Contes du lit-clos/La Louve

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 99-104).


LA LOUVE




J’avais, comme vous, j’avais autrefois,
— De l’époque, enfants, ne m’en souviens mie —
Au temps où les loups hantaient nos grands bois,
J’avais, comme vous, une douce amie ;

Sa joue était blanche ainsi que du lait,
Et sa voix était musicale et douce ;
Ses yeux étaient bleus comme le bleuet…
On la surnommait Lénaïk-la-Rousse ;

Nous logions tous deux aux confins des bois,
Mais nous n’étions pas du même village :
Lénaïk marchait une heure et moi trois
Pour nous rencontrer dans le Val sauvage ;

Ô les tendres mots que nous nous disions !
— À t’en souvenir, mon cœur, tu te pâmes ! —
Ô, les chers baisers que nous échangions,
Très chastes, très purs… comme étaient nos âmes !

Ô, ces rendez-vous au cœur des Forêts !
Pour toujours ma Vie en est embaumée :
Vivrais-je mille ans, je me souviendrais
Du premier Baiser de ma bien-aimée !

… Vivrais-je mille ans, j’entendrais toujours
Aussi le long cri de la Voix connue
Qui monta, soudain, du Val des Amours
Où Léna guettait toujours ma venue ?…

Dans le Val profond j’arrivai bientôt
Et, près de Léna, dans l’herbe sanglante,
Je vis une Louve et son louveteau
Qui se partageaient sa chair pantelante !

Au bout de mon bras, tout en sanglotant,
Je fis tournoyer mon pen-bas terrible…
Et le monstre noir s’en fut, emportant,
Le Cœur de ma mie en sa gueule horrible !

Et, le lendemain, quand revint le jour,
On me ramena jusqu’en ma demeure,
L’œil fou, sans raison, le cœur sans Amour,
Hurlant à la Mort comme un chien qui pleure.


Et voilà-t-il pas que, dans notre enclos,
Dès le Soir tombé, je vis apparaître
La Louve maudite, au regard mi-clos
Levé tendrement jusqu’à ma fenêtre !

Je l’injuriai, lui montrai le poing :
La bête s’en fut hors de mon atteinte ;
Mais toute la nuit j’entendis au loin
Traîner, dans les Bois, une grande plainte…

… Et, le lendemain matin, et le soir,
Et les jours suivants encore, la Louve
Près de ma maison s’en revint s’asseoir
Pour me contempler par-delà la douve ;

Et ses Yeux, vraiment, ses terribles Yeux
Se faisaient plus doux que ceux d’une agnelle ;
Et sa rude Voix, pour me plaire mieux,
Se faisait la Voix d’une tourterelle !

Comme ensorcelé, maintenant, hagard,
J’aimais à revoir la Louve, à l’entendre :
Je reconnaissais son tendre Regard,
Je reconnaissais aussi sa Voix tendre ;

C’était le Regard couleur fleur de lin
Et c’était la Voix musicale et lente
De ma douce amie au Regard câlin,
De ma douce amie à la Voix troublante !

Et je haïssais la bête… et l’aimais
Pour ses grands Yeux clairs et pour sa Voix lasse :
Je pris mon fusil vingt fois, sans jamais
Trouer les grands Yeux qui demandaient grâce !

Enfin, je la vis paraître un matin
Plus humble, plus maigre… et si désolée
Que je descendis jusqu’en mon jardin
Et m’en vins vers elle à travers l’allée ;

Et je lui disais de ces mots très doux
Qui viennent du cœur plus que de la bouche :
Ses Yeux nullement ne devinrent fous,
Sa Voix nullement ne devint farouche ;

Elle se traîna jusqu’à mes sabots,
Les lécha longtemps, comme un chien docile,
Puis, fermant ses Yeux, ses grands Yeux si beaux.
Tomba sur le flanc, inerte, immobile !…

… Et j’ai, depuis lors, pleuré chaque jour
La Louve… et Léna deux fois endormie,
Car la Louve est morte — et morte d’Amour —
Pour avoir mangé le Cœur de ma mie !…




Cette poésie est éditée séparément. — G. Ondet, Éditeur