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Contes du jongleur/De Saint Pierre et du Jongleur

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(traduction)
Édition d'Art H. Piazza (p. 71-91).


De
Saint Pierre
et du Jongleur


Cétait un jongleur de la plus pauvre espèce, un petit jongleur de rien, qu’on ne voyait pas souvent complétement habillé ; tantôt il n’avait que la moitié d’une robe, tantôt il lui manquait un soulier, des chausses, ou même sa viole. Plus d’une fois il avait erré à tous les vents, vêtu de sa seule chemise. Son séjour ordinaire était la taverne ; de là il passait aux mauvais lieux, et partout il se faisait tondre au jeu de dés. La taverne et les filles, les dés et la taverne, c’était là qu’aboutissaient toujours ses pauvres gains d’aventure. Son argent, son temps, sa vie, tout aux tavernes et aux filles. Au reste, point méchant, d’humeur fort peu batailleuse, et généreux comme un gueux.

La fête dura jusqu’au jour et il fallut bien mourir. Un diable — il en est partout aux aguets — surgit aussitôt pour s’emparer de son âme. C’était un pauvre diable de la dernière classe, qui, depuis un mois qu’il était en campagne, n’avait encore attrapé aucune âme. Mais pour celle du jongleur, gibier digne d’un tel chasseur, personne, ni prêtre ni ange, ne la lui disputa. Il la chargea à son col et s’en retourna allégrement en enfer.

Ses confrères étaient déjà rentrés, avec de belles trouvailles. L’un avait des hommes de guerre, l’autre des prêtres, un troisième des larrons. Moines, évêques, puissants abbés étaient en abondance, sans compter les chevaliers, les belles dames et le menu fretin. Satan, les voyant chargés, leur faisait bel accueil.

« Ma foi, disait-il, vous n’avez pas chômé, c’est bien. Voilà de quoi garnir la chaudière Mais vous n’êtes pas tous là, ce me semble ?

— Seigneur, il ne manque qu’un de nous, un malheureux, un maladroit qui ne sait pas prendre les âmes, et vous endoctriner les gens comme il faut. »

Juste a ce moment l’autre arrivait. Il décharge aux pieds du maître sa conquête, qui n’était pas de trop bonne mine.

« Toi, dit Satan, qu’étais-tu là-haut ? Ribaud, traitre ou voleur ?

— Rien de pareil, seigneur : j’étais jongleur, pour vous servir. Je n’ai pas laissé grand avoir sur terre ; j’étais pour l’ordinaire à peu près aussi dénué que vous me voyez. J’ai souffert du froid, de la faim, des rebuffades. Puisque me voici enfin hébergé, je chanterai pour vous, si vous voulez.

— Nous n’avons que faire de tes chansons : il s’agit bien de chansons ici ! Mais puisque tu es si mal vêtu, c’est toi qui feras le feu sous la chaudière.

— Volontiers, par saint Pierre ! Je n’ai pas été souvent à si beau feu. » Il s’assoit au foyer, arrange la braise et se chauffe tout a loisir.

Un jour, les démons tinrent conseil et décidèrent de faire une grande expédition pour conquérir des âmes à travers toute la terre. Le maître d’enfer appela l’ancien jongleur, qui nuit et jour ne bougeait de son feu.

« Jongleur, écoute ici. Je te confie la maison ; garde bien mes âmes, tu m’en réponds sur tes yeux ; je te les crèverais, je te pendrais par le museau si tu m’en perdais une seule.

— Seigneur, vous pouvez partir tranquille ; je vous les garderai fidèlement, vous les retrouverez toutes.

— Bon, bon. Souviens-toi que s’il en manque une, tu seras dévoré tout vif ; mais si je suis content de toi à mon retour, je te ferai régaler d’un bon moine bien gras. »

Les diables partent, et le jongleur reste seul à son foyer. Or écoutez, seigneurs, un bel exploit de saint Pierre.

Monseigneur saint Pierre s’accoutra très bien, barbe noire, longues moustaches tressées, prit trois dés, une petite table à jouer et s’en vint droit en enfer. Il s’assit près du jongleur.

« L’ami, dit-il, veux-tu jouer ? Vois la belle table pour essayer quelques coups. Et j’ai là trois dés bien marqués. Tu peux me gagner une jolie somme, de beaux estrelins dont j’ai plein ma bourse. »

Il lui montre sa bourse gonflée.

« Seigneur, répond le jongleur, je ne possède au monde que ma chemise : comment jouerais-je ? Allez-vous-en, pour Dieu ! je n’ai pas d’argent.

— Eh bien ! mon ami, tu mettras en jeu quelques-unes des âmes qui sont là.

— Oh ! seigneur, je n’oserais ; s’il s’en perdait une seule, le maître me mangerait tout vif.

— Qui le lui dira ? Pour quinze ou vingt âmes, il ne s’apercevrait de rien. Regarde le bel argent, les beaux estrelins tout neufs. Veux-tu pas me les gagner ? Allons, voilà vingt sols, c’est ma mise ; toi, mets des âmes pour autant. »

L’autre, à la vue des estrelins, ne se tient plus de convoitise ; il prend les dés, les manie. « Oh ! oh ! dit saint Pierre, quelle main ! Jongleur, comme tu vous jettes cela ! Par Dieu ! tu n’es pas novice à ce jeu.

— Jouons donc, répond l’autre, une âme au coup, simplement.

— Non, deux ; ce serait trop mesquin. Et le gagnant relance d’une.

— Je tiens.

— Je relance, dit saint Pierre.

— Avant le coup ? Diable ! Mettez donc l’argent sur la table.

— Volontiers, de par Dieu ! »

Il étale des estrelins devant lui. Et les voilà tous deux assis au jeu, devant le grand feu d’enfer.

— Huit, annonce saint Pierre. Si tu perds, j’aurai trois âmes. Jette les dés, jongleur.

— Trois, deux et as.

— Tu as perdu.

— Qui, par saint Denis ! Eh bien ! jouons-en six. »

Saint Pierre joue et gagne encore.

« C’est neuf que tu me dois.

— Oui, le compte est juste. Si je relance, tiendrez-vous ?

— Je crois bien !

— Je vous dois neuf : que ce coup-ci vaille douze.

— Bien dit. »

Ils jouent.

« Regarde, jongleur, dit saint Pierre. Un joli coup, à ce qu’il me semble. Douze et neuf, tu me dois vingt et une âmes.

— Par la tête Dieu ! je n’ai jamais vu un jeu pareil. Est-ce que vous avez quatre dés, ou sont-ils pipés ? Je ne veux plus forcer l’enjeu, soyons raisonnables et jouons quitte ou double.

— Comme tu voudras, l’ami. Tout ce qui te plaira. En un seul coup ou en deux ?

— En un seul. C’est pour vingt et un ou quarante-deux.

— Avec l’aide de Dieu ! » murmure saint Pierre.

Il joue et amène dix-sept.

« Jongleur, à toi ! Fais mieux si tu peux. »

L’autre joue.

« Ton coup ne vaut pas un merlan, pauvre jongleur ! Tu as perdu, car je vois tout juste cinq en trois dés ! C’est quarante-deux âmes que tu me dois.

— Par le cœur Dieu ! jamais je n’ai vu cela. Non, par tous les saints de Rome, il n’est pas possible que vous ne me trompiez a chaque coup.

— Es-tu fou ? Qu’est-ce que tu penses ?

— Je pense que vous êtes un rude voleur, qui chaque fois changez ou tournez les dés. »

Saint Pierre est indigné. Tout saint qu’il est, la colère le prend.

« Tu mens, par Dieu ! C’est la coutume des ribauds, quand ils ne gagnent pas à leur gré, de dire qu’on triche ! Malheur à celui qui m’en accuse et qui le ferait plutôt que moi ! Mauvais fou, qui me traites de voleur ! Je te frotterais le museau si…

— Oui, voleur ! Sire vieillard, vous trichez au jeu. Mais vous n’y gagnerez pas ici. Venez donc les prendre, vos estrelins ! »

Et, allongeant le bras, il rafle la mise. Mais saint Pierre vous l’empoigne par les flancs et serre. L’autre, bien à regret, lâche l’argent et saisit le saint par la barbe. Ils se battent, se cognent, se tiraillent. Dans la lutte, la mauvaise chemise du jongleur se déchire jusqu’à la ceinture ; il se rend vite compte qu’il n’est pas de force.

« Seigneur, dit-il, faisons la paix ; nous nous sommes assez mesurés ; rejouons plutôt de bonne amitié, si vous le voulez bien.

— Mais, répond saint Pierre, je suis fort mécontent que vous m’ayez pris pour un voleur.

— Seigneur, j’ai dit une folie, et je la regrette, croyez-le. Mais vous m’avez fait pis : mon seul vêtement, voyez comme vous me l’avez déchiré. Pardonnons-nous mutuellement ; soyons quittes, voulez-vous ?

— Pour les injures, oui. Mais vous me devez toujours quarante-deux âmes, n’est-ce pas ?

— Sans doute. La chance ne m’était pas encore venue. Je voudrais jouer maintenant quitte ou triple.

— Mon Dieu, j’y suis tout prêt ; mais me payerez-vous ?

— Fort bien, à votre gré. Âmes de chevaliers, de brigands, âmes de chanoines, de princesses, de capitaines, que voulez-vous ? Des nobles, des prêtres, des abbés ? Vous n’aurez qu’à puiser dans la marmite.

— Eh bien ! allons. »

Saint Pierre perd le premier coup, mais gagne le second d’un point.

« Voyez, soupire le jongleur, comment il gagne ! À un point ! Ah ! Je n’ai pas la chance, moi ! Je n’ai jamais été qu’un mal loti, un chétif, un malheureux ! Et c’est ici tout comme là-haut. Ah ! la misère ! »

Cependant qu’ils jouent, le grand feu d’enfer baisse peu à peu, et le jongleur ne pense plus à l’entretenir. En l’absence des démons, leurs victimes ont quelque répit. Autour des joueurs, des chuchotements confus s’élèvent, à peine perceptibles. Un clerc, sans doute, a reconnu saint Pierre et deviné son plan. « Oui, c’est le bienheureux portier du Paradis, et c’est notre délivrance qu’il joue. » La nouvelle court et se répand jusqu’aux profondeurs de la Géhenne. Alors partout des visages de douleur apparaissent et se tournent vers les joueurs ; des yeux fiévreux brillent dans l’ombre ; un chœur de voix anxieuses, et faibles comme un souffle du vent dans les herbes, monte vers le saint qui seul peut l’entendre.

« Seigneur saint Pierre, pensez à nous ! Nous mettons en vous toute notre espérance, seigneur ; gagnez, au nom de Dieu le glorieux, et trichez s’il le faut, seigneur saint Pierre !

— Ayez confiance, mes pauvres frères : vous voyez que, pour vous Sauver, j’ai tout mis en aventure. Je puis perdre mon argent, mais vous, je ne vous perdrai pas. Avec l’aide de Dieu, avant la nuit vous serez tous en ma compagnie.

« Hé, sire vieillard, que faites-vous, les dés en l’air ? Jouez donc, de par Dieu ! car je veux maintenant m’acquitter ou tout perdre, jusqu’à ce lambeau de chemise. »

À quoi bon un plus long récit ? Ils ont tant joué, que saint Pierre a gagné toutes les âmes. En long cortège, en foule pressée, il les emmène d’enfer au Paradis, tandis que le jongleur reste ébahi et piteux devant son feu qui s’éteint.

Voici que les diables rentrent à la Maison des ténèbres. Le maître d’enfer regarde amont et aval, il ne voit que les cavernes désertes et le feu qui meurt ; il prête l’oreille et n’entend rien, ni gémissements, ni pleurs, ni grincements de dents.

Messire Satan entre en une violente colère ; peu s’en faut qu’il ne jette au feu son chauffeur infidèle.

« Ah ! coquin, fils de garce, ta jonglerie me coûte cher. Des âmes conquises à si grand’peine, au prix de tant de ruses ! Quel est donc celui qui t’a introduit ici ? Malheur à lui ! Par mon chef, il le payera ! »

On court sus au pauvre diable qui naguère avait apporté l’âme du jongleur. À coups de poing, à coups de pied, toute la troupe infernale lui fait promettre de ne jamais plus rapporter pareille espèce.

« Et vous, beau joueur de dés, dit Satan, filez, videz la place ! Maudite soit la jonglerie, qui m’a ruiné ma maison. Videz, vous dis-je ; je n’ai cure de tels serviteurs. Je ne veux plus ici de jongleurs ; qu’ils aillent leur chemin, et que Dieu les prenne, lui qui aime la joie. Allons, déguerpis, et va-t’en… à tous les saints !… »

L’autre file à grands pas, sans regarder derrière lui. Il s’en vient tout droit aux portes du Paradis. Mais quel est donc ce portier qui vient ouvrir ? Cette longue barbe, cette robe brune ? Oui, c’est le vieux joueur de dés, mais son visage est maintenant majestueux et serein, mais autour de sa tête brille un nimbe de clarté qui fait cligner les yeux du pauvre chauffeur d’enfer. Saint Pierre ! Il tombe à genoux.

« Monseigneur saint Pierre ! Ah, si j’avais su ! »

Mais le saint, ayant ouvert toutes grandes les portes de clarté, lui tendait les mains en disant :

« Entre, jongleur, entre ! La joie des cieux t’attend, qui par toi fut rendue a tant d’âmes en peine. Entre, jongleur, entre ! C’est ici la bonne auberge, dont l’hôte jamais ne te chassera. Plus de privations, d’injures, plus de peur du lendemain, mais des chants, des symphonies, et la joie sans fin ! Tu n’eus onques au jeu si heureuse infortune, ô pauvre hère : sans le savoir, tu jouais à qui perd gagne ! »