Contes du lit-clos/Le Couteau

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Contes du Lit-ClosGeorges Ondet, Éditeur (p. 257-259).


LE COUTEAU




— « Pardon, Monsieur le Métayer,
Si, de nuit, je dérange,
Mais je voudrais bien sommeiller
Au fond de votre grange…
— Mon pauvre ami, la grange est pleine
Du blé de la moisson,
Donne-toi donc plutôt la peine
D’entrer dans la maison !

— Mon bon Monsieur, je suis trop gueux :
Qué gâchis vous ferais-je !
Je suis pieds-nus, sale et boueux
Et tout couvert de neige !
— Mon pauvre ami, quitte bien vite
Tes hardes en lambeaux :
Pouille-moi ce tricot, de suite ;
Chausse-moi ces sabots !

— De tant marcher à l’abandon
J’ai la gorge bien sèche :
Mon bon Monsieur, bâillez-moi donc
Un grand verre d’eau fraîche !
— L’eau ne vaut rien lorsque l’on tremble,
Le cidre… guère mieux :
Mon bon ami, trinquons ensemble,
Goûte-moi ce vin vieux !


Mon bon Monsieur, on ne m’a rien
Jeté le long des routes :
Je voudrais, avec votre chien,
Partager deux, trois croûtes !
— Si, depuis ce matin, tu rôdes,
Tu dois être affamé :
Voici du pain, des crêpes chaudes,
Voici du lard fumé !

— Chassez du coin de votre feu
Ce rôdeur qui ne bouge !
Êtes-vous « Blanc » ? Êtes-vous « Bleu »
Moi… je suis plutôt « Rouge »
— Qu’importent ces mots : République,
Commune ou Royauté :
Ne mêlons pas la Politique
Avec la Charité !… »

Puis le métayer s’endormit,
La mi-nuit étant proche
Alors, le vagabond sortit
Son couteau de sa poche,
L’ouvrit, le fit luire à la flamme,
Puis, se dressant soudain,
Il planta sa terrible lame
Dans… la miche de pain !!


Au matin-jour, le gueux s’en fut
Sans vouloir rien entendre,
Oubliant son couteau pointu
Au milieu du pain tendre :
Vous dormirez en paix — Ô riches ! —
Vous et vos capitaux
Tant que les gueux auront des miches
Où planter leurs couteaux !…








(Musique de Théodore Botrel. — G. Ondet, éditeur.)