Contes des landes et des grèves/Les quatre dons

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Contes des landes et des grèvesHyacinthe Caillière Editeur (p. 230-238).

XXVII

LES QUATRE DONS


Il y avait une fois deux frères : l’un était riche, et n’avait qu’un enfant ; l’autre, qui était pauvre, en avait six. Il allait toute la semaine à ses journées ; mais, comme il ne gagnait que cinq sous par jour, il avait bien du mal à nourrir sa famille.

Un jour qu’il travaillait chez des gens très à l’aise, ils lui dirent de venir souper chez eux et d’amener deux de ses enfants. Il revint à la maison, et les enfants auraient bien voulu aller tous les six avec leur père ; car ils savaient qu’ils auraient eu à boire et à manger à discrétion, ce qui ne leur arrivait pas souvent. Mais, comme on n’en avait invité que deux, il fallait les choisir et laisser les quatre autres à la maison.

Ils se mirent en route, et le père était tout triste et ne pouvait s’empêcher de pleurer en songeant que ceux qui restaient n’avaient qu’une galette et demie à partager entre eux quatre et leur mère ; mais les deux enfants qui s’en allaient avec lui étaient bien contents : ils sautaient et gambadaient comme de jeunes poulains. En arrivant près d’une croix, ils virent une petite bonne femme assise sur le bord du chemin ; elle dit au père :

— Pourquoi pleurez-vous, tandis que ces deux garçons paraissent si gais ?

— Ah ! ma pauvre bonne femme, répondit-il, je serais bien joyeux aussi moi, si j’avais du pain pour ma femme et les quatre enfants qui sont restés à la maison ; mais ils n’ont pour leur souper qu’une galette et demie.

— C’est bien peu en effet, dit-elle ; est-ce que vous n’avez pas de pain ?

— Non, ma pauvre bonne femme, pas une miette.

— Avez-vous une génisse ? demanda la bonne femme, qui était une fée.

— Oui.

— Hé bien ! prenez cette baguette : vous tuerez votre génisse, vous l’écorcherez et vous lui couperez les quatre pieds, que vous mettrez de côté. Vous aurez à choisir quatre dons : pour chacun d’eux, vous frapperez sur l’un des pieds avec cette baguette, et à l’instant votre souhait sera accompli.

Quand la fée eut fini de parler, elle disparut si promptement que l’homme n’eut pas le temps de la remercier. Il retourna bien vite chez lui, au lieu d’aller souper chez le bourgeois qui l’avait invité. Les deux petits garçons en étaient bien marris, mais il les consola, en leur disant qu’ils trouveraient à la maison de quoi faire un bon repas.

Dès qu’il y fut arrivé, il raconta à sa femme qu’il avait rencontré une fée, et qu’elle lui avait accordé un don, puis il se dépêcha de tuer la génisse ; il l’écorcha et eut soin de mettre à part les quatre pieds. Alors il consulta sa femme, et, d’accord avec elle, voici ce qu’il demanda. En frappant le premier pied, il dit :

— Par la vertu de ma petite baguette, je désire vivre honnêtement jusqu’à la fin de mes jours, et aller au Paradis avec ma femme et mes enfants.

Il dit en frappant le second :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie une jolie maison, avec de beaux meubles, et tout ce qu’il faut pour qu’elle soit aussi bien garnie que celle du roi.

Aussitôt sa maison se transforma en un beau château, où il y avait des meubles comme le journalier n’en avait jamais vu.

Il toucha le troisième pied en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie toujours de l’argent pour faire honneur à mes affaires.

Il sentit dans sa poche une grosse bourse, et tous ceux de la maison eurent aussi la leur. Enfin, il frappa le quatrième pied en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que j’aie toujours du linge pour ma famille et pour moi, et une table toujours bien servie.

Tout cela arrivait à mesure qu’il parlait, et, ce soir-là on soupa mieux chez le jardinier que chez son bourgeois.

Le lendemain, il se dit « Maintenant que me voilà riche, il faut que j’invite mon frère à venir manger avec moi aujourd’hui. »

Il envoya un de ses enfants chez son frère qui demeurait à quelque distance. L’enfant lui dit :

— Mon oncle, papa vous invite à venir dîner chez lui aujourd’hui.

— Que me veut-il, ton père ? demanda l’oncle.

— Je n’en sais rien, répondit l’enfant.

L’oncle, qui était avare comme un chien, et qui pensait que son frère voulait lui emprunter quelque chose, lui répliqua :

— Dis à ton père que je n’ai pas le temps aujourd’hui.

L’enfant vint raconter à son père que son oncle avait refusé de venir dîner avec lui. Le journalier envoya un autre de ses fils, dont son frère était le parrain. Celui-ci finit par céder aux instances de son filleul, et se mit en route, emportant une gâche de pain, afin d’être assuré de manger un peu, car il croyait que son frère était toujours pauvre, et que chez lui on faisait bien maigre chère.

En arrivant à la place où était autrefois la cabane, il fut si surpris de voir un beau château, qu’il laissa tomber sa gâche à la porte. En entrant, il vit des meubles magnifiques, et une belle table, sur laquelle il y avait plus de plats qu’il n’y a de mois dans l’année ; son frère, sa femme et ses enfants étaient habillés comme des seigneurs.

On se mit à table, et, tout en mangeant, l’avare demanda à son frère comment il avait fait pour devenir si riche en si peu de temps. L’autre lui raconta qu’il avait rencontré une fée, et il lui dit par le menu ce qu’elle lui avait ordonné de faire.

Alors le frère avare lui dit :

— Prête-moi un de tes enfants ; j’irai chercher le mien, et nous verrons si nous ne trouvons pas la bonne femme qui t’a rendu si riche.

— Prends deux de mes enfants, répondit le père ; tu n’auras pas la peine d’aller chercher le tien.

L’avare se mit en route avec ses deux neveux, qui avaient repris leurs guenilles ; ils sautaient et gambadaient le long de la route, et lui, il faisait mine de pleurer.

En arrivant à la croix, il vit la vieille Margot la Fée, qui lui fit les mêmes questions qu’à son frère, et il y répondit pareillement. Alors elle lui donna aussi une baguette, en lui disant de tuer sa génisse, de l’écorcher, et de lui couper les quatre pieds. « À chaque coup de baguette que vous frapperez dessus, un de vos souhaits sera accompli ; mais choisissez bien : vous n’avez que quatre souhaits à faire. »

L’avare ne songea pas à remercier la fée, et il se hâta de retourner chez lui ; il raconta à sa femme que, lui aussi, il avait la baguette de la fée, et qu’il allait être aussi riche que son frère.

Ils tuèrent la génisse ; mais ils étaient si avares qu’ils regrettaient de ne pouvoir la conserver, tout en acquérant la richesse qu’elle devait leur procurer. Quand les pieds furent apprêtés, ils s’occupèrent de savoir ce qu’ils allaient demander.

— Nous avons, dit la femme, un gentil garçon ; je voudrais qu’il ait de la barbe.

Le mari frappa sur l’un des pieds de la génisse, en disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, je désire que mon fils ait de la barbe !

Aussitôt l’enfant devint barbu comme un sapeur ; mais il était si laid et si drôle, que la mère s’écria :

— Il ne faut pas qu’il reste de même ; demande que sa barbe lui soit enlevée !

Le mari ne s’en souciait guère, car il voyait qu’il allait perdre deux de ses dons, sans avoir obtenu la richesse. Il finit tout de même par consentir à frapper sur le second pied en prononçant la formule, et la barbe de son petit garçon disparut.

Mais alors, il monta dans une grande colère, en songeant qu’il ne lui restait plus que deux dons, et qu’il ne pourrait devenir aussi riche que son frère, et il s’écria, en touchant, sans y penser, une patte de la génisse :

— Je voudrais que mon imbécile de femme ait ce pied dans le derrière !

Aussitôt le pied alla se coller sur le derrière de la femme, qui se mit à pleurer, et supplia tellement son mari que, malgré son avarice, il finit par toucher le pied de la vache avec sa baguette, disant :

— Par la vertu de ma petite baguette, que le pied de la génisse disparaisse !

C’est ainsi que les quatre dons de Margot la Fée ne profitèrent pas à l’avare.


(Conté en 1884, par J. M. Comault, du Gouray.)