoublèrent leurs caresses : mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse, et son amour s’accrut par cette connaissance. L’impatience du prince pour épouser la princesse fut telle, qu’à peine donna-t-il le temps de faire les préparatifs convenables pour cet auguste hyménée. Le roi et la reine, qui étaient affolés de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras ; elle avait déclaré qu’elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père ; aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle était l’épousée ; la fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l’avait exigé, à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays, les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet : les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles ; mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l’infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé et avait épousé une reine veuve fort belle dont il n’avait point eu d’enfants. L’infante courut au-devant de lui : il la reconnut aussitôt et l’embrassa avec une grande tendresse avant qu’elle eût le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu’il combla d’amitiés. Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour, et, lui baisant la main, le plaça sur son trône malgré la résistance de ce fils bien aimé ; mais il fallut obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois ; mais l’amour de ces deux époux durerait encore, tant ils s’aimaient, s’ils n’étaient pas morts cent ans après.
Le conte de Peau d’Anne est difficile à croire ;
Mais, tant que dans le monde on aura des enfants,
Des mères et des-mères-grands,
On en gardera la mémoire.