Contes des landes et des grèves/Le père Décampe

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Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. NP-24).


PREMIÈRE PARTIE

Les Aventures Merveilleuses




I

LE PÈRE DÉCAMPE



U
n jour, le père Décampe, qui depuis longtemps était au service, dit à son commandant :

— Je suis lassé d’être à l’armée ; je m’appelle Décampe, et je veux décamper.

— Ah ! c’est encore toi, Décampe ! tu vas sans doute me jouer quelque tour de ta façon. Tiens, voici vingt francs, va-t’en faire la noce, et ne me casse pas la tête.

Décampe alla d’auberge en auberge avec ses camarades ; mais quand il se fut bien amusé, il avait encore bien plus envie de s’en aller. Il garda la moitié de l’argent pour payer ses dépenses pendant la route, et quelques jours après, il revint trouver son commandant :

— Cette fois-ci, dit-il, c’est bien décidé, je m’en vais ; je m’appelle Décampe et je veux décamper.

— Puisque tu es si décidé, va-t’en au diable, répondit le commandant ; les soldats par force ne valent rien.

Décampe boucla son sac, et quitta son régiment ; il marcha un jour et une nuit, et il alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis. Quand vint la nuit à la fin de la deuxième journée, il était bien lassé, et ne savait où se coucher. Il monta sur un arbre, et aperçut une lumière ; il força le pas, et arriva à la porte d’un presbytère.

— Bonsoir, monsieur le curé, dit-il, voulez-vous me loger pour cette nuit ?

— Mon ami, répondit le prêtre, mon presbytère n’est pas une auberge ; allez ailleurs.

— Je reviens de l’armée et je me nomme le père Décampe ; est-ce que vous auriez le cœur de refuser un gîte à un vieux soldat ?

— Puisque vous arrivez de l’armée, répondit le prêtre, je vais vous coucher ici.

Le lendemain Décampe se leva de bonne heure et dit au curé :

— Pour vous remercier de m’avoir logé, je voudrais bien vous répondre la messe.

— Volontiers, dit le prêtre, viens à l’église avec moi.

Quand la messe fut terminée, Décampe avisa, dans un coin de la sacristie, une étole usée et un vieux bâton de croix, et il pria le curé de les lui donner.

— Je veux bien, Décampe, répondit-il, mais, à la condition que tu n’en feras pas mauvais usage.

— Non, non, dit Décampe, vous pouvez être sûr que je ne m’en servirai pas mal à propos.

Il ramassa l’étole usée, prit à la main le vieux bâton de croix, et se remit en route.




Il marcha tout le jour sans voir aucune maison ; à la tombée de la nuit, il aperçut un château et à côté une ferme où il entra.

— Bonsoir, la compagnie, dit-il, qui est-ce qui demeure dans ce beau château ?

— Personne, répondit-on.

— Alors, je vais y passer la nuit.

— Ah ! mon ami, s’écrièrent les gens de la ferme, gardez-vous en bien ! le château est hanté par les démons : ceux qui y sont entrés le soir, n’en sont jamais ressortis vivants.

— Moi, je suis un vieux soldat, je m’appelle Décampe, et je n’ai pas peur ; mourir ici ou ailleurs, peu m’importe.

Un des fermiers alla lui ouvrir la porte du château, et lui fit ses adieux, pensant ne le revoir jamais.

Quand Décampe fut entré, il vit un grand feu dans la cheminée de la cuisine ; les casseroles étaient sur le feu, la broche tournait toute seule, la table était couverte de verres, d’assiettes, de fourchettes et de bouteilles de vin, et Décampe ne voyait personne.

— Ah ! disait-il en se frottant les mains, je vais faire un fameux repas ce soir ; ils disaient là-bas qu’il ne faisait pas bon ici, mais jusqu’à présent cela va bien.

Au même moment, il entendit un grand bruit dans la cheminée, et il vit tomber dans les cendres une tête d’homme ; il la prit par les cheveux et la jeta derrière lui ; un peu après churent des bras, des jambes et enfin tout un corps, et à mesure que les morceaux descendaient, il les prenait et les jetait derrière en lui disant :

— Tiens, il paraît que je vais avoir de la compagnie.

Quand il ne tomba plus rien, il se retourna et se trouva nez à nez avec un homme planté debout, qui lui dit :

— Qui est-ce qui te fait venir ici, Décampe ?

Le soldat ne répondit rien, et l’homme qui était descendu par la cheminée lui dit d’un air bourru :

— Viens souper, si tu veux ; moi je vais commencer.

Décampe se mit à table, et mangea tout à son aise, mais il ne souffla pas un mot. Le souper fini, l’homme lui dit :

— Veux-tu jouer une partie de cartes, Décampe ?

Décampe, sans répondre, se mit à battre les cartes et les donna à couper au compagnon, qui était le diable en personne. Ils jouèrent à la brisque mariée, mais le diable trichait. Il laissa tomber à terre une de ses cartes et dit :

— Ramasse ma carte, Décampe !

— Ramasse-la, si tu veux, c’est toi qui l’as laissée tomber.

— Ah ! malheureux, s’écria le diable, qu’est-ce que je vas te faire pour t’apprendre à parler ?

— Pas grand’chose, répondit Décampe.

— Je vais te hacher menu, menu comme chair à saucisse.

Au moment où le diable allait s’élancer sur lui, Décampe passa vivement sa vieille étole au cou du diable, qui se mit à pousser des cris si perçants qu’on l’entendait de la ferme, et que les gens disaient : « Voilà encore un pauvre homme qui est perdu. » Le diable finit par demander grâce, et il supplia Décampe de lui ôter l’étole qui le brûlait comme un collier de fer rouge.

— J’y consens, répondit Décampe, à la condition que tu vas t’engager par écrit à ne plus remettre les pieds dans le château.

— Je ne veux pas, dit le diable.

— Alors garde l’étole au cou.

Mais au bout de quelque temps, le diable dit :

— Je vais te céder tout, à l’exception du petit cabinet que voilà.

— Non, répondit Décampe, je le veux aussi, et de plus tu me diras pourquoi tu viens ici chaque nuit.

— Jamais ! s’écria le diable.

Alors Décampe prit son vieux bâton de croix et se mit à en frapper le diable à coups redoublés ; le diable était enroué à force de crier, et il finit par dire :

— Arrête, je vais signer ce que tu voudras.

— Qu’est-ce que tu venais faire toutes les nuits ici ?

— Je gardais un trésor qui est dans le cabinet.

— Hé bien ! signe de ton sang un papier par lequel tu me cèdes le château, avec tout ce qu’il y a dedans, et je vais te laisser t’en aller.

Quand le diable lui eut remis un papier bien en règle, il se hâta de s’enfuir en criant :

— Décampe, si je te retrouve jamais, prends garde à toi.

Décampe dormit tranquillement le reste de la nuit, et le lendemain matin, il revint à la ferme, où l’on fut bien surpris de le revoir.

— Ah ! s’écriaient-ils, comment avez-vous fait pour sortir vivant du château ? Nous avons entendu cette nuit crier à faire trembler, et nous croyions que vous étiez mort.

— C’était le diable qui se plaignait parce que je le battais, mais il ne reviendra plus désormais ; voici un écrit signé de son sang par lequel il renonce au château et à toutes ses dépendances.

— Ah ! Décampe, dit le maître du château, restez avec nous ; je vous donnerai tout ce que vous voudrez, et dès à présent vous pouvez prendre la moitié du trésor.

— Non, répondit-il, je n’aime pas à demeurer longtemps dans le même endroit ; je m’appelle Décampe et je veux décamper.

Il prit dans ses poches un peu d’argent pour pouvoir voyager à son aise, et il se remit en route.




Décampe alla loin, bien loin, encore plus loin que je ne dis, et il marcha longtemps sans rien voir. Un jour il aperçut un château suspendu en l’air avec des chaînes d’or ; il s’en approcha et vit sur le balcon une petite chèvre verte qui se promenait.

— Ah ! s’écria-t-il, la gentille petite chèvre !

— Je ne suis point une chèvre, répondit une voix douce, je suis la princesse des Montagnes d’Or, mais j’ai été emmorphosée, et je suis gardée ici par trois démons.

— Ah ! ma princesse, dit Décampe, je vais vous délivrer.

— Bien des gens l’ont essayé, mais ils y ont perdu la vie, et maintenant je ne veux plus être cause de la mort de personne.

— Moi, répondit Décampe, je n’ai pas peur de mourir, je suis un vieux soldat, je m’appelle Décampe, et je n’ai jamais tremblé.

— Hé bien, puisque vous êtes si résolu, entrez dans le château ; je vais vous dire comment vous pourrez me délivrer, et si vous réussissez, vous vous marierez avec moi.

Quand Décampe fut entré, la petite chèvre verte lui dit :

— Cette nuit, vous allez voir arriver trois grands démons : ils seront bien aimables et vous inviteront à souper : vous vous mettrez à table avec eux, mais sans leur parler. Ils vous proposeront de jouer aux cartes et, pendant la partie, ils vous commanderont de ramasser une de leurs cartes ; vous vous garderez bien de vous baisser pour la ramasser. Alors ils commenceront à vous maltraiter, mais ils ne peuvent rester longtemps, dès que sonne une petite clochette, ils sont obligés de s’enfuir.

Décampe visita le château et s’installa de son mieux ; le soir, comme il fumait sa pipe à la fenêtre, il vit arriver trois diables montés sur de grandes juments noires ; ils les mirent à l’écurie, et entrèrent dans la salle où se trouvait le soldat :

— Ah ! te voilà, Décampe, dirent-ils, on te retrouve partout ! assieds-toi là et soupe avec nous.

Décampe ne répondit rien, et passa à table avec eux ; le repas fini, ils se mirent à jouer aux cartes, et l’un d’eux, comme par mégarde, laissa tomber une carte et dit :

— Ramasse, Décampe !

— Ramasse si tu veux, répondit-il.

— Ah ! Décampe, est-ce que tu voudrais nous l’enlever, notre princesse ! s’écrièrent les diables, qu’est-ce que nous allons te faire ? si nous nous amusions à te traîner par les cheveux ?

Ils se saisirent de lui, et se mirent à le traîner dans les chambres et par les escaliers ; le pauvre Décampe était tout meurtri, et il n’en pouvait plus lorsqu’il entendit sonner la clochette ; aussitôt les diables le laissèrent, sautèrent à cheval et s’enfuirent au plus vite.

Le lendemain matin, il vit arriver la petite chèvre verte ; mais au lieu d’une tête de chèvre elle avait une tête de femme, la plus jolie du monde.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, vois ce que tu as fait ; si tu peux continuer, je serai délivrée, mais cette nuit, ils seront bien plus méchants qu’hier.

— Je réussirai, dit Décampe, ou je perdrai la vie ; je m’appelle Décampe et je n’eus jamais peur.

Au soir les diables arrivèrent encore sur leurs grandes juments noires, mais ils n’étaient point aimables, et ils dirent à Décampe de se mettre à table, sans plus de cérémonie que s’ils avaient parlé à un chien. Il s’assit sans prononcer une parole, et ils se disaient :

— Qu’est-ce que ce gros imbécile-là ? il ne dit jamais rien.

Comme la veille, ils jouèrent, et ayant laissé tomber une carte à terre, ils commandèrent au soldat de la relever.

— Ramassez-la vous-même, dit Décampe.

— Malheureux coquin, s’écrièrent-ils, est-ce ainsi que l’on parle à ses supérieurs ? Cette fois nous allons te hacher menu, menu comme chair à saucisse.

Ils le prirent encore par les cheveux, et se mirent à le traîner partout, plus durement que la veille : il était à moitié mort quand sonna la clochette, et les diables sortirent du château au plus vite.

Au matin. Décampe vit arriver la petite chèvre verte, elle était femme jusqu’à la ceinture ; comme elle était belle ! Elle était si belle que Décampe en la voyant, ne pensa plus qu’il était tout meurtri.

— Nous sommes bientôt au bout de nos peines, lui dit-elle ; encore une nuit à passer et je serai délivrée, mais c’est la plus terrible de toutes.

Le soir les diables arrivèrent sur leurs juments noires, furieux et les yeux brillants de colère.

— Scélérat de Décampe, lui crièrent-ils, mets-toi à table, si tu veux.

Comme les autres fois, il soupa sans parler, puis il refusa de ramasser la carte que les diables avaient laissé tomber.

— Ah ! s’écrièrent-ils, tu crois donc nous l’enlever, notre princesse ! ton dernier jour est arrivé, et tu ne réchapperas pas.

Ils le traînèrent encore par les escaliers, s’amusant à lui cogner la tête sur les marches et contre les angles des murs, puis, ils le firent sortir pour l’attacher à la queue d’une de leurs juments noires ; le premier nœud était fait et ils commençaient le second, quand la clochette sonna ; les diables laissèrent tomber Décampe à terre, et ils sautèrent en selle sur leurs juments noires en poussant des cris de rage.

Au matin, la princesse trouva Décampe à moitié mort, et ne pouvant plus remuer ; elle était complètement démorphosée cette fois et était princesse des pieds à la tête.

— Ah ! mon ami, lui dit-elle, tu m’as délivrée, mais te voilà bien malade ; si tu meurs je mourrai aussi. Je ne puis rester à te soigner ; mais je vais te faire porter dans une auberge où l’on aura bien soin de toi, et dans huit jours, je viendrai te chercher dans mon carrosse.

La princesse partit et alla trouver son père, le roi des Montagnes d’Or, qui, autrefois, l’avait vendue au diable pour un trésor.




Décampe était bien soigné, et en peu de temps il fut guéri ; le matin du huitième jour, il vit une petite fille qui s’amusait avec une orange.

— La jolie pomme d’orange que tu as ! lui dit-il.

— Oui, Décampe, répondit la petite fille, en voulez-vous un morceau ?

— Volontiers, mon enfant, dit le soldat.

L’orange était enchantée. Dès qu’il l’eut goûtée, il tomba comme mort. La princesse arriva dans son carrosse, mais elle eut beau le remuer, elle ne put parvenir à l’éveiller ni à le faire bouger de place ; elle s’en alla, après avoir dit à la petite fille :

— Tiens, mon enfant, voici un foulard couleur de mon carrosse ; tu le donneras à Décampe pour lui montrer que je suis venue ici, et tu le préviendras que je reviendrai dans trois jours.

Peu après que le carrossé se fut éloigné, Décampe se réveilla et la petite fille lui dit :

— Tenez, Décampe, regardez le beau foulard qu’une belle dame m’a donné pour vous : elle viendra vous chercher dans trois jours.

Le troisième jour, il vit encore la petite fille qui jouait avec une rose :

— La jolie rose que tu as, mon enfant, lui dit-il.

— Oui, Décampe, répondit-elle ; voulez-vous la sentir ?

— Volontiers, dit-il.

Dès qu’il l’eut sous le nez, il tomba dans un sommeil profond.

Bientôt la fille du roi des Montagnes d’Or arriva dans un beau carrosse tout doré, et elle essaya de réveiller le soldat, mais il paraissait comme mort, et on ne pouvait le faire bouger.

— Ah ! s’écria-t-elle, je n’ai plus qu’une autre fois à revenir, et ce sera la dernière ; donne-lui, ma petite fille, ce foulard couleur du soleil, et dis-lui que je repasserai dans deux jours.

Peu après Décampe se réveilla, et quand la petite fille lui remit le foulard couleur du soleil et lui rapporta ce qu’avait dit la princesse, il fut encore plus marri que la première fois, et il se promit bien de rester éveillé.

Le matin du dernier jour où la princesse devait revenir, il vit encore la petite fille qui tenait à la main un joli flacon ; on aurait dit qu’il n’y avait que de l’eau dedans, mais c’était un poison qui faisait dormir.

— La jolie petite bouteille que tu as ! lui dit-il.

— Ah ! oui, Décampe, répondit-elle, voulez-vous la voir de près ?

— Volontiers, dit-il.

Il la déboucha, mais aussitôt il tomba dans un sommeil profond.

Presque au même instant, la fille du roi des Montagnes d’Or arriva avec son père dans un beau carrosse, couleur du soleil ; ils essayèrent de réveiller Décampe, et même de le monter de force dans la voiture ; mais il était comme collé au sol, et ils ne purent le soulever.

La princesse se désolait :

— Tout est fini, dit-elle, je ne puis plus revenir ; voici, ma fille, un petit âne que vous donnerez à Décampe, pour lui faire voir que je suis encore venue le chercher, et vous lui direz que j’ai bien pleuré.

Dès que la princesse se fut éloignée au grand galop des chevaux de son carrosse, Décampe se réveilla et la petite fille lui apprit que la princesse venait de partir. Il était si chagrin d’avoir encore dormi, qu’il se mit à pleurer comme un enfant.

— Je vais partir d’ici, dit-il, et aller à la recherche de la princesse.

Il prit son âne par la bride, et le voilà en route.




Il vint à passer par une forêt, et tous les petits oiseaux voltigeaient de branche en branche en chantant :

— Té ! té ! té ! Te voilà, Décampe !

— Comment ! s’écria-t-il, vous me connaissez donc, vous, les petits oiseaux !

— Kuit ! kuit ! kuit ! oui, nous te connaissons, Décampe !

— Êtes-vous tous ici ?

— Kuit ! kuit ! kuit ! non, non, Décampe !

— Qui est-ce qui manque ?

— Kuit ! kuit ! kuit ! les gros oiseaux ! les gros oiseaux !

— Venez ici, gros oiseaux ! cria Décampe.

Les corbeaux, les buses et les aigles arrivèrent de tous les points de la forêt en faisant tant de ramage qu’on ne s’entendait plus.

— Êtes-vous tous ici ? demanda Décampe.

— Couac ! couac ! non, non.

— Qui est-ce qui manque encore ?

— Couac ! le vieil aigle ! le vieil aigle ! couac ! il est plus fort que nous tous ensemble.

Bientôt le vieil aigle arriva ; les autres oiseaux lui avaient gardé un peu de nourriture ; mais il n’en fit qu’une bouchée et s’écria :

— J’ai faim !

— D’où viens-tu, vieil aigle ? lui demanda Décampe.

— De la capitale des Montagnes d’Or ; c’est là qu’il y a à manger ! la fille du roi doit se marier demain ; par toute la ville on ne voit que bœufs éventrés, que moutons tués, que volailles à qui on a tordu le cou.

— Ah ! vieil aigle, toi qui es si fort, est-ce que tu ne pourrais pas m’y porter ? dit Décampe.

— Non, répondit l’aigle, je suis trop vieux maintenant, et je n’en ai plus la force.

— Si tu veux me porter, dit Décampe, je vais couper mon petit âne en morceaux, et je te donnerai à manger tout le long de la route.

Décampe découpa son âne en morceaux et monta sur le dos du vieil aigle qui partit aussitôt dans les airs. Ils passèrent au-dessus des villes, des forêts des rivières et des mers ; souvent la bête criait : couac ! et Décampe lui donnait un peu de son âne ; mais la route était si longue que l’aigle avala le dernier morceau au moment où on arrivait en vue de la capitale des Montagnes d’Or. Le vieil aigle cria encore : couac ! et Décampe, qui avait peur de tomber dans la mer, coupa un morceau de ses fesses et le donna à l’oiseau, qui, d’un dernier coup d’aile, le transporta aux portes de la ville.

En y entrant, il vit que tout se préparait pour les noces de la princesse, et il se présenta au palais, en demandant si on ne pouvait lui trouver de l’occupation pour ce jour-là. On le mit à casser du bois pour la cuisine, et, comme il voyait passer la princesse au bras de son fiancé, il dit assez haut :

— En voilà un qui ne la mérite pas tant que moi !

Une des servantes l’entendit et vint dire à la princesse :

— Madame, il y a dans la cour un casseur de bois qui prétend qu’il a mieux mérité votre main que votre fiancé.

La fille du roi des Montagnes d’Or vint aussitôt trouver Décampe.

— Qu’avez-vous dit, mon ami ? lui demanda-t-elle ; que vous me méritiez mieux que mon fiancé ?

— Oui, c’est vrai, répondit-il, ne me reconnaissez-vous plus ?

— Ah ! s’écria-t-elle ; c’est toi, mon pauvre Décampe, qui as tant souffert pour me délivrer !

— Oui, c’est moi, et voici les deux foulards, couleur de votre carrosse, que vous m’aviez donnés.

La princesse appela son père, qui décida que puisque Décampe avait délivré la princesse, c’était lui qui devait l’épouser.

Son fiancé s’en alla comme un péteux d’église ; Décampe se maria avec la princesse, et ils firent de belles noces : les petits cochons couraient par les rues, tout rôtis, tout bouillis, la fourchette dans le dos, et la moutarde sous la queue, en coupait qui voulait. Était-ce beau ! mais je ne vis pas tout, car on me donna un grand coup de pied dans le derrière, et on m’envoya vous raconter ce que j’avais vu.


(Conté en 1880 par Joseph Macé, de Saint-Cast, mousse, âgé de 14 ans).