Contes des landes et des grèves/Le Minard du Jaguen

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Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 288-296).

XXXIX

LE MINARD DU JAGUEN[1]


Il y avait une fois trois Jaguens qui allaient à la pêche dans le même bateau : l’un se nommait André, l’autre Jacques et le troisième Désiré. Ils mouillèrent aux Bourdineaux et ne prirent rien ; ils levèrent l’ancre, et vinrent mouiller sur la Basse de la Rivière où ils tendirent leurs lignes. Au bout d’une heure, il n’y avait pas encore un seul poisson qui eût mordu. Désiré s’écria :

— Fa (foi) d’conscience, mon fû (fils), n’y a pas d’païsson tout comme, pasceque dépée le temps que j’étons là, j’en arions déjà prins.

Comme Désiré finissait de parler, Jacques sentit quelque chose de lourd qui pesait sur sa ligne, et il dit :

— Dieu me gagne ; mon fû,[2] j’en tiens iun tout comme, ma ; mais je ne sais queue sorte de païsson que est ; i’ n’sacque point à coups comme l’s autres, i’ n’ fait ren qu’peser.

— Vantiez (peut-être) qu’est un rochier, mon petit fû, répondit André ; tâche de l’amener à haut, i’ det avaï tenant d’paisson dessus, mon petit fû.

Jacques finit par haler sa ligne à bord ; il y avait au bout un beau minard, et les Jaguens qui n’en avaient jamais ni vu ni entendu parler, en furent bien ébahis.

Jacques voulut le déprendre ; mais le minard lui lança du noir à la figure.

— Par ma fa, mon fû, dit Jacques, ’est eun effronté de copier comme héla su’ ma goule (cracher comme cela sur ma figure).

— Vère (oui), mon p’tit fû, répondit Désiré, ’est un gars qui n’a point la mine ébahie.

— I’ ta’ ben amarré la goule tout comme, dit André ; jamais j’n’avas veu de crachard si na (noir) : tu ressembelles au diab’e.

Les trois Jaguens se mirent à examiner le minard, et voyant les boutons qu’il a sur les pattes et qui sont les suçoirs avec lesquels il se colle, Jacques dit aux autres :

— Je disions tout d’sieute que l’gars n’était point ébahi ; mais comment qui’ l’serait, un chef de païsson comme hélà ! vantiez sieurement qu’est loux Ra (roi) ; ergarde, ma fû, les boutons et les galons qu’il a !

Et comme les Jaguens touchaient souvent le minard, il leur lança de nouveau du noir.

— Veux-tu parier, dit Jacques à André, qu’est un perruquier des paissons d’la mé’, et qu’est du savon qui nous jette comme héla, pascequi’ veut vantiez nous raser.

— Fa d’conscience, mon fû, répondit André, ’là s’pourrait ben, mais je n’li voyons point d’rasoué.

— Désiré, dit Jacques, veux-tu parier o ma qu’est l’diab’e ? regarde don’ comme il est fait ?

Désiré, qui ne voyait pas clair, le prit et l’approcha de ses yeux pour l’examiner de plus près ; mais comme il le mettait tout contre sa figure, le minard se colla dessus avec ses pattes et les deux autres Jaguens disaient en frappant des mains :

— Par ma fa, mon fû,’est un perruquier d’la mé’ ! comme i’ rasent les perruquiers des paissons ! Dieu me gagne, mon fû, i’ rasent do loux pattes ! Désiré, qui avait grand’peur du minard, criait comme si on l’écorchait ; mais les autres Jaguens lui disaient :

— Laisse-ta faire. Désiré ; j’allons va comme i’ rase ben, et s’i’ rase tenant ben, j’irons à Paris le porter au Ra ; i’ nous l’paiera ché’.

Cependant le minard ne décollait pas et Désiré priait ses compagnons de le lui ôter. Ceux-ci voulurent le retirer ; mais le minard était si bien collé qu’ils ne le purent. À la fin, ils y parvinrent, en tirant dessus de toutes leurs forces, mais ils emportèrent plus de la moitié de la joue à Désiré, qui jetait des cris à fendre l’âme.

— Dieu me danse, mon fû ; il est un p’tit trop infâme (gourmand) le perruquier-là, disait Jacques à André ; il a d’la mauvaitié aussi, pascequ’il a coupé dans la chai’ à Désiré.

Mais Désiré n’était pas content, et il disait :

— Asteure que me v’la do ren qu’eune joe, ma bonne amie ne voudra p’us d’ma ; par ma fa, mon fû, que je sé fûté !

Enfin le bateau arriva à Saint-Jacut et ils y débarquèrent tous ensemble ; puis ils dirent à Désiré :

— N’faut pas t’faire trop d’bile, mon petit fû, je te r’coutrons la joe et ta bonne amie n’s’avisera pas que tu es diffamé, et o voudra ben de ta. Demain je partirons pour Paris et j’irons porter not’ païsson au Ra ; i’ nous rpaiera ché’, mon petit fû !




Le lendemain, les trois Jaguens se mirent en route pour Paris. Dès qu’ils y furent arrivés, Désiré entra à l’hôpital pour se faire recoudre la joue, et ses compagnons allèrent porter leur minard au roi. Quand ils furent devant le Louvre, Jacques s’arrêta et dit à André :

— Par ma fa, mon fû, regarde don’ la belle maison ! ’est eun hôté cossu : le Ra a biau se promener dedans, ’la y est aussi grand comme tout Saint-Jégu. L’hôté’-là det être ben joli en dedans : i’ faut tirer nos sabots et nos chausses de pou’ d’la z’abînmer.

Les deux Jaguens se mirent tous déchaux, puis ils entrèrent hardiment dans le palais et ils rencontrèrent une domestique à qui ils dirent :

— Eioù qu’est l’Ra, mamezelle ?

— Dans sa chambre, répondit-elle ; qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Dieu me danse, mon fû, j’voulons li donner un païsson.

La domestique alla avertir le roi, qui descendit l’escalier et vint voir les Jaguens. Ils ne lui dirent ni bonjour ni bonsoir ; mais l’un d’eux s’avança vers lui et lui présenta son minard, qui était bientôt tout consommé, et sentait fort mauvais, puis il lui dit :

— Tenez, monsieu le Ra, v’la un biau païsson que je vous ons apporté ; pernez-le, je vous l’donnons. Fa d’conscience, mon fû, jamais je n’avons pu le kneute (connaître) Jacques, Désiré et ma, et n’y a personne dans tout Saint-Jégu qu’en ait vu un domé (semblable), i’ det être ben bon, monsieur le Ra ! asteure v’étes ben maigue, quasiment comme un coucou ; mais si vous pouvez l’ava mangé, vous devienrez gras comme un p’tit pourcé, respé d’la compagnie, mon p’tit fû.

Le roi, voyant qu’il avait affaire à des diots, leur dit en leur donnant à chacun une pièce de deux sous :

— Tenez, voilà pour vous remercier de ce que vous m’avez apporté, et puisque vous êtes si polis pour la Majesté royale, prenez la porte et ne rentrez jamais dans mon palais.

Les deux Jaguens sortirent du Louvre et s’en revinrent, très penauds, avec chacun la pièce de deux sous que le roi leur avait donnée. Trois semaines après, Désiré fut de retour à Saint-Jacut, si bien guéri qu’on ne savait pas quelle joue le minard lui avait décollée, et il demanda à ses compagnons si le roi les avait bien payés.

— Mon p’tit fû, dit André, i’ nou’ a donné chaque not’ pièce de deux sous, à Jacques et à ma ;’là y est’i payé, cela ! Regarde tout comme i faut qui sège quénaille (qu’il soit canaille), nous qui li avions apporté un si biau païsson ! et cor i’ nou’ a fait tant de honte, qu’i’ nous chéyait d’la sieur gros comme nos das ; jamais, non jamais, je n’y retournerons, mon p’tit fû.

— Ni ma aussi, fa d’conscience, dit Désiré, j’aimeras mieux que l’vieux pouër kerverait tout de sieute.

Trois mois après le vieux roi mourut, et les Jaguens en furent si joyeux qu’ils firent à Saint-Jacut une fête comme jamais on n’en a vu de pareille. Il y eut une danse au village de l’Isle, qui dura huit jours et huit nuits, sans cesser une minute. Et j’étais si lassée d’avoir tant dansé que je fus trois mois sans pouvoir marcher.


(Conté en 1882, par Françoise Guinel, de Saint-Cast.)




  1. La pieuvre.
  2. Dieu me gagne est probablement une forme adoucie de Dieu me damne !