Contes des landes et des grèves/Le vrai juste

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Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 244-248).

XXIX

LE VRAI JUSTE


Il y avait une fois un homme pauvre, qui ne pouvait trouver personne pour nommer son enfant nouveau-né. Il se mit en route pour chercher un parrain et une marraine, et, après avoir marché quelque temps, il rencontra sur le grand chemin le bon Dieu, qui lui dit :

— Où allez-vous, mon ami ? Vous avez la mine triste.

— Ah ! répondit l’homme ; il vient de me naître un petit garçon, et nous sommes si pauvres que personne dans le pays n’a consenti à le nommer ; c’est pourquoi je cherche des âmes charitables pour l’assister à son baptême.

— Voulez-vous, demanda le bon Dieu, que je sois le parrain de votre enfant ?

— Oui, répondit l’homme ; mais auparavant je voudrais savoir comment vous vous appelez, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme le Bon Dieu.

— Oh ! puisque c’est vous qu’on appelle le Bon Dieu, vous ne serez pas le parrain de mon enfant ; car vous n’êtes pas juste : vous faites mourir de bons travailleurs qui gagnent du pain à leur famille, vous faites mourir des mères dont les enfants marchent à peine tout seuls, et vous laissez vivre des gens qui n’ont jamais fait que de la honte et du chagrin à leurs parents. Vous tuez des jeunes hommes dans la force de l’âge, et vous oubliez des vieux qui ne sont plus bons à rien. Vous n’êtes pas juste.

L’homme laissa le bon Dieu continuer sa promenade, et il se remit en route : un peu plus loin il rencontra saint Jean qui voyageait aussi sur terre. Le Saint lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, des âmes charitables pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois son parrain ?

— Oui, répondit l’homme ; mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme saint Jean.

— Oh ! puisque c’est vous qu’on appelle saint Jean, vous ne serez pas le parrain de mon enfant ; car vous êtes le complice du bon Dieu, et le bon Dieu n’est pas juste.

L’homme continua sa route, et un plus loin il rencontra saint Pierre, qui lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, des âmes charitables pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois son parrain ?

— Oui, mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars un parrain juste.

— Je me nomme saint Pierre.

— Ah ! puisque c’est vous qu’on appelle saint Pierre, vous ne nommerez pas mon enfant, car vous n’êtes pas juste : vous avez renié votre maître trois fois, et depuis que vous êtes portier du Paradis, vous ouvrez plus volontiers votre porte aux riches qui ont de l’argent pour se faire dire des messes qu’aux pauvres qui n’ont pas avec quoi payer des prières. Vous n’êtes pas juste.

L’homme se remit en route, et après avoir encore cheminé quelque temps, il rencontra la Mort qui lui demanda où il allait.

— Je cherche, répondit-il, un parrain et une marraine pour nommer mon petit garçon.

— Voulez-vous que je sois sa marraine ?

— Oui ; mais auparavant dites-moi qui vous êtes, car je veux pour mon petit gars une marraine juste.

— Je me nomme la Mort.

— En ce cas, je veux bien que vous soyez la marraine de mon enfant ; car vous au moins, vous êtes juste : vous prenez les riches aussi bien que les pauvres, les jeunes aussi bien que les vieux. Vous êtes juste.

Et la Mort fut la marraine de l’enfant du bonhomme.


(Conté en 1883, par J. M. Comault, du Gouray.)