Contes du soleil et de la pluie/15

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LA PRISONNIÈRE

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Pour sortir en voiturette de la gorge solitaire où j’habitais cet été-là, il me fallait traverser la petite ville de Lunerol, et dès le premier jour, à droite de la longue rue tortueuse et sombre qui la divise en deux, je remarquai ce joli visage de jeune fille, d’enfant presque.

Elle demeurait au rez-de-chaussée de l’une des maisons les plus lamentables de l’endroit, en face d’une prison dont les murs énormes ne laissaient pénétrer qu’un peu de vague lumière et jamais un rayon de soleil.

Assise auprès d’une femme à cheveux gris que je sus depuis être sa mère, elle travaillait à des ouvrages de dentelle. Dans l’encadrement de la fenêtre, elle offrait vraiment un délicieux spectacle de grâce et de charme.

De tristesse aussi, car rien n’est plus mélancolique que ces visions de jeunesse qui se fane, de fraîcheur qui se flétrit. On éprouve de la gêne, de la révolte. Pour moi je n’oublierai jamais qu’à l’issue du long couloir humide que forme la rue, quand je débouchai sur la vaste plaine, claire et joyeuse, ma sensation de délivrance se mêla d’un peu de remords comme si j’avais été complice de quelque chose d’injuste.

Le lendemain nos yeux se rencontrèrent. Elle rougit et baissa la tête. Et j’emportai son image avec moi parmi les bois et les vallées, sa douce image de vierge trop pâle, au profil émacié, au cou qui s’incline en un geste de lassitude.

Et chaque jour il en fut ainsi : un regard très rapide, l’impression que je respirais au passage une fleur cachée et de couleurs discrètes, et durant toute ma promenade, un parfum subtil qui s’attachait à moi, un souvenir qui mettait comme un voile de deuil à mes allégresses et à mes exaltations de plein air.

Au bout d’une quinzaine, quoique son visage n’eût pas même tressailli, il me sembla qu’un sourire invisible en avait éclairé la morne expression. Et j’en conçus peut-être plus de peine en songeant à tout ce qu’il y avait de sourires enfouis et de bonheurs impossibles en cette petite existence de recluse sans espoir.

Et je me rappelle très nettement qu’après m’être échappé vers les plaines ouvertes, à toute vitesse, comme un fou, sans vouloir réfléchir, je m’arrêtai soudain au sommet d’une côte et descendis de voiture. Non, c’était trop injuste d’aller ainsi, ivre de mouvement, dans le grand espace lumineux, tandis qu’elle, mon amie inconnue, s’étiolait dans les ténèbres d’une prison. Et mes yeux s’étant posés sur l’immensité merveilleuse des horizons, je les fermai de mes deux poings crispés. Non, je ne verrais pas la beauté du ciel et de la terre, tandis qu’elle ne considérait que les pavés gras et les murs qui suintaient !

Enfantillage certes, excitation d’un esprit sentimental qui se complaît dans l’excès même de sa sensibilité. Mais qu’il parle donc celui dont le plaisir ne fut jamais assombri par le spectacle d’une misère !

Et l’idée me vint, le désir impérieux m’envahit de la faire, ne fût-ce qu’une fois, participer à mon plaisir. Tant qu’elle n’aurait pas senti ce que je sentais jusqu’alors avec une telle intensité, je n’aurais plus de joie à le sentir. Il fallait qu’elle sût, elle aussi, qu’elle palpitât, qu’elle s’ouvrît au soleil, qu’elle s’épanouît à l’infini.

Mais comment l’avertir ? Sa mère ne la quittait pas, inquiète déjà, je m’en rendais compte, de mon passage quotidien. Une lettre n’était point possible. Je cherchais, je combinais… À quoi bon ? L’accord qui s’établissait entre nous, sans qu’aucun signe le révélât, suffisait à l’instruire de ma volonté secrète. Et un jour, au battement de ses paupières, à la flamme de ses yeux, je compris qu’elle cédait. Ma conviction fut violente, irrésistible. Et, au sortir de la ville, je l’attendis.

Et elle vint en effet, elle vint en courant, toute rose, tout essoufflée.

Il n’y eut pas un mot d’échangé, et ce silence est peut-être l’impression la plus formidable d’entente parfaite et d’harmonie immédiate que j’aie jamais connue auprès d’un de mes semblables. C’était, de sa part, l’abandon suprême, un acte de foi, et de la mienne un aveu de respect et de gratitude.

Ce que fut cette promenade divine, je ne tenterai pas de le dire. Ce que je vis, ce que j’éprouvai, je n’en sais rien d’ailleurs, tellement il me parut que je vivais dans un monde surnaturel. C’est comme un grand souvenir confus de lumière et d’espace, comme un effort immense que je faisais pour m’emplir de ces mêmes choses qui devaient, en même temps que moi, la pénétrer d’émotion et d’ivresse sacrée.

Une heure après, nous revenions à l’endroit où je l’avais retrouvée. Était-ce la séparation définitive ? Cette idée me déchira. Je lui dis :

— Demain ?

— Non.

— Alors, quel jour ?

Avec un triste sourire, elle murmura :

— Jamais, sans doute.

Je tressaillis et insistai :

— Demain, il le faut.

— Vous ne me verrez pas demain à la fenêtre ; et quand me verrez-vous, je ne sais. Vous ignorez tout ce que vous avez éveillé de curiosité dans la ville, et tous les commérages qui en ont résulté. C’est pour moi que vous veniez, personne ne s’y méprend, il n’est pas un seul de nos regards qui n’ait été surpris.

Notre entente est connue de tous. On m’a vue descendre tantôt, on ma suivie, quelqu’un fut même témoin de notre départ. Et tenez… observez, là-bas, ces deux femmes qui nous épient.

— Eh bien ?

— Eh bien, ma mère doit être au courant déjà. Elle est très rigide, ma mère. Demain la fenêtre sera close et je n’aurai plus le droit de quitter ma chambre.

— Mais ces ennuis, ces tourments, vous les prévoyiez en me rejoignant ?

— Oui.

— En ce cas ?…

— L’heure qui vient de s’écouler valait bien davantage. Je ne regrette rien.

Grave, simple en sa mise de petite ouvrière en qui l’on devinait un instinct d’élégance et de grâce, elle avait un air de douceur résignée qui me navra, et aussi une expression très résolue.

— Ainsi donc ?… demandai-je.

— Ainsi donc, adieu. Vous oublierez facilement ce qui n’était pour vous qu’une aventure sans conséquence, un amusement. Moi, je me souviendrai, et ce sera bon.

Elle me tendit la main, je la baisai et elle s’éloigna.

Le lendemain je passai sous la fenêtre. Elle était close, selon ses prévisions.

J’y repassai le surlendemain. Même vision de logis abandonné. Et durant tout un mois je repassai sans plus de succès. Et je savais qu’elle était là, enfermée. Elle, prisonnière, cette enfant de joie et de beauté, à laquelle je n’avais réussi qu’à donner le regret de l’espace et de l’indépendance !

À l’automne je dus partir, et la vie recommença, comme autrefois, vie de plaisir, de travail et d’oisiveté.

Mais, un soir d’hiver, à bout de forces, je retournai là-bas et j’allai frapper à la porte du vieux logis sombre…

Elle est ma femme aujourd’hui.

Maurice LEBLANC.