bookContes du soleil et de la pluieMaurice LeblancL’Auto1902ParisVLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvuLeblanc — Contes du soleil et de la pluie, parus dans L’Auto, 1902-1907.djvu/167-70
CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE
LA PRISONNIÈRE
Pour sortir en voiturette de la gorge
solitaire où j’habitais cet été-là, il me
fallait traverser la petite ville de Lunerol,
et dès le premier jour, à droite
de la longue rue tortueuse et sombre
qui la divise en deux, je remarquai ce
joli visage de jeune fille, d’enfant
presque.
Elle demeurait au rez-de-chaussée
de l’une des maisons les plus lamentables
de l’endroit, en face d’une prison
dont les murs énormes ne laissaient
pénétrer qu’un peu de vague lumière et
jamais un rayon de soleil.
Assise auprès d’une femme à cheveux
gris que je sus depuis être sa
mère, elle travaillait à des ouvrages de
dentelle. Dans l’encadrement de la fenêtre,
elle offrait vraiment un délicieux
spectacle de grâce et de charme.
De tristesse aussi, car rien n’est plus
mélancolique que ces visions de jeunesse
qui se fane, de fraîcheur qui se flétrit.
On éprouve de la gêne, de la révolte.
Pour moi je n’oublierai jamais qu’à
l’issue du long couloir humide que
forme la rue, quand je débouchai sur la
vaste plaine, claire et joyeuse, ma sensation
de délivrance se mêla d’un peu
de remords comme si j’avais été complice
de quelque chose d’injuste.
Le lendemain nos yeux se rencontrèrent.
Elle rougit et baissa la tête. Et
j’emportai son image avec moi parmi
les bois et les vallées, sa douce image
de vierge trop pâle, au profil émacié,
au cou qui s’incline en un geste de lassitude.
Et chaque jour il en fut ainsi : un
regard très rapide, l’impression que je
respirais au passage une fleur cachée et
de couleurs discrètes, et durant toute
ma promenade, un parfum subtil qui
s’attachait à moi, un souvenir qui mettait
comme un voile de deuil à mes
allégresses et à mes exaltations de plein
air.
⁂
Au bout d’une quinzaine, quoique
son visage n’eût pas même tressailli,
il me sembla qu’un sourire invisible en
avait éclairé la morne expression. Et
j’en conçus peut-être plus de peine en
songeant à tout ce qu’il y avait de sourires
enfouis et de bonheurs impossibles
en cette petite existence de recluse
sans espoir.
Et je me rappelle très nettement qu’après
m’être échappé vers les plaines
ouvertes, à toute vitesse, comme un fou,
sans vouloir réfléchir, je m’arrêtai soudain
au sommet d’une côte et descendis
de voiture. Non, c’était trop injuste d’aller
ainsi, ivre de mouvement, dans le
grand espace lumineux, tandis qu’elle,
mon amie inconnue, s’étiolait dans les
ténèbres d’une prison. Et mes yeux
s’étant posés sur l’immensité merveilleuse
des horizons, je les fermai de mes
deux poings crispés. Non, je ne verrais
pas la beauté du ciel et de la terre, tandis
qu’elle ne considérait que les pavés
gras et les murs qui suintaient !
Enfantillage certes, excitation d’un esprit
sentimental qui se complaît dans
l’excès même de sa sensibilité. Mais
qu’il parle donc celui dont le plaisir ne
fut jamais assombri par le spectacle
d’une misère !
⁂
Et l’idée me vint, le désir impérieux
m’envahit de la faire, ne fût-ce qu’une
fois, participer à mon plaisir. Tant qu’elle
n’aurait pas senti ce que je sentais jusqu’alors
avec une telle intensité, je n’aurais
plus de joie à le sentir. Il fallait
qu’elle sût, elle aussi, qu’elle palpitât,
qu’elle s’ouvrît au soleil, qu’elle s’épanouît
à l’infini.
Mais comment l’avertir ? Sa mère ne la
quittait pas, inquiète déjà, je m’en rendais
compte, de mon passage quotidien.
Une lettre n’était point possible. Je cherchais,
je combinais… À quoi bon ? L’accord
qui s’établissait entre nous, sans
qu’aucun signe le révélât, suffisait à
l’instruire de ma volonté secrète. Et un
jour, au battement de ses paupières, à la
flamme de ses yeux, je compris qu’elle
cédait. Ma conviction fut violente, irrésistible.
Et, au sortir de la ville, je l’attendis.
Et elle vint en effet, elle vint en courant,
toute rose, tout essoufflée.
Il n’y eut pas un mot d’échangé, et ce
silence est peut-être l’impression la plus
formidable d’entente parfaite et d’harmonie
immédiate que j’aie jamais connue
auprès d’un de mes semblables. C’était,
de sa part, l’abandon suprême, un acte
de foi, et de la mienne un aveu de respect
et de gratitude.
Ce que fut cette promenade divine, je
ne tenterai pas de le dire. Ce que je vis,
ce que j’éprouvai, je n’en sais rien d’ailleurs,
tellement il me parut que je vivais
dans un monde surnaturel. C’est comme
un grand souvenir confus de lumière et
d’espace, comme un effort immense que
je faisais pour m’emplir de ces mêmes
choses qui devaient, en même temps que
moi, la pénétrer d’émotion et d’ivresse
sacrée.
Une heure après, nous revenions à
l’endroit où je l’avais retrouvée. Était-ce
la séparation définitive ? Cette idée me
déchira. Je lui dis :
— Demain ?
— Non.
— Alors, quel jour ?
Avec un triste sourire, elle murmura :
— Jamais, sans doute.
Je tressaillis et insistai :
— Demain, il le faut.
— Vous ne me verrez pas demain à
la fenêtre ; et quand me verrez-vous, je
ne sais. Vous ignorez tout ce que vous
avez éveillé de curiosité dans la ville,
et tous les commérages qui en ont résulté.
C’est pour moi que vous veniez,
personne ne s’y méprend, il n’est pas
un seul de nos regards qui n’ait été
surpris.
Notre entente est connue de tous.
On m’a vue descendre tantôt, on ma
suivie, quelqu’un fut même témoin de
notre départ. Et tenez… observez, là-bas,
ces deux femmes qui nous épient.
— Eh bien ?
— Eh bien, ma mère doit être au courant
déjà. Elle est très rigide, ma mère.
Demain la fenêtre sera close et je n’aurai
plus le droit de quitter ma chambre.
— Mais ces ennuis, ces tourments,
vous les prévoyiez en me rejoignant ?
— Oui.
— En ce cas ?…
— L’heure qui vient de s’écouler valait
bien davantage. Je ne regrette rien.
Grave, simple en sa mise de petite
ouvrière en qui l’on devinait un instinct
d’élégance et de grâce, elle avait un air
de douceur résignée qui me navra, et
aussi une expression très résolue.
— Ainsi donc ?… demandai-je.
— Ainsi donc, adieu. Vous oublierez
facilement ce qui n’était pour vous
qu’une aventure sans conséquence, un
amusement. Moi, je me souviendrai, et
ce sera bon.
Elle me tendit la main, je la baisai et
elle s’éloigna.
⁂
Le lendemain je passai sous la fenêtre.
Elle était close, selon ses prévisions.
J’y repassai le surlendemain. Même
vision de logis abandonné. Et durant
tout un mois je repassai sans plus de
succès. Et je savais qu’elle était là,
enfermée. Elle, prisonnière, cette enfant
de joie et de beauté, à laquelle je n’avais
réussi qu’à donner le regret de l’espace
et de l’indépendance !
À l’automne je dus partir, et la vie recommença,
comme autrefois, vie de plaisir,
de travail et d’oisiveté.
Mais, un soir d’hiver, à bout de forces,
je retournai là-bas et j’allai frapper à la
porte du vieux logis sombre…