Contes du soleil et de la pluie/110

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LA RÉALITÉ TRAGIQUE

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J’ai reçu ces jours-ci d’un « fidèle lecteur de l’Auto » une lettre que je demande la permission de reproduire en partie.

Les lettres que l’on reçoit de la sorte contiennent souvent de précieux renseignements, quelquefois des éloges dont on ne manque pas de s’enorgueillir et que l’on juge tout à fait justifiés, quelquefois aussi des critiques que l’on s’empresse d’attribuer à de parfaits imbéciles.

Il vous arrive même d’être injurié. Je fis jadis un conte où un mari apprenait, après la mort de sa femme, que celle-ci l’avait trompé. L’histoire, racontée par le mari sous forme de confession, se terminait ainsi : « Je courus jusqu’au cimetière et je crachai sur la tombe de la morte… »

Le lendemain je recevais ces mots :

« Monsieur, vous avez craché sur la tombe d’une femme, vous êtes un misérable. Si mon opinion ne vous plaît pas, voici mon nom et mon adresse. »

Non content d’être un misérable, je fus également un lâche et ne relevai point l’insulte. D’ailleurs, ma conscience me donnait tort : n’avais-je pas craché sur la tombe d’une femme ?

Cette fois mon correspondant n’est pas aussi sévère. Il ne me traite pas de misérable. Cependant il trouve que j’abuse un peu du droit discrétionnaire que possède tout écrivain sur la vie de ses personnages.

« Vous les tuez, Monsieur, avec une désinvolture vraiment stupéfiante. Le dénombrement de vos victimes égalerait, pour qui aurait la patience de le faire, le chiffre des pertes subies par un corps d’armée russe en Mandchourie. C’est du sang, toujours du sang, des membres tordus, des crânes fracassés, des cervelles qui sautent…

« Et quels raffinements ! quelle diversité dans les supplices ! A la seule vue de votre signature, je me demande à quelles catastrophe imprévue et horrifique je vais assister. C’est un mari qui écrase la tête de sa femme entre le capot de son automobile et le tronc d’un arbre. C’est une femme qui précipite son mari et sa voiture du haut d’une falaise dans l’éternité. C’est Gueule-Rouge qui ravage les routes de France. C’est… Mais je n’en finirais pas si j’essayais de détailler par le menu les hécatombes que vous sacrifiez au Moloch de l’automobile.

« Car, remarquons-le, c’est toujours l’automobile la grande coupable. Elle tue, elle égorge, elle assomme, elle broie, elle rend fou, stupide, méchant…

« Eh bien, non, Monsieur, tout cela n’est que jeux barbares de votre imagination, amusements d’écrivain en mal de copie. Vous avez fait la gageure d’immoler tant d’êtres humains en tant de lignes, et vous les immolez en conscience. Mais vous ne me ferez pas croire que l’automobile est un tel agent de destruction et de mort.

« Ouvrez les journaux. De-ci de-là, un petit accident. Un pneumatique éclate et deux ménages sont anéantis. Huit jours après, la barrière d’un passage à niveau est fermée, et une famille disparaît de ce monde. Mais ces faits-divers ne constituent pas des événements extraordinaires. C’est une moyenne d’accidents tout à fait normale. Et surtout il n’y a jamais rien là qui rappelle ce côté exceptionnel, fatal, monstrueux, formidable, dont il semblerait, d’après vous, que tous les accidents d’automobile sont marqués.

« Donc, Monsieur, restez-en là et, croyez-moi, n’essayez pas plus longtemps de nous faire frémir avec des contes à dormir debout. La réalité est plus simple et plus banale, sans compter que, bien souvent, vous dépassez le but et que l’on a quelquefois, plus envie de rire que de trembler. »

Je l’avoue, cette lettre m’a quelque peu inquiété. Mon correspondant anonyme avait-il raison ? Je me sentis des remords envers l’automobile. En accusant de tant de forfaits un sport qui m’a donné tant de joies, n’étais-je pas injuste ? Tout se passait-il uniquement dans mon imagination, et la réalité n’offre-t-elle donc jamais de ces drames terribles et troublants que nous nous plaisons à inventer ? En un mot, n’y a-t-il pas vraiment dans l’automobile une source de mystère et d’épouvante que nous ne connaissions pas encore ?

J’ai trouvé la réponse dans un article de journal belge que j’ai mis de côté au mois d’août dernier, et que le hasard fait tomber de nouveau sous mes yeux. Je le reproduis dans toute sa simplicité, et je demande si jamais conteur a imaginé quelque chose de plus effroyable, de plus tragique et de plus anormal.

« La nuit dernière, à Blankenberghe, Mme Neyrinckx était fort inquiète de ne pas voir rentrer son mari, mécanicien, qui avait été appelé à Zuyrenkerke, à mi-chemin de Bruges et de Blankenberghe, pour une réparation à faire à une automobile. La réparation s’était prolongée très longtemps et l’entrepreneur n’avait pris le chemin du retour sur sa motocyclette qu’à trois heures du matin. La femme, tourmentée de cette absence, avait éveillé son fils, Un jeune homme de vingt-quatre ans environ, et lui avait demandé d’aller à la rencontre de son père. Le fils enfourcha à son tour une motocyclette et partit à grande allure.

« Les deux chauffeurs se rencontrèrent à dix kilomètres de Blankenberghe ; tous deux voulurent virer si maladroitement qu’ils coururent droit l’un sur l’autre Le choc fut terrible. M. Neyrinckx père a été tué sur le coup, et le fils est mortellement atteint. »

Maurice LEBLANC.