bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1906-12-25ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/1462-465
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
NOËL
À sept heures, dîner intime, auquel
assisteraient tout simplement M. et
Mme Chanfrein, les gros chapeliers de Rouen,
que leur fils Antoine devait amener en
automobile.
À onze heures et demie, les trois
Chanfrein et leurs hôtes, M. Mme et
Mlle Lucre, propriétaires du domaine de
Gourel, s’entasseraient dans ladite automobile
et iraient entendre la messe de
minuit à Bourgmesnil.
À une heure du matin, grand souper,
auquel étaient conviées les meilleures
familles des alentours, les Durécu, les
Fromage, Mlle Lasseiche, Maître Hasard
et sa demoiselle.
Tel était le programme élaboré par
M. et Mme Lucre à l’occasion de l’anniversaire
de leur fille Adrienne et de son
entrée dans le monde.
— Ou plutôt, disait M. Lucre, lequel
n’était pas ennemi d’un peu d’esprit, ou
plutôt à l’occasion de sa seconde entrée
dans le monde, puisqu’elle y est entrée
une première fois, il y a dix-huit ans.
Les événements dérangèrent ce programme.
À cinq heures ces excellents
Chanfrein arrivèrent par la route, mais
en automobile découverte, et tellement
glacés que M. Chanfrein se précipita
dans le fourneau de la cuisine et que « sa
dame » se réfugia dans son lit avec des
boules d’eau bouillante sur le ventre.
Le dîner n’en fut pas moins gai, les
Chanfrein et les Lucre étant liés par une
amitié d’autant plus solide qu’on ne se
voyait jamais. Mais quand il s’agit de la
messe de minuit, le chapelier et sa dame
déclarèrent nettement qu’ils ne bougeraient
pas. En conséquence de quoi M. et
Mme Lucre durent renoncer à cette
expédition.
Restait Adrienne Lucre. Elle pleura.
C’était une petite personne maigre et
pointue, avec deux nattes blondes qui se
tenaient tout droit comme des épis de
seigle. On lui avait toujours dit qu’à dix-huit
ans une jeune fille devenait un personnage
important, et voilà qu’on la
privait dès le premier jour du double
plaisir de la messe de minuit et de l’automobile.
Il y avait de quoi pleurer.
Antoine Chanfrein — adolescent pâle
et dégingandé — s’offrit à la conduire.
M. et Mme Chanfrein insistèrent. M. Lucre
céda. Mais Mme Lucre poussa les
hauts cris.
— Vous n’y pensez pas !… Que dirait
on ?… Ma fille seule avec un monsieur !
— Un de vos domestiques accompagnerait
nos enfants.
— Impossible. J’ai besoin d’eux pour
préparer le souper.
— Eh bien, quoi, mon fils est un garçon
sérieux…
Mme Lucre finit par céder à son tour,
et les deux jeunes gens, enveloppés
d’épaisses fourrures, s’en allèrent dans
la nuit glaciale.
— Ah ! fit Mme Lucre en soupirant,
ma mère n’aurait jamais consenti… mais
ces jeunes filles d’aujourd’hui !…
⁂
Elle vit bien, lorsque les invités du
souper furent mis au courant, que sa
faiblesse maternelle était sévèrement
jugée. Ces dames Fromage et Durécu
prirent un air pincé. Mlle Lasseiche sourit
de biais.
Et l’effet fut d’autant plus désastreux
qu’à une heure du matin l’automobile
n’était pas de retour. Un accident ?
— Jamais, protesta M. Chanfrein, Antoine
est trop précautionneux.
Une heure dix… une heure vingt… La
situation de Mme Lucre devenait intolérable.
Ces dames Fromage et Durécu
accentuaient leur air pincé. Mlle Lasseiche
pouffait intérieurement.
Enfin des appels de trompe, l’éclair
des phares, le grondement du moteur…
On se précipita sur le perron.
— Qu’y a-t-il eu ? Pourquoi ce retard ?…
Nous étions dans des transes !
— Une panne, répondit Antoine, presque
rien… une bougie encrassée… Ah !
nous en avons eu, du mal, n’est-ce pas,
Mademoiselle ?
— Oh ! oui, un moment je croyais
qu’il faudrait renoncer au souper !
Ils semblaient très gais, heureux de
vivre, amusés par l’imprévu de leur
escapade. Adrienne sauta de la voiture,
et Antoine se préparait à gagner la remise,
lorsque des cris se firent entendre,
de petits cris aigus et, cependant, comme
étouffés.
Qu’est-ce que cela signifiait ? On
écouta : les cris venaient du côté de l’automobile.
Munis d’une lanterne, ces
messieurs descendirent les marches du
perron et s’approchèrent. M. Chanfrein
jeta une exclamation de surprise. Sur le
plancher du tonneau, entre les deux sièges.
quelque chose de blanc remuait,
quelque chose de blanc criait.
Chargés de ce quelque chose, ils remontèrent
en hôte dans le vestibule.
C’était, parmi des couvertures et les langes,
un enfant, un gros garçon de trois
ou quatre mois, rouge de colère.
IL y eut un instant de stupéfaction. On
se regardait et l’on regardait ce petit être
inattendu. Mme Lucre balbutia :
— Qui est-ce ? D’où vient-il ?
Les deux jeunes gens ne comprenaient
pas, ahuris, les yeux écarquillés.
— Je te jure, maman, murmura
Adrienne, comme si elle avait à se défendre
contre une vague accusation.
Mlle Lasseiche éclata d’un rire mauvais :
— Eh bien, vrai, mes bons amis, voilà
de la belle besogne !
— Que voulez-vous dire ? demanda
Mme Lucre d’un ton furieux.
— Moi ? rien… je constate.
M. Chanfrein prit la parole :
— Voyons, Antoine, m’expliqueras-tu
d’où vient ce marmot ?
— Je te jure, papa…
— Mais il ne s’agit pas de jurer. Parbleu,
on ne vous accuse de rien… Seulement,
nous voudrions savoir…
— Mais je ne sais pas… je n’ai quitté
la voiture que pendant la messe, près de
l’église.
Elle ne répondit pas. Elle contemplait
l’enfant d’un air étonné, et l’enfant, bien
au chaud, apaisé, se mit à lui sourire de
sa large bouche vide. Adrienne alla lui
chercher un peu de lait. Elle le fit boire,
et elle ne cessait de le regarder, et dans
on cerveau de jeune provinciale qui
n’avait jamais réfléchi aux grands mystères
et à qui la légende des houx où
l’on trouve les petits enfants suffisait
amplement, germait confusément l’idée
de liens indéfinissables entre elle et cet
enfant inconnu, surgi des ténèbres, une
nuit de Noël…
⁂
L’aventure fit beaucoup de bruit. On
potinait ferme tout alentour. Cela ne paraissait
pas très clair, cette histoire d’escapade
nocturne, de messe, d’automobile
en panne, et d’enfant recueilli on ne
savait où. Évidemment on ne pouvait
rien supposer… mais enfin… bref une
jeune fille dont on parle trop est une
jeune file compromise. Il fallut aviser.
Trois mois après, Mlle Lucre épousait
Antoine Chanfrein. Le jour suivant on
baptisa le jeune Noël Chanfrein, leur fils
adoptif.