Contes du soleil et de la pluie/43

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Godefroy, recordman

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Après vingt ans de mariage, M.  et Mme Davoine, herboristes à Levallois-Perret, eurent la joie et l’orgueil de mettre au monde un garçon qui reçut le nom de Godefroy.

Ils résolurent de faire de Godefroy un homme.

— Oui, un homme, affirmait M. Davoine, et non pas une loque, un paquet de saindoux comme moi. Tâtez mon bras : aucune trace de biceps. Regardez ma poitrine étroite et rentrée, mon dos arrondi, mes jambes maigres, mon ventre énorme… N’est-ce pas pitoyable ? De la graisse où il n’en faut pas, et jamais des muscles où il en faudrait. Godefroy aura des biceps. Godefroy aura du poumon, du muscle, du jarret. Godefroy sera un homme.

On ne devient un homme que si on est élevé à la dure. M. Davoine avait été élevé dans du coton et dans l’eau tiède, et M. Davoine ne se considérait pas comme un homme.

Godefroy fut élevé à la dure. Tout d’abord on l’habitua à sa qualité d’homme par des déluges d’eau froide. L’eau froide, voilà ce qui vous forge un homme, disait M. Davoine.

— Si je le pouvais, s’écriait-il, je flanquerais mon fils à la Seine, tous les matins. Débrouille-toi, tu es un homme.

La Seine fut représentée par une cuve où l’héritier des Davoine conquit en hurlant les bénéfices de l’eau glacée.

— Crie, mon gaillard, cela te fera du poumon.

Et pour achever de lui faire du poumon on ne manquait pas une occasion de lui être désagréable. On le privait de son biberon, on infusait de la camomille dans son lait, on le laissait mijoter dans ses langes mouillés.

À la dure ! à la dure ! Une fois par jour M. Davoine, qui se croyait en tant qu’herboriste certaines connaissances en médecine, et par conséquent en anatomie, massait vigoureusement le poupon, histoire de lui faire du muscle, du jarret, du biceps. À la dure ! Godefroy couchait sur une planche rembourrée de varech.

— Cela lui donne de la souplesse, du rein, disait l’herboriste.

Et puis le grand air… Ah ! les Davoine avaient assez souffert de vivre au fond d’une boutique sombre et basse.

— Si j’ai cette mine de papier mâché, disait Mme Davoine, la faute en est au manque d’air. Mon fils n’en manquera pas.

Il y avait justement devant la boutique un petit carrefour orné d’un réverbère. On fixa là le chariot à roulettes du jeune sportsman, de telle sorte qu’on pût le surveiller de l’intérieur.

— Et maintenant, grandis, fortifie-toi, tu es en plein air ! Si tu ne deviens pas un homme tu n’as à t’en prendre qu’à toi-même.

Vent, pluie, neige, gelée, soleil, tout passa sur lui, non sans le gratifier de quelques rhumes, d’une congestion pulmonaire où il faillit rester et d’une insolation qui lui fournit des renseignements précieux sur la souffrance physique. À la dure ! à la dure !

Bien entendu, dès qu’il fut à l’âge où les enfants précoces titubent sur leurs jambes, on le contraignit à marcher. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il marcha donc, ce qui lui fit des jambes quelque peu torses. Mais, enfin, il marchait, c’était là l’essentiel.

Et ainsi la vie se poursuivit, passionnante pour les Davoine, qui fabriquaient un homme avec une suite dans les idées remarquable, peut-être moins délicieuse pour Godefroy dont les joues pâles et les yeux tristes semblaient dire qu’il n’avait pas les mêmes opinions sur la culture intensive du poumon et du muscle.

Le pas gymnastique fut vite adopté comme allure normale.

— Tu vois la boutique de l’épicier, là-bas ? Eh bien, au trot, mon garçon, les poings sur les hanches, et rapplique au galop. Tu as quarante secondes, sinon, gare à la gifle au retour.

Mais le rêve suprême, l’aboutissement final, c’était la bicyclette. Pour les Davoine la bicyclette représentait le sport lui-même. Course, escrime, équitation, alpinisme, canotage, tout se fondait dans la bicyclette. Un bon cycliste est un homme. À cinq ans Godefroy, qui ne pouvait raisonnablement pas dépasser cet âge sans être un homme, aurait sa bicyclette et monterait à bicyclette. Ensuite on verrait.

Et il advint un jour, après beaucoup de jours dont aucun, croyez-le, ne fut perdu pour le muscle et le poumon du jeune athlète, où Godefroy prit ses cinq ans. Ce jour-là la bicyclette fut livrée. Au bout de deux semaines Godefroy roulait seul.

Et l’entrainement commença.

D’abord, pas de position ridicule, n’est-ce pas ? C’est bon pour les gens du monde de se tenir raides comme un piquet sur leur machine. Le véritable athlète, celui qui veut faire de la route, se courbe en deux, afin que la force de ses bras s’ajoute à la force de ses jambes, et que la masse de son buste pèse sur chaque pédale.

Donc, tous les matins, avant l’ouverture de la boutique, la tête soigneusement placée entre les genoux, le dos arrondi en un cercle harmonieux, Davoine fils « pila » sur les bords de la Seine, dûment chronométré par Davoine père. Il y a exactement, du pont d’Asnières au pont de Neuilly, 6 kilom. 200 aller et retour. Or, à la suite de débuts sages et méthodiques, Godefroy, fut sommé de gagner une minute par semaine sur son temps. C’était raisonnable, n’est-ce pas ?

Il la gagna, sa minute, le mâtin ! C’est aussi qu’il avait de rudes dispositions. Avec lui on pouvait aller de l’avant, établir un record.

Un record, pourquoi pas ? M. Davoine consulta la liste des records. Celui de Levallois-Billancourt, 12 kilom. 125, était disponible.

— Nom d’un chien, mon vieux Godefroy, si vraiment tu es un homme comme tu en as la prétention, tu le décrocheras, ce record-là.

Un mois de préparation n’était pas de trop. Du moins au gré de Davoine père, car Davoine fils cultivait sournoisement pour la bicyclette à peu près le même amour furieux que pour les bains d’eau glacée, les coups d’insolation et le pas de gymnastique.

Enfin le soleil du dimanche 2 juillet se leva. À huit heures du matin M. Davoine, assisté de sa femme, donnait le signal du départ au sympathique champion, lequel s’élançait en coup de vent.

À sa suite un fiacre, attelé d’un coursier de choix, emporta le starter et son aide, qui ne cessèrent d’accompagner le champion de clameurs encourageantes et de menaces terribles.

À neuf heures dix-sept minutes huit secondes, Godefroy atteignait le pont de Billancourt, fourbu.

Le jour même le record fut homologué.

Le lendemain les journaux relatèrent cet exploit.

Le surlendemain des cartes de visite étaient confectionnées au nom de : « Godefroy Davoine, recordman de Levallois-Billancourt ».

Deux jours plus tard le jeune héros prenait le lit.

L’année suivante il en sortait avec une déviation de l’épine dorsale.

Aujourd’hui les clients aperçoivent quelquefois au fond de la boutique des Davoine un petit être souffreteux, livide, à moitié bossu, que ses parents rudoyent et tiennent à l’écart comme ces enfants mal venus dont on rougit. C’est le recordman de Levallois-Billancourt.

Malheureux ? Pas trop. Quand il est triste il n’a qu’à se rappeler l’époque où on s’évertuait à faire de lui un athlète, un coureur, un sportsman, un homme enfin, un homme ayant du muscle et du poumon ; et, ma foi, il n’est pas loin de trouver que le temps présent a du bon.

Maurice LEBLANC.