Contes du soleil et de la pluie/13

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE TOURNOI

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Cet été, ma fille Lauriane a pris vingt ans. Elle est grande, forte et harmonieuse. Sa beauté, plus encore que sa fortune, j’en suis sûr, et que l’éclat du vieux nom qu’elle porte, attirait de nombreux prétendants. Je résolus de la marier.

Ma tendresse et mon respect pour elle m’interdisant de peser, si peu que ce fût, sur sa décision, je voulus qu’elle choisit dans des conditions de liberté telles que son choix pût être clairvoyant, raisonné, logique, en accord avec ses goûts, son imagination et son cœur. C’est pourquoi j’ouvris toutes grandes les portes du château à quelques-uns de mes jeunes camarades de cercle, aux amis de mon fils et aux amis des compagnes de ma fille.

La rivière coule au bas du parc. La pelouse offre un tennis. Le golf s’étend sur de vastes prairies. Les larges routes rayonnent à perte de vue. Un massif d’âpres collines se hérisse non loin. Bicyclettes, chevaux de course, de polo et de parade, automobiles, fusils, fleurets, rien ne manquait.

Vers le milieu d’août évoluaient autour de Lauriane vingt jeunes hommes, tous empressés à se faire valoir, adroits, entraînés, ardents, et justement jaloux les uns des autres. Véritable tournoi dont elle était la reine et qui plaisait à son instinct de fille noble !

Passionnée de plein air, éprise de tout ce qui marque la force et l’endurance, elle comparait les exploits, discernait les mérites, et le regard d’approbation que ses grands yeux bleus fixaient sur le vainqueur était le signe de triomphe que les rivaux se disputaient le plus avidement.

En septembre il n’en restait que quatre, les autres ayant senti l’inutilité de leur poursuite. Et sur ces quatre, il me parut que Bertrand d’Avrezy, moins souple et moins robuste, s’éliminait de lui-même, du jour où, sans plus participer aux luttes, il se contenta d’y assister en spectateur.

Et le tournoi fut entre Pierre de Longueville, athlète puissant, grave, simple, au bon visage d’amoureux timide et dévoué, Aristide Géreuse, nerveux, élégant, infatigable, mystérieux et séduisant, et ce grand fou d’Hector de Beaupré, si déconcertant d’audace, chevalier d’aventures inouïes, héros sympathique et charmant. Lequel de ces trois serait l’élu ? Vainement je tâchais de le deviner aux manières de Lauriane. Rien ne révélait ses sentiments.

Et peut-être était-ce l’incertitude qui donnait à chacun tant d’espoir tenace et le stimulait d’un tel zèle. Leurs moindres gestes étaient des gestes d’hommes qui veulent plaire et conquérir. Visiblement ils ne pensaient qu’à cela et n’agissaient que pour cela. L’orgueil égalisait leurs chances dans les jeux mêmes où d’ordinaire leur valeur différait. Géreuse, un jour, meilleur cycliste, suivit durant six heures la voiturette de Beaupré. Le lendemain Longueville, de souffle plus court cependant, tenta la même épreuve et réussit. À la chasse, au polo, devant la cible, ils triomphaient alternativement sans que la suprématie d’aucun pût s’affirmer de façon définitive.

Certes, je ne faisais pas à Lauriane l’affront de croire que son choix dépendît du plus ou moins d’habileté à ces exercices, d’une victoire de cycliste ou d’escrimeur ; mais c’étaient là manifestations d’énergie et de volonté au travers desquelles son intuition de femme devait distinguer les qualités d’humeur et de caractère qu’elle demandait au futur compagnon de sa vie. N’est-ce point dans le déploiement brutal de notre nature physique que se révèlent le mieux nos dissemblances morales ? Ces trois compétiteurs, que je ne jugeais qu’au point grossier de la force, de l’élégance et de l’audace, étaient des amoureux. L’amour s’exprimait par leurs mouvements et leurs efforts. En ce langage secret, perceptible aux seules oreilles de Lauriane, qui donc l’emportait ?

Le dernier jour arriva. Il était temps, car un peu de haine commençait à diviser les rivaux. J’interrogeai Lauriane.

— Ma fille, voici l’heure. As-tu fait ton choix ? D’avance, je le ratifie. Tous trois me plaisent également. Lequel a su te plaire ? Géreuse, Longueville ou Beaupré ?

— Bertrand d’Avrezy, me dit-elle de sa voix calme.

Je fus stupéfait. D’Avrezy ! le seul qui eût subi l’humiliation de la défaite, et d’une défaite si évidente que lui-même avait dû l’avouer ! D’Avrezy, si pâle, si falot au regard des autres !

— Est-ce possible ! m’écriai-je. Mais c’est un faible, un vaincu. Les autres t’ont prouvé mille fois mieux leur amour !

— Mais lui m’a fait comprendre le sien mille fois mieux !

— Par quoi donc ?

— Par la parole.

Elle saisit mon bras et m’entraîna dans les allées désertes.

— Il parle, père. Les autres agissent, se démènent, s’efforcent, courent, galopent et montrent ainsi l’ardeur de leur amour. Lui me dit le sien, et c’est délicieux. Il sait parler. Il connaît les mots qui font trembler des pieds à la tête et qui donnent envie de tomber à genoux, les mots divins qui nous paraissent aussi doux que les caresses que nous ignorons encore. Il m’a pris par là, père. En amour il n’est pas un acte qui vaille une parole…

Au fond, vois-tu, la femme ne peut guère se marier qu’au hasard, sur des apparences. La force, l’audace, l’énergie, l’adresse ne nous offrent, quoi que tu en dises, que des indices bien superficiels. Alors pourquoi ne pas nous en rapporter tout simplement à la parole ? Elle n’est pas plus fausse qu’un geste, et combien elle est plus séduisante, plus enveloppante, plus compliquée, plus mystérieuse, plus adorable !

Elle ajouta d’un ton de câlinerie charmant :

— Ah ! père, ne me méprise pas. Savoir parler est un sport comme les autres. L’éloquence vaut la force, car elle donne non seulement l’illusion de la force, mais de choses bien plus hautes, de l’intelligence et de l’esprit. Elle éclaire, elle illumine, elle ennoblit, elle embellit… Ah ! si tu savais, père chéri, comme sa voix me grise ! Tout l’amour est en elle ! Je l’aime, je l’aime…

Maurice LEBLANC.