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Contes du lit-clos/L’Intersigne de la Bague d’argent

La bibliothèque libre.
Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 137-143).


L’Intersigne de

LA BAGUE D’ARGENT[1]




Deux jours après ses accordailles
Le syndic dit à Yann-Yvon :
« Mon gâs, il faut que tu t’en ailles
« Dès demain, « rejoindre » à Toulon ;

« Oui, oui, cela ne te va guère ;
« Mais l’État veut tous nos garçons,
« Car il est question de guerre
« Avec nos amis les Saxons.

« Oh ! je sais pourquoi tu te troubles :
« Les jours vont te sembler bien longs,
« Bah ! tu mettras les baisers doubles
« Quand t’auras tes doubles galons ! »

Il fallut donc, coûte que coûte,
Le lendemain quitter Port-Blanc…
Et Yann-Yvon se mit en route
Dans la voiture au vieux Rolland.

Une fillette était assise
Entre le conducteur et lui :

C’était Jeannette, sa promise,
Qui pleurait tout doux et sans bruit.

Elle avait voulu le conduire
Jusqu’en gare de Plouaret
Et, tout le long, sans rien lui dire.
Elle pleurait ! pleurait !! pleurait !!

Ah ! le triste, triste voyage !
Oh ! les tristes, tristes amants !
Avant même le mariage
Commençaient déjà les tourments !…


Enfin, la rustique charrette
Atteint Lannion ; le gabier
Dit à son voiturier : « Arrête
« Devant Prigent le bijoutier. »

Et le voilà qui, vite, vite,
Souriant d’un air engageant,
Descend sa Jeannette et l’invite
À choisir un anneau d’argent :

« Afin que — dit-il à la belle —
« Quand je serai loin du Pays,
« Ce petit bijou vous rappelle
« Que l’un à l’autre on s’est promis.

« Pour moi, je veux — je vous le jure —
« Vivre et mourir en vous aimant :
« Que maudit soit donc le parjure
« Qui manquerait à son serment ! »

Et Jeanne, soudainement blême,
Baisa la bague par trois fois,
Murmura : « J’en jure de même ! »
En faisant un signe de croix…

… Puis restée, hélas ! toute seule
Quand, au loin, disparut le train,
Elle revint chez son aïeule
Avec sa bague… et son chagrin !


Oh ! sans en rien laisser paraître,
Oh ! comme son regard errait
De l’humble bague à la fenêtre
Où Yann avait mis son portrait !

Oh ! comme, rompant le silence,
Elle disait avec amour :
« C’est le plus beau gabier de France
« Qui sera mon époux, un jour ! »

Oh ! comme, ayant fait sa prière,
Elle rêvait des jours heureux
En baisant, confiante et fière,
Le gage de son amoureux !…


Or, voilà qu’un soir — chose étrange
Jeannette ne peut s’endormir ;
Elle a beau prier son bon ange,
Le sommeil ne veut pas venir !

Et voilà que, dans la nuit sombre.
Elle entend un pas s’avancer…
Et voilà qu’une Main, dans l’ombre.
Prend sa main pour la caresser.

Très longtemps, muette, hagarde,
Prêtant l’oreille, ouvrant les yeux,
Sans voir, elle écoute et regarde
Le Visiteur mystérieux :

Il lui caresse sa main douce
D’un doux geste se prolongeant ;
Et, très lentement, sans secousse,
Il lui prend son anneau d’argent !

Puis, enfin, leurs doigts se disjoignent :
Comme tout à l’heure elle entend
Des pas qui, lentement, s’éloignent…
Puis… plus rien… que son cœur battant !

« Bonne grand’mère ! cria-t-elle,
Sortant enfin de sa stupeur,
« Vite ! allumez votre chandelle
« Ou je m’en vas mourir de peur ! »

Et la bonne vieille se lève :
« Tu rêvais, Jeanne, rendors-toi ! »
— « Non, non ! ce n’était pas un rêve :
« Je n’ai plus ma bague à mon doigt ! »

On chercha la bague perdue,
La bague que Jeanne pleurait :
On la retrouva suspendue
Au même clou que le portrait !

La vieille, tristement, se signe
Et dit en tombant à genoux :
« Ma fille, c’est un Intersigne,
« Prions !… un malheur est sur nous ! »


La prière était sur leurs lèvres
Quand on leur dit que Yann-Yvon
Était mort des mauvaises fièvres
Au grand hôpital de Toulon…

Et la nuit même, à l’heure même
Où venait le prendre l’Ankou,
Près du lit de celle qu’il aime
Il se transportait tout à coup :

Songeant sans doute à la promesse
Qu’il eut l’audace d’exiger,
Il prit pitié de sa jeunesse
Et s’en vint pour l’en dégager ;

Son âme, en son muet langage,
Lui disait : « Adieu… pour jamais !
« Voyez ! je vous reprends mon gage :
« Oubliez-moi… je le permets !… »




Cette poésie est éditée séparément. — G. Ondet, éditeur
  1. Personne ne meurt sans que quelqu’un de ses proches n’en ait été prévenu par un pressentiment, une apparition, un intersigne.