Contes du Sénégal et du Niger/Chapitre 13

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Ernest Leroux (p. 123-134).

HISTOIRE DU PETIT BALLAH


Un homme était bien malheureux : il avait une femme, un captif et la femme de celui-ci. La première accouche d’un garçon appelé Ballah, la seconde de deux jumeaux. Le garçon quand il voulait saluer son père le matin disait : « Je voudrais devenir roi ». Le père le grondait et le frappait et les gens du village lui disaient : « Qu’a-t-il fait de mal ? » Le père répondait : « Il a dit une mauvaise parole ». Tous les matins, c’était comme cela.

On le circoncit, ainsi que les jumeaux Mahan Founé et Toumané Founé. Un mardi, un grand marabout vient loger chez le père de Ballah, et il faisait des gri-gri à tout le monde pour soulager les maladies. Pendant la nuit, Ballah vient dans la case du grand marabout, frappe à la porte : le marabout dit : « Entre. C’est toi, petit Ballah ? que veux-tu ? ». « Je veux que tu me fasses un gri-gri pour que je devienne roi ». « C’est difficile, dit le marabout, car il faut payer cher ». «Combien», dit Ballah ? « Deux captifs », dit le marabout. « Bon, dit Ballah, fais le gri-gri, tu auras tes deux captifs, seulement, je ne te les remettrai que le jour où tu partiras ». Le marabout fait le gri-gri.

Au bout de vingt un jours, le marabout veut partir. Ballah dit : « Va sur la route jusqu’à ce que tu trouves un carrefour : là, attends-moi ». Le marabout part. Ballah vient trouver son père et lui dit : « Je voudrais bien aller chercher du bois pour ma mère dans la brousse : laisse-moi emmener les jumeaux ». Le père permet, et Ballah rejoint le marabout, le salue et prenant par la main les deux jumeaux lui dit : « Voilà les deux captifs, donne moi mon gri-gri. » Le marabout dit : « N’aie peur de rien, ni des balles, ni des esprits, ni des méchants hommes ». Il lui donne le gri-gri, et s’en va.

Ballah part de son côté et marche quinze jours : il arrive dans le village du roi du pays, appelé Tiémambilé. Au moment de rentrer, il rencontre une jeune femme du roi, qui va chercher du lait et lui dit : « Quoi, tu passes sans me saluer ? » La femme dit : « Qui est tu, petit, pour que je te salue ? » « Puisque tu ne me salues pas, dit Ballah, je te donne une gifle » : et il la lui donne. La femme pleure et crie, les gardes du roi accourent ; ils demandent qui a frappé la femme. « C’est moi », dit Ballah. « Pourquoi ? » disent les gardes. « Parce qu’elle ne m’a pas salué ! » dit Ballah. Les gardes voulaient le frapper : le chef des gardes s’y oppose, et dit : « Il faut le mener chez le roi ».

Arrivé devant le roi, celui-ci dit : « Laissez partir cette petite crapule ». Ballah va près du puits et rencontre une autre femme du roi, très jolie : il lui dit : « Comment t’appelles-tu ? ». « Koumba Sidibé », dit-elle. « Je veux que tu sois ma maîtresse », dit Ballah.

« Comment, dit Koumba, que je sois la maîtresse d’un polisson comme toi ? ». « Oui, dit Ballah si tu ne veux pas, je te battrai. Crois-tu que ton mari est le seul roi, moi aussi je suis roi ». « Alors je veux bien », dit la femme. « Bien, alors finis ce que tu as à faire ici », dit Ballah «  et conduis-moi dans ta maison ». « Oserais-tu bien entrer dans ma case, dans la demeure du roi ? ». « Oui », dit Ballah. Ils partent ensemble. Les gardes le laissent passer, la femme lui montre sa case, et il dit : « Je viendrai coucher ici aujourd’hui ». « Si tu couches ici, dit Koumba, demain on te tuera ». « Ça ne te regarde pas, Koumba », dit Ballah.

Il part, et il revient le soir : le roi était assis sur la place, avec toute sa cour : il s’asseoit aussi : quand le roi rentre chez lui, il en fait autant, et frappe à la porte de Koumba en disant : « C’est moi, Ballah, je viens coucher avec toi ». « Va-t’en, dit la femme, je ne veux pas que tu sois tué à cause de moi ». « Ouvre, sinon je casse la porte », dit Ballah. La femme a peur, ouvre la porte. Ballah entre, et dit : « Donne-moi à manger » : Koumba lui donne du lait, du miel et du couscous, il mange et dit : « Donne moi un pagne pour me couvrir, parce que je vais ôter mon pantalon. Donne-moi cette couverture qui est-là. » « Mais c’est la couverture du roi », dit la femme. « Eh bien ! dit Ballah, ne suis-je pas aussi un roi ? » Il couche avec la femme.

Au premier chant du coq, la femme le réveille et lui dit de s’en aller. « Ne me réveille pas, dit Ballah, est-ce que tu réveilles le roi à cette heure-ci ? Non ? eh bien ! moi aussi je suis un roi ».

Au matin, le roi sort et s’asseoit devant sa porte. Ballah se réveille à huit heures : Koumba est effrayée. Les vêtements du fama, ses harnais, ses armes, se trouvaient dans la chambre de Koumba. Ballah se réveille, demande de l’eau pour se laver la figure. Il se lave, boit du lait. La femme lui dit : « Passe la journée ici, ou bien on te tuera » « Ça ne te regarde pas », dit Ballah. Il prend le pantalon du roi, malgré les cris de Koumba, des boubous, un turban et s’habille : il prend aussi des bottes, le sabre, le fusil du roi, et une selle. Il sort de la case et crie : « Pourquoi n’a-t-on pas sellé mon cheval ? » Les serviteurs ont peur, croyant que c’est le roi qui leur parle, ils sellent le cheval et il monte dessus. Il va jusqu’à la porte : les griots jouaient et chantaient : le cheval passe à côté du roi, Ballah lui dit bonjour et il répond : « Bonjour ! Mais qu’est-ce que cela ? Un homme sort de ma demeure, avec un de mes chevaux, mes vêtements, mes armes ? » Il ordonne aux gardes de le saisir et le tuer derrière le village. On le fait descendre de cheval, et on l’emmène, mais Ballah dit : « Moi, je ne vais pas à pied : vous me porterez ». Ils le portent au lieu de l’exécution. Cinq soldats tirent des coups de feu sur lui, les fusils ne partent pas, à cinq reprises différentes, à cause de son gri-gri.

Or le roi Tiémambilé était en guerre avec Farentoroma, roi voisin : à deux reprises celui-ci avait défait ses troupes. Tiémanbilé a rassemblé les marabouts et les diseurs d’avenir pour savoir s’il y aurait un moyen de détruire le roi Farentoroma. Ceux-ci répondent : « Il faut que le roi donne à un homme brave un petit chat noir, pour le jeter dans le puits que Farentoroma a dans son palais ».

Mais Tiémanbilé n’avait pas trouvé jusqu’alors un homme assez brave pour risquer l’aventure.

Un griot dit au roi : « Pourquoi n’envoies-tu pas le petit Ballah jeter le chat noir dans le puits de Farentoroma, car s’il n’a pas eu peur de te prendre tes vêtements, tes armes et ton cheval dans ta demeure, il n’aura pas peur d’essayer cette aventure ? ». Tiémambilé envoie un garde chercher Ballah s’il n’est pas mort.

L’envoyé arrive et demande si Ballah vit encore.

On lui répond : « Oui ». Le garde dit : « Le roi te demande ». « Eh bien ! Portez moi, dit Ballah, n’êtes-vous pas des gardes ? »

Les gardes le portent devant le roi. « Non, dit-il, pas ici : mettez-moi à côté du roi ; ne suis-je pas roi aussi ? ». Le griot lui dit : « C’est moi qui ai suggéré cette idée au roi de t’envoyer chez Farentoroma : je suis ton griot, car j’ai bien vu que tu es un homme brave ».

Ballah dit : « Je le ferai pour toi, et non pour cet imbécile de roi, qui veut me tuer parce que je lui ai pris une de ses cinquante femmes et un de ses six cents chevaux ».

Il dit au roi : « J’irai porter le petit chat, mais je veux que dix cavaliers m’escortent et me montrent le village de Farentoroma. Le roi dit : « Je te donnerai cent cavaliers ». « J’en veux dix, dit Ballah, seulement pour me montrer la route ». On lui donne un petit chat noir. Il le met dans la sacoche de sa selle et dit : « Apportez-moi le cheval que j’ai fait seller avec le sabre, le fusil, de la poudre et des balles ». On lui apporte le tout : il monte à cheval, et dit au roi : « Je veux que Koumba vienne me dire adieu ». Elle vient : ils se serrent les mains. Il part. Il arrive à une montagne d’où l’on voit le village de Farentoroma ; il parle tout seul et dit aux cavaliers : « Restez là, vous me verrez entrer dans le palais de Farentoroma ».

Il va trouver le roi sur la place, lui donne le bonjour : Farentoroma lui rend son salut : il rentre à cheval dans le tata : les gardes de la porte le laissent entrer, croyant que c’est le roi, à cause de ses vêtements.

Farentoroma avait épousé une fille la veille : Ballah voit cette femme près du puits et lui dit : « C’est bien ici la maison de Farentoroma ? ». « Oui », dit la femme. « Quand t’a-t-il épousée ? » « Hier soir », dit la femme. « Regarde moi bien ». Il sort le chat noir de son sac et le jette dans le puits. « As-tu bien vu ? dit-il, m’aimes-tu biens ? Veux-tu partir avec moi ? ». « Oui », dit la femme. Il la fait monter derrière le cheval, l’attache bien avec son turban.

Il va pour sortir : on savait bien qu’il venait de chez Tiémambilé, on bat le tabalé[1]. Il voit beaucoup de monde à la porte et il prend son fusil, tire dans le tas, et tout le monde se sauve : il sort, dit : « Adieu, Farentoroma », et se sauve sur son bon cheval. Six cents cavaliers le poursuivent.

Il dit à la femme : « Penche-toi à droite » : alors il tire un coup de fusil, tue deux hommes et en blesse seize : les autres se sauvent. Son escorte s’était sauvée en entendant battre le tabalé. Il la rencontre sur le chemin et arrive chez le roi Tiémambilé. Tout le monde est rassemblé. Ballah appelle son griot et lui dit : « J’ai dit que je jetterais le petit chat noir dans le puits de Farentoroma : demande aux dix hommes que voilà si je l’ai fait. » « Oui, disent ceux-ci, il est entré dans le tata nous l’avons vu ». « Demande maintenant à cette femme, qui est celle de Farentoroma, si j’ai jeté le chat dans le puits ». On demande à la femme. « Qui es-tu ? ». « Je suis la femme de Farentoroma ». « Quand t’a-t-il épousée ? » « Hier soir ». « Le petit Ballah qu’a-t-il fait dans le tata ? ». « Il m’a demandé qui était mon mari, si c’était là son tata, il a jeté un petit chat dans le puits : puis il m’a demandé si je l’aimais et si je voulais partir avec lui : j’ai dit : oui ! Et il m’a amené ici, après avoir tué deux hommes, et blessé seize hommes ».

Tiémambilé dit : « Veux-tu m’épouser ? » « Non, dit la femme : je ne veux que le petit Ballah, qui est brave ».

Le roi dit à Ballah : « Je te donne tous les vêtements, les armes, les harnais, le cheval, la femme que tu m’as pris ». « Bien, dit Ballah, mais fais battre le tabalé, pour que nous détruisions le village de Farentoroma ».

Pendant trois jours on prépare la troupe, le quatrième on part ; on attaque le village, on le brûle ainsi que tout le pays. Ballah fait prisonnier Farentoroma, et lui fait couper la tête.

Tiémambilé lui dit : « Je te donne ce pays que tu as conquis, et je veux que tu restes ici ». Le griot et tous les soldats lui disent : « Reste donc dans le village de Farentoroma ».

Toutes les femmes de Tiémambilé viennent pour rejoindre Ballah : le roi les réclame et Ballah dit : «  Je ne les rends pas : elles sont venues librement ! » Les griots se rendent tous chez Ballah.

Tiémambilé a placé des gardes sur les routes avec ordre de tuer les femmes et les captives qui iraient chez Ballah.

Ballah l’apprend et est furieux : « Je lui couperai le cou », dit-il ; il bat le tabalé de Farentoroma, rassemble ses gens, attaque le village de Tiémambilé, le prend, fait couper le cou du roi et règne sur le pays.

Il envoie cinquante cavaliers chercher son père et sa mère et vingt cavaliers porter vingt captifs au marabout qui lui a fait le gri gri, pour qu’il lui rendre les deux captifs jumeaux.

Les cinquante cavaliers demandent le père du petit Ballah : le père vient et dit : « J’avais un fils appelé Ballah, mais il s’est perdu dans la brousse ». Les cavaliers expliquent alors ce qui est arrivé à son fils et l’amènent avec sa femme. Ballah lui dit : « Voilà ! ce que j’ai gagné t’appartient : ces deux pays sont à toi ». Et le père est devenu roi.




  1. Tamtam ou tambour qui est l’insigne du pouvoir