bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/140-44
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
Une Nuit de Noël
Je me jurai que si elle venait à l’office
de minuit, je tenterais l’aventure. Aussi
bien cela ne pouvait-il durer.
Chaque dimanche depuis le commencement
d’octobre, à l’heure où sonnait la
grand’messe à l’église d’Etennemare,
une automobile de fortes dimensions,
conduite par une femme qu’un mécanicien
accompagnait, s’arrêtait devant le
porche. La femme descendait, assistait
à la messe, puis repartait.
Or, nul ne savait son nom ni l’endroit
d’où elle venait. Et, qui plus est, nul ne
l’avait réellement vue. Car, si l’on pouvait,
malgré son long vêtement de fourrure,
juger de la jeunesse et de la beauté
de sa taille, il était impossible de distinguer
ses traits à travers la gaze de
soie dont elle s’enveloppait la tête.
Je fis tous mes efforts pour la voir, ou,
tout au moins, pour découvrir un indice
qui me renseignât sur le lieu de sa demeure.
Je m’assis dans le même banc
qu’elle et lui glissai des billets. Monté
sur ma bicyclette, j’essayai, Ô illusion !
de rester dans le sillage de son automobile.
J’entrepris une enquête sur les châteaux
voisins. Peines perdues : je ne sus
rien.
J’étais exaspéré. Il y avait en moi plus
qu’une vaine curiosité — et pourtant
combien j’aurais voulu savoir, rien que
pour savoir ! — il y avait une sorte d’obsession
presque… amoureuse… Oui, je
ne pouvais plus penser qu’à la démarche
élégante de l’inconnue, à la noblesse de
ses attitudes, à son allure de grande
dame, et surtout à ce visage impénétrable
dont j’ignorais et dont je voulais
ardemment contempler là forme et la
beauté.
Si ardemment même que je résolus
d’agir et que je préparai tout pour cette
nuit de Noël. Mon projet était fou, absurde,
impraticable, n’importe ! Si elle
venait, je tenterais de l’exécuter.
Elle vint. À minuit elle entrait dans
la petite église et se plaçait à son banc
accoutumé. Je l’observai de loin, caché
dans l’ombre. La cérémonie se déroula.
Quelques minutes avant la fin, je sortis,
suivi de deux paysans qui n’attendaient
que mon signal. La voiture stationnait
au fond de la place, à un endroit ordinairement
désert. Elle était prête déjà et
haletait bruyamment dans le silence, ses
deux gros yeux de monstre perçant l’espace.
Je m’approchai du mécanicien et lui
demandai du feu. Il me présenta sa cigarette.
Brusquement je lui saisis le bras
tandis qu’un de mes hommes le bâillonnait
et que l’autre lui liait les jambes.
Puis, à nous trois, nous le dépouillâmes
de son pardessus que j’endossai (par
excès de précaution, je m’étais accoutré
comme lui, culotte courte, guêtres et
veston de cuir), nous le ficelâmes soigneusement
et mes deux acolytes l’emmenèrent.
Il était temps. Des gens sortaient de
l’église. L’inconnue elle-même s’avançait.
Elle me dit :
— Eh bien, Victor, je vous avais recommandé
d’amener l’automobile au bas
des marches.
Hélas ! j’aurais été bien embarrassé de
le faire, ignorant comme je suis du fonctionnement
et de l’organisme de ces machines
compliquées. Je bredouillai quelques
mots confus. Sans y prêter attention,
elle s’installa, je montai près d’elle,
elle prit la direction, déclancha, tourna
des choses, bref exécuta toute la mystérieuse
manœuvre et nous partîmes.
Je l’avouerai, je n’étais pas très à mon
aise. Un hasard, une interrogation, un
ordre m’obligeant à faire montre de mes
talents de mécanicien, une panne, et
j’étais découvert. Que dirait-elle alors ? Le
moins qu’il pût n’arriver, et j’envisageais
cette perspective avec une véritable
terreur, c’était qu’elle me déposât sur le
bord de la route, en rase campagne et
par une demi-douzaine de degrés au-dessous
de zéro.
Après vingt minutes à grande allure,
comme il ne se passait rien d’anormal
et que ma nouvelle patronne gardait un
silence farouche, je me rassurai. Je cherchai
même à savourer ce que ma situation
avait d’original et de romanesque, à
m’enivrer du vertige de la vitesse. Mais,
en réalité, aucune de ces belles émotions
ne me pénétra, car je grelottais.
Quel diable d’homme pouvait bien être
ce maudit mécanicien pour se contenter
de ce pardessus ridicule, à peine doublé
et qui ne cachait même pas les jambes !
L’onglée martyrisait mes doigts. Je ne
pouvais plus ouvrir les yeux. Et de cette
promenade miraculeuse qui dura bien,
hélas ! une bonne heure, je ne garde
qu’un souvenir atroce de froid, de
dents qui claquent, de pieds gelés et d’oreilles
coupées par une bise furieuse.
Mon supplice aurait duré quelques minutes
de plus que, vraiment, j’eusse demandé
grâce.
Heureusement il cessa. Au bas d’une
longue côte, nous franchîmes une grille
et filâmes le long des allées obscures
d’un grand parc. J’avais mon plan : dès
que le ralentissement de la voiture le
permettrait, je sauterais à terre et
m’enfuirais vers quelque auberge. Plus tard,
sachant le nom du château, le nom de
l’inconnue, je trouverais un moyen quelconque
pour me faire présenter et je la
verrais, enfin, je la verrais !
Les choses se passèrent tout autrement.
La voiture contourna le château,
traversa une large cour pleine de gens
armés de lanternes et de torches, et, par
un tournant brusque, pénétra dans une
étroite remise où il n’y avait place que
pour elle. L’arrêt fut immédiat. Immédiatement
aussi, et avec une rapidité qui me prit au dépourvu, l’inconnue descendit
et s’éloigna. Je courus aussitôt. Trop
tard. Les deux battants de la porte, violemment
poussés, se dressèrent devant
moi. J’entendis le double grincement de
la clef dans la serrure. J’étais enfermé.
Ma stupeur fut telle que je me mis à
crier, comme si l’on m’avait oublié là
par mégarde. Rageusement je cognai
des deux poings à la porte, puis je fis le
tour de ma prison en frappant les murs.
Aucune issue. Mais alors — et cette idée
m’apparut enfin — mais alors l’inconnue
s’était donc avisée de mon stratagème ?
Comment ? À quel signe ? Par quel geste,
par quelle inadvertance m’étais-je trahi ?
Et d’un autre côté pourquoi avait-elle agi
de la sorte ? Étais-je un malfaiteur dont
elle croyait avoir déjoué les manœuvres,
ou bien un soupirant trop curieux dont
elle avait remarqué le manège depuis un
mois et qui, pris au piège, subissait la
peine de son indiscrétion ? En tout cas,
que de sang-froid et de présence d’esprit
elle avait montré ! Pas un cri, pas un
mot, pas une hésitation, rien qui révélât
son inquiétude, et soudain, comme par,
un coup de baguette, l’intrus se trouvait
entre quatre murs, penaud, effaré et grelottant.
Ah ! grelottant surtout ! J’avais eu si
froid que je ne parvenais pas à me réchauffer.
Que serait-ce à la fin de la nuit
que je m’attendais à passer dans cette
demeure inhospitalière ? Désespéré, je
repris ma place sur le siège, couvris mes
pauvres pieds avec les coussins de la
voiture, et, recroquevillé sur moi-même,
j’attendis mélancoliquement. Une heure
s’écoula. Quelle torture ! Je souffrais la
mort. Se pouvait-il qu’elle fût assez
cruelle ?…
Un bruit de pas… un bruit de clefs…
Les gendarmes, pensai-je. N’importe,
tout valait mieux… Mais non, ce fut un
domestique en livrée qui apparut. Raide,
compassé, il me dit d’un ton solennel :
— Madame la comtesse fait demander
à Monsieur si Monsieur veut bien lui
faire l’honneur de souper à sa table ?
Que signifiait cela ? Était-ce une mystification ?
À tout hasard, je suivis
l’homme jusqu’au château.
Des flots de lumière électrique inondaient
le vestibule. Je traversai une enfilade
de salons somptueux. Puis le domestique
ouvrit une porte, s’effaça devant
moi, et j’entrai dans une grande
salle où une vingtaine de convives, les
hommes en habit, les dames en toilette
de soirée, mangeaient et buvaient autour
d’une table luxueusement servie.
La maître de maison, la comtesse
sans doute, se précipita à ma rencontre.
— Comme c’est aimable à vous ! Mais
d’abord que je vous présente…
Et s’adressant aux convives, elle expliqua :
— Monsieur a eu la bonté de m’accompagner
en automobile au retour de
la messe…
Des rires, vite étouffés, jaillirent. De
fait, combien je devais paraître ridicule,
dans ce milieu d’élégance et de joie,
avec mes guêtres de cuir, ma culotte
bouffante, mon petit pardessus au collet
relevé, et surtout avec mon air à la fois
ahuri et furieux.
— Voici ma nièce Suzanne, mon frère
Paul (je saluais gauchement à chaque
présentation), mon gendre le comte
Armand, ma petite-fille Adrienne…
Sa petite-fille ! Pour la première fois
j’eus l’idée de regarder la comtesse, un
frisson me secoua. C’était une vieille
femme, grande, d’allure imposante, de
taille mince encore, soit, mais ridée,
toute grise… soixante ans peut-être…
Il eût fallu rire, prendre la chose au
comique. Je manquai d’esprit. L’humiliation
était trop forte, je m’en allai.
Le nom du château, je me suis arrangé
pour ne pas le savoir. La comtesse
de quoi ? je l’ignore. J’espère qu’elle
n’en sait pas davantage que son amoureux.