Contes du jongleur/D’une tunique et de trois Chevaliers

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Édition d'Art H. Piazza (p. 5-19).


D’une tunique
de lin et de
trois Chevaliers


IL était une fois une jeune femme, qui n’était ni duchesse, ni comtesse, mais généreuse, courtoise, et si belle qu’en tout un royaume on n’eût pas trouvé son égale. Elle avait pour mari un bachelier de bonne famille, riche et fastueux ; il ne hantait pas les tournois, mais il aimait à recevoir en son château les chevaliers qui passaient : il préférait Largesse à Prouesse.

Un tournoi ayant été crié par le pays, trois chevaliers qui y allaient se firent héberger au château. Deux d’entre eux étaient riches de biens, d’honneurs et d’amis ; le troisième ne possédait qu’une petite terre, mais il ne manquait pas un tournoi et ne craignait lance ni épée dès qu’il avait le heaume en tête. Tous trois parlèrent d’amour a leur hôtesse, sans qu’elle agréât ni rebutât aucun d’eux.

Le plus riche des trois lui faisait de longs discours de soi-même, de sa fortune, et lui décrivait son amour a la façon des poètes. « Ô douce et gente dame, disait-il, ô mon cœur, ma vie et ma mort, car vous me faites mourir si vous n’acceptez mon amour, même sans me payer de retour ! Le vôtre, je n’ose vous le demander, trop chétif pour avoir une amie si belle, si sage, si parfaite ! Dame, abaissez jusqu’à moi votre fier courage, et par vous je fleurirai en courtoisie, en prouesse, en magnificence. »

Ses compagnons mettaient tout leur cœur et leur savoir à faire à la dame d’aussi touchantes prières ; elle fut assez habile pour ne pas s’y laisser prendre. Le lendemain matin, tous trois reprirent leur route, aussi peu avancés l’un que l’autre.

Quelques heures après leur départ, la chatelaine choisit une de ses plus fines tuniques de lin et appela un vieil écuyer en qui elle avait toute confiance : « Tu as bien vu, dit-elle, ces trois chevaliers ? Tu vas les rejoindre à leur tournoi. Prends cette tunique et porte-la au plus riche des trois, messire… (elle lui dit le nom du chevalier). Dis-lui que, s’il désire mon amour autant qu’il le prétend, il doit demain, au tournoi, revêtir pour toute armure cette belle tunique ; il a le droit d’y ajouter heaume, chausses de fer, écu et épée, mais rien de plus. S’il accepte, reviens aussitôt vers moi. Sinon, va trouver messire… (elle lui nomma l’un des deux autres), et fais-lui la même proposition. S’il refuse aussi, porte la tunique au troisième, — c’est celui qui t’a parlé le dernier ce matin, au départ, — et tiens-lui le même langage qu’aux deux autres. »

L’écuyer part, retrouve le chevalier qu’on lui avait indiqué en premier, et lui fait son message. L’autre reçoit le gage et déclare d’abord qu’il s’en parera, que pour l’amour de sa dame chère il fera merveille en ce harnois. Pourtant, l’instant d’après, au milieu de ses compagnons, il paraît soucieux, le visage baissé : il réfléchit, et un combat se livre en lui. Peur lui pâlit le teint, lui parle du danger. Prouesse lui dit qu’on ne saurait avoir sans peine une aussi digne maîtresse. Amour l’accuse de fausseté, s’il refuse après tant de protestations : rendre la tunique serait un aveu de tromperie. Mais Peur revient à l’assaut et lui démontre que, de toute manière, il a perdu la partie : car s’il prend la tunique il sera tué, et adieu les amours ! Qu’il ne la prenne donc pas, mieux vaut vivre et manquer une maîtresse. Finalement il rendit la tunique au valet.

Elle fut incontinent portée au second chevalier, qui, tout comme le premier, l’accepta d’abord et la rendit ensuite.

Mais le troisième répondit au messager d’une tout autre manière. Il reçut la tunique avec joie, et dit qu’elle lui donnerait plus d’assurance que la meilleure armure.

« Tiens, l’ami, ajouta-t-il au messager, hormis mon cheval de bataille et mes armes, je ne possède ici que ce palefroi : prends-le, il est a toi ; et va-t’en remercier ta maîtresse du beau don qu’elle me fait. Ce don, ce sera demain l’amour triomphal ou la mort : venant d’elle, je les accueillerai du même cœur. »

La nuit vient et passe ; le jour reparaît ; les hérauts parmi le camp jettent leur cri : « Lâchez, lâchez ! » Plus de mille fois, la nuit, le chevalier a baisé cette tunique, qu’il tenait embrassée, et s’est promis plus d’exploits qu’il n’en fut jamais accompli pour une femme. Mais, au moment de s’armer, lui aussi, malgré son courage, il se prend à réfléchir. En son âme, comme en celle de ses compagnons, Couardise et Prouesse bataillent. « Pense, lui dit l’une, aux lames d’acier qui te trancheront les flancs ! À tes épaules, à tes côtes dépecées de coups que les autres chevaliers, protégés par de bons hauberts, ne connurent jamais ! À quoi bon ta vaillance ? Toi-même tu la trahis par cette folie : morte est ta chair, et ton âme, en ces jeux homicides, est damnée. Tu perds a la fois la vie et le salut, Dieu et le monde. »

Toute la chair lui frémit.

« Pense plutôt, lui murmure Amour, aux joies qui t’attendent : compagnie d’une dame belle et courtoise, doux regards, frais sourires, et le baiser, bonheur suprême ! Ne se laisserait-on pas torturer pour de telles félicités ?

— Et puis, ajoute Prouesse, il serait honteux de refuser l’épreuve parce qu’elle est périlleuse. Quel exploit inouï ce serait, de se mesurer, le corps presque nu, à des guerriers vêtus de fer ! »

Bref, Amour et Prouesse l’enhardissent si bien, que maintenant il ne changerait plus la tunique pour la meilleure cotte de mailles d’Angers.

Le voici au fort de la mêlée. À coups d’épée il rompt les hauberts, fend les heaumes et les écus ; mais sous la tunique déchirée sa chair est ouverte en maint endroit, il est couvert de sang. Ses adversaires comprennent et admirent ; malgré lui, ils le ménagent. Rapide, la nouvelle se répand qu’il n’a pour toute armure que le frêle tissu : bientôt personne n’ose l’attaquer, il n’a plus pour ennemie que la douleur poignante de ses blessures. Affaibli, à demi pâmé, il resta en selle et fit fière contenance jusqu’au bout. De toutes parts on lui décernait le prix du tournoi, on l’acclamait. Escorté à grand honneur jusqu’à sa tente, il se laissa dévêtir et soigner : il avait plus de trente blessures, profondes et cruelles. Mais il défendit qu’on touchât à la tunique : il la voulait garder telle qu’il l’avait quittée, sanglante, en lambeaux.

L’écuyer retourna vers la dame, lui conta tout et l’exhorta fort à récompenser le chevalier qui, pour l’amour d’elle, s’était mis en si grand péril. « Il a conquis le prix du tournoi, répétait-il, mais tout son corps est tellement percé de plaies qu’il n’a plus qu’un souffle de vie. » — « Hélas ! se disait la dame, s’il mourait, je serais coupable de sa mort. C’était le moins parleur et le plus sincére des trois. »

Elle envoya souvent son écuyer auprès du blessé, fit payer toutes ses dépenses et lui accorda son amour. Mieux que les médecins, la joie le guérissait. Et ses deux rivaux, confus, regrettaient moins peut-être d’avoir perdu une maîtresse désirable que d’avoir paru plus lâches que lui.

Cependant le mari de la dame, fastueux et ami du plaisir, eut la fantaisie de donner, lui aussi, sur ses terres, fêtes et tournois. Huit jours durant, ce ne furent que parades, divertissements, festins. Quiconque passait par là était convié aux tables, et mangeait et buvait du meilleur, tout son saoul. Et la dame, avec maintes demoiselles, servait les convives selon la noble coutume. Le chevalier blessé l’apprit ; aussitôt il appela son écuyer.

« Prends cette tunique, lui dit-il, et reporte-la, telle qu’elle est, à celle qui naguère me l’envoya. Dis-lui ceci : Si elle m’aime comme elle l’assure, elle devra la revêtir pardessus toutes ses parures, pour servir les chevaliers assemblés qui festoient chez elle. »

La dame accueillit le messager et, prenant sans hésiter la tunique, elle dit : « Oui, déchirée de coups d’épée, teinte du sang de mon vrai ami, c’est pour moi une parure royale ! Car ni or fin, ni pierres précieuses ne me seraient aussi chers que ce sang noirci. Oui, certes, ce que mon doux ami me mande, je le ferai fièrement. »

À l’heure du festin, au milieu de l’assemblée brillante, elle parut accoutrée du haillon glorieux et sanglant, horrible. Malgré |’étonnement, l’indignation, le dégout que soulevait une si audacieuse inconvenance, malgré les huées des convives et les questions irritées de son mari, elle la garda jusqu’au bout.

À vous, seigneurs et dames, bacheliers et jeunes filles, à tous ceux qui honorent Courtoisie, Prouesse et le grand dieu d’Amour, JACQUES DE BAISIEUX, qui conta ce conte, pose cette question : Lequel des deux fit plus pour l’autre, de celui qui se mit en péril de mort ou de celle qui brava la honte et le châtiment infâme ? Il vous le laisse à décider, et puisse Amour lui-même vous dicter la sentence.