Contes du soleil et de la pluie/11

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Une Promenade

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— En attendant le retour de mon mécanicien, je rangeai la voiture dans une des allées qui traversent les Acacias et me promenai de long en large.

Une jeune femme, accompagnée de deux petites filles et d’une gouvernante, s’arrêta devant l’automobile et prononça quelques mots que je n’entendis point. Elle continua sa route, puis revint sur ses pas, allant et venant comme moi. Je la croisai donc à diverses reprises. Elle était grande, d’allures très souples, et son visage, sous le voile qui le couvrait, me parut admirablement beau.

Au bout de quelques minutes, comme je passais près d’elle, une des petites filles s’écria :

— Tu sais, maman, papa m’a fait promettre de le rejoindre à deux heures.

La jeune femme tira sa montre et dit à la gouvernante :

— Vous allez les conduire, Hélène, et vous prierez monsieur de venir me chercher ici vers cinq heures avec la victoria et les enfants. Je vais me reposer. Il fait si beau.

L’une après l’autre, ses filles lui sautèrent au cou. Elle les embrassa tendrement et les suivit d’un long regard affectueux jusqu’à ce qu’elles disparussent. Alors elle s’assit et ouvrit un livre.

Un quart d’heure s’écoula. Un peu énervé d’attendre, je mis la voiture en mouvement et me disposais même au départ, quand l’inconnue se leva, s’approcha de moi et me dit vivement :

— Monsieur…

Elle hésita et, plus calme, sourit.

— Pardonnez-moi, j’ai obéi à une impulsion irréfléchie, et maintenant ma démarche me semble si déplacée… que je n’ose plus…

— Une femme peut toujours oser, lui dis-je, assez embarrassé moi-même.

— Eh bien, voilà. Je n’ai jamais été en automobile, et je voudrais… oh ! une petite promenade seulement, si cela ne vous dérange pas trop… Est-ce très indiscret ?

Pas une seconde je ne songeai à une aventure. Elle avait un air de distinction trop réel et des manières trop réservées, pour qu’on la pût suspecter d’autre chose que d’une inconséquence fortuite, d’une fantaisie soudaine d’honnête femme.

Elle-même d’ailleurs précisa :

— Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas. Si vous y consentez, nous ne chercherons pas à en savoir davantage l’un sur l’autre. Aucune parole ne sera prononcée. La conversation est toujours un effort entre deux êtres qui ne se sont jamais rencontrés. À quoi bon nous l’imposer, cet effort ?… Une heure ou deux de silence, et à grande vitesse, oh ! à très grande vitesse… pour que j’aie bien peur… voulez-vous ?

Je m’inclinai et lui dis :

— Dans trois heures, madame, je vous ramènerai ici.

Elle accepta ma main pour monter. Nous partîmes.

Suresnes, Saint-Germain, Eragny, Pontoise, les charmantes vallées de la Viosne et de la Troëne, et Chaumont-en-Vexin, et Méru… les villes et les villages accouraient à notre rencontre comme des cités mouvantes, et s’immobilisaient soudain derrière nous, comme des choses dédaignées et semées en route. Et les bois, et les plaines, et les rivières, et les collines, tout cela s’éveillait à notre approche, et nous montions, et nous descendions avec la sensation vague d’être bercés par le rythme secret de la terre qui respire. Vie adorable et puissante !

On n’est plus qu’une masse sensible, délicate, frissonnante, où palpite la foule des émotions. On est comme augmenté, comme gonflé de tout ce que l’on voit et de-tout ce que l’on admire, fièvre d’éternelle jeunesse où la jeunesse se hausse à un degré d’acuité extraordinaire, où l’on est imprégné de joie et de bonté, où l’on voudrait embrasser les êtres et les choses.

Tout cela, je ne doutais pas que ma compagne l’éprouvât avec la même ivresse que moi. Je le voyais à son visage contracté et à la flamme ardente qui luisait dans ses yeux. Selon ce qu’elle avait dit, elle ne prononça pas un mot. Plusieurs fois seulement elle soupira, soupir de peur à certains moments où le danger nous frôla, gémissement d’extase devant certains spectacles subitement aperçus.

Chambly, Beaumont, l’Isle-Adam, la forêt… Vraiment, c’était affolant, cette course vertigineuse à travers l’espace, affolant et mystérieux auprès de cette inconnue dont le cœur battait avec le mien, dont les yeux s’ouvraient aux mêmes visions que mes yeux, et qui semblait, comme l’eût fait l’amie la plus confiante, m’avoir livré toute sa destinée.

Et j’allais, j’allais, avec cette impression étrange que c’était en moi que résidait le principe même du mouvement qui nous emportait. Et j’aurais voulu plus de vitesse encore, et des forces toujours renouvelées, et que quelque miracle…

Un choc, une déviation terrible, la sensation de n’être plus rien que le jouet d’une puissance formidable… Que s’est-il passé ? Je suis à terre, sans blessures, je crois, mais tout étourdi. Ce n’est que peu à peu que je reprends connaissance… j’ouvre les yeux…je me souviens… ma compagne… qu’est-elle devenue ? Elle est là, sur le bord de la route, inanimée. Au front, un petit filet de sang coule sur la face livide. Je me penche. Elle est morte…

Eh bien, voici ce que j’ai fait, machinalement presque, mais résolument : je l’ai portée dans un fourré voisin et ensevelie sous un amas de branches et de feuilles, je suis revenu sur la route, avec l’aide des premiers paysans qui passèrent j’ai dégagé ma voiture du talus où elle avait pénétré sans trop de dommage… et je suis reparti…

Oui, reparti vers l’Ouest, vers la Bretagne, vers la Vendée. Et durant des semaines je n’ai pas ouvert un journal, et je n’ai parlé à personne. Et de la sorte je ne sais pas, et je ne saurai jamais qui est la pauvre créature dont J’ai pris la vie.

Et elles non plus, les petites filles qui attendaient là-bas, ne savent point, et lui non plus le mari, et peut-être ainsi le doute mêle-t-il à leur douleur quelque espérance. Mais apprendre leur nom, les voir, leur révéler l’épouvantable vérité, m’expliquer sur ce drame en leur présence, sous leur regard éperdu, non, non, je ne pourrais pas…

Maurice LEBLANC.