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Contes du jongleur/Le Lai d’Aristote

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(traduction)
Édition d'Art H. Piazza (p. 31-49).


Le lai
d’Aristote


Alexandre le grand, roi de Grèce et d’Égypte, venait de conquérir les Indes. Prince magnifique, il n’amoncelait pas l’or et l’argent : il n’avait trésor que de chevaliers ; le reste, il ne le prenait que pour le distribuer par franche largesse. En ce temps-là Alexandre s’attardait dans les Indes ; voulez-vous savoir pourquoi ? C’est qu’Amour, qui tout saisit et enlace, s’était emparé de lui. Le souverain de tant de terres, le vainqueur de tant de rois était devenu l’amant soumis et fervent d’une très jolie fille. Amour est bien le maître de l’univers, puisque du plus puissant seigneur il fait un vassal humble et obéissant, qui oublie tout, et soi-même et le monde, pour une femme ! Sur un roi couronné ou sur le plus misérable rustre de France et de Champagne, Amour a la même seigneurie.

Lequel est plus enamouré, du roi ou de son amie ? La même étincelle a enflammé leurs deux âmes ; et maintenant ils ne se quittent plus : chacun d’eux vit du désir de l’autre. Maintes gens autour d’eux en jasent. « Notre sire le roi, disent-ils, est affolé d’amour ! » Aristote, le maître et conseiller d’Alexandre depuis ses jeunes ans, vint à entendre la rumeur de blâme : amicalement, il voulut faire sa remontrance.

« Vous avez grand tort, Sire, de délaisser vos barons et le soin du royaume pour une femme étrangère. Elle vous… »

Alexandre aussitôt l’interrompt :

« Qui me blâme ne sait ce que c’est que l’Amour, On ne peut aimer vraiment qu’une seule femme ; il faut se fixer la où le cœur nous appelle. Ainsi fais-je, et ceux qui me le reprochent n’ont jamais aimé. »

Mais Aristote, qui possède toute science et toute bonne doctrine, a sa réponse prête : ce qu’on trouve honteux, dit-il, c’est que tous les jours de la semaine, il les passe auprès de son amie, dans une oisiveté secrète. Pour ses chevaliers, naguère tant choyés, plus de beaux accueils, plus de fêtes, plus de chevauchées. « Je vous vois aveuglé, Roi, et votre raison bouleversée ; certes, si pour une fille étrangère votre âme ainsi changeait, vous seriez bon a mener paître comme bête au pré ! Mais je veux vous requérir de cesser vos musardises. » Maître Aristote, par affection, conseille son seigneur, et lui, un peu confus, promet de se comporter mieux.

Maint jour et mainte heure, Alexandre a suivi le conseil de son maître et s’est interdit de rejoindre son amie. Mais son désir n’en est pas diminué : depuis qu’il ne la voit pas, plus que jamais il l’aime. En abandonnant la douce habitude, il n’a pas abandonné le souvenir, qui sans cesse le hante. Il revoit le clair visage, le front poli comme cristal, la jolie bouche entr’ouverte au sourire ou s’offrant au baiser, la tête blonde, le beau corps, et tant de grâce et tant de volupté !

« Ha ! soupire-t-il, en quelle infortune tous ces gens vont me faire vivre ! Mon maître veut que je bataille contre mon propre cœur ; des volontés étrangères m’asservissent et me torturent ! Mais je suis un sot : c’est folie de vivre douloureusement au gré d’autrui. Mon maître et mes hommes, a eux tous, ne peuvent savoir ce que je ressens : Si je continue à leur obéir, je suis perdu. Amour vit-il donc selon une règle imposée ? Non pas, mais selon sa libre fantaisie. »

Là-dessus le roi s’en retourne vers la bien-aimée délaissée. D’avoir souffert par elle, il l’en trouvera d’autant plus plaisante et plus belle.

Elle était fort troublée de l’absence du roi.

« Sire, lui dit-elle, je m’étais bien aperçue de tout ce désarroi. Comment peut-on se résigner a ne pas voir ce qu’on aime, si l’on aime ? »

À ces mots elle fond en larmes, et les paroles s’arrêtent dans sa gorge.

« Amie, ne vous désolez pas : j’avais de grandes raisons de rester loin de vous. Mes chevaliers et mes barons se plaignaient fort que je ne parusse plus parmi eux. Mon maître aussi m’en a fait de vifs reproches. Je sais bien que j’ai eu tort d’enfreindre pour cela la loi courtoise d’amour, mais je redoutais le blâme et le déshonneur.

— Ah ! voilà d’où vient le coup ! Eh bien ! par Dieu, si l’adresse ne me manque, je me vengerai bien de ce vieux maître pâle et chenu. Avant un jour d’ici, pourvu qu’Amour, le tout-puissant Amour, me prête sa force, vous pourrez lui retourner ses reproches. Et contre moi, ni sa dialectique, ni sa grammaire ne lui serviront de rien. Levez-vous tôt demain, Seigneur, et vous verrez la Nature mettre en déroute la Sagesse et la Science. Mauvaise idée, vieux maître, que celle de médire de nous ! Seigneur, soyez de bon matin aux fenêtres de cette tour. »

Alexandre s’amuse de sa colère ; il l’attire vers lui, l’embrasse. « Tu es incomparable, mon doux cœur ! Dieu me damne si j’ai jamais aimé personne comme je t’aime. L’amour dont je rêvais, que je voulais, c’était toi ! »

Le lendemain, sitôt éveillée, elle se lève, légère, sans bruit, et descend au verger sous la tour. Sur sa chemise elle a passé un bliaut d’étoffe précieuse, diaphane et brodée à fleurettes. En ce matin d’été, nulle froidure n’est à craindre : l’air est tiède et douce la brise, au jardin épanoui. C’est une fleur parmi les fleurs, car Nature a mis sur son visage ses plus blancs lis, ses plus belles roses. Ni ceinture, ni guimpe, ni bandeau ne rehaussent sa beauté : mais elle a pour parure ses longues tresses dorées et la transparence de ses voiles qui laissent deviner son corps. Dans le verger elle se promène, retroussant sa robe sur ses jambes nues, et chantant doucement un vieil air a danser :

Je la vois, je la vois, je la vois,
Ma douce amie !
La fontaine profonde murmure,
Et je la vois
Parmi les glaïeuls, sous l’ample ramure.
Blonde jolie,
Ô douce amie,
Mon cœur à toi !

Alexandre entend la chanson ; à cette voix son cœur se réjouit ; il s’approche de la fenêtre, pour voir la Bien-Aimée parmi les fleurs.

« Ah ! pense-t-il, maître Aristote d’Athènes comprendra bientôt ce que c’est que le désir d’amour ; il ne fera plus de reproches à personne, car il sentira en lui-même l’ivresse et la folie. »

Maître Aristote était assis près de sa fenêtre, devant un gros livre, et lisait. Il voit la jeune femme errant parmi la grâce et la fraicheur matinales. À cette vue, soudain lui remonte au cœur un souvenir ancien, si doux qu’il ferme le livre et se met à rêver.

« Ô Dieu ! fait-il, qu’elle approche donc un peu, cette jolie fille ! He ! mais ! qu’est-ce donc ? Jamais je ne me suis senti ainsi. Moi qui ai tant étudié, tant philosophé, me voici tout troublé par une apparition de femme ! L’Amour voudrait-il donc rentrer en mon cœur ? Ô jeunesse, ô souvenirs, douceur de jadis qui serait honte aujourd’hui ! Mon cœur, qu’est-il a cette heure ? Je suis vieux, tout chenu, maigre et jaune ; je suis laid. Profond philosophe, certes, et le plus subtil qui soit, mais a quoi bon ? J’ai perdu mon temps et mon étude, puisque Amour se saisit de moi si aisément, si tard ! Qu’y puis-je ? Rien, je le sais. Eh bien ! si la résistance est vaine, qu’il vienne donc, l’Amour vainqueur, qu’il illumine encore mon âme, j’y consens, j’y consens ! »

La belle avait cassé des rameaux et les entrelaçait de fleurs. À mesure qu’elle tressait sa couronne, le penser d’amour lui revenait, et tout en cueillant ses fleurs elle chantait :

 « L’amour me tient, l’amour me mène. »
Elle puisait de l’eau à la fontaine.
 « Belle, prends mon cœur !
L’amour me tient et je t’emmène
Vers notre bonheur ! »

Elle rit et s’amuse, mais n’approche pas de la fenêtre où maître Aristote, ses livres repoussés en désordre, se dépite et s’énerve : comme elle sait bien ce qui excite le désir ! Gracieusement, tout à loisir, comme si elle n’avait pas vu le spectateur enfiévré, elle pose sur sa tête blonde le chapeau de fleurs et s’en vient vers la fenêtre en chantant. Elle passe si près, que maître Aristote, allongeant le bras, la saisit par son bliaut. Mais à ce coup c’est lui qui est pris, sans nul recours.

« Qu’est ceci ? Dieu m’assiste ! Aïe ! Qui donc me tient ?

— Belle, soyez la bienvenue, répond le vieillard le plus gracieusement qu’il peut.

— Eh quoi ? maître, c’est vous ?

— Oui, ma douce dame, c’est moi, qui pour vous suis prêt à risquer corps et âme, vie et honneur. L’Amour se venge et me jette à vos pieds.

— Hélas ! maître, s’il est vrai que vous m’aimez si fort, ce n’est pas moi qui vous en ferai un crime. Mais vous tombez mal : le roi lui-même a été blâmé, je ne sais par qui, des passe-temps qu’il prenait avec moi. On a voulu nous désunir.

— N’en parlez plus ; je saurai apaiser l’affaire, et le blâme et votre courroux. Car le roi m’aime et m’écoute plus que personne de sa maison. Mais, de grâce, entrez ici un peu, et cédez à mon désir passionné de ce corps que je devine là, presque sous ma main.

— Héla ! maître ! Avant que je consente à cette folie, ne feriez-vous pas pour moi une toute petite chose ?

— De grand cœur. Quoi donc ?

— Je n’ose.

— Je vous en prie : d’avance elle est promise.

— Il me prend fantaisie de monter sur votre dos, et de vous chevaucher un peu, là, sur l’herbe, dans le verger. Et, pour faire un plus bel équipage, nous vous mettrions selle et bride.

— Très volontiers. Exquise mutine ! »

Il apporte une selle de palefroi, puis tend le dos pour qu’elle l’y place : et voilà le plus grand clerc du monde harnaché comme un roussin. La dame saute en selle ; sur les genoux et les mains, gauchement il l’emporte. Rieuse, elle le conduit a travers le verger, passe et repasse sous la tour. Et pour que tous viennent regarder, à pleine voix elle chante :

Ainsi vont les amoureux
Deux à deux,
Deux à deux.
Belle Doette errait au vert bocage…
Sellé, bridé, c’est un sage
Amoureux
Et très vieux.

Ainsi vont les amoureux
Jeunes et vieux,
Deux à deux !

De sa tour, Alexandre voyait et entendait tout ; pour son empire il n’aurait pas donné pareil spectacle. Quand il eut bien ri, il se mit à la fenêtre.

« Hé ! maître ! Que veut dire ceci ? Il me semble qu’on vous chevauche. Eh quoi ? Êtes-vous hors du sens, que vous vous laissez mener ainsi ? L’autre jour vous m’avez gravement fait défense de revoir mon amie, et voici que pour elle, perdant toute raison, vous allez à la façon des bêtes ! »

Mains et genoux dans l’herbe, Aristote relève la tête ; la belle descend de sa monture et s’enfuit en riant. Assez confus, le philosophe répondit enfin : « Eh bien ! oui, Sire, vous dites vrai. Mais voyez combien j’avais raison de craindre pour vous, qui êtes encore dans l’ardeur de la jeunesse, puisque moi, tout vieux que je suis, je n’ai pu empêcher l’Amour de me mettre en l’état que vous avez vu. Tous les livres que j’avais lus, tout mon savoir, l’Amour en un instant a tout dissipé, tout dévoré, comme la flamme. S’il a fallu qu’Aristote fit une si manifeste folie, soyez certain que vous, Sire, ne pourrez échapper a de plus grandes et plus ruineuses erreurs. »

En vérité, l’Amour est le roi du monde, et le sera tant qu’il y aura des hommes.