Contes du soleil et de la pluie/45

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

Le Triomphe

Séparateur

Arrivé là, Védreuil hésita : continuerait-il la petite promenade qu’il avait commencée à l’allure la plus paisible de sa nouvelle automobile ? Ou bien retournerait-il à Paris pour y prendre sa femme et lui proposer un tour au Bois-dans leur victoria ?

Il fut sur le point de s’enquérir des préférences de son mécanicien, tellement les siennes étaient peu marquées. À tout hasard, profitant d’un carrefour, il vira.

Au même moment une automobile venant de Paris passa rapidement près de lui. Sous l’amas des fourrures il reconnu sa femme et Georges Lubérac.

L’étonnement lui fit perdre quelques secondes. Puis, dans un éclair, la vérité lui apparut… les visites quotidiennes de Lubérac, la conduite souvent inexplicable de Suzanne depuis quelques mois… Comment douter ?

Et, lui, Védreuil, il s’en irait ainsi bénévolement, tandis que les autres… Allons donc !

Le virage, nerveusement exécuté, fut lent. Il dut s’y reprendre à trois fois. Quand il eut redressé sa voiture, il aperçut devant lui, au sommet d’une côte, à plus de mille mètres, les deux fugitifs.

Car certainement ils fuyaient, Védreuil était convaincu que Suzanne, elle aussi, l’avait vu et reconnu. Et c’était une preuve encore de sa faute. Innocente, elle eût enjoint à Lubérac d’arrêter.

Ah ! ce Lubérac ! Un élan de haine le souleva contre cet homme. Il ne l’avait jamais aimé d’ailleurs, jaloux au fond de ses succès de mondain, presque toujours dominé par lui, au Tir aux Pigeons, à la salle d’armes, chez Gastinne-Renette. Mais maintenant !… Ah ! s’il pouvait le rejoindre, le prendre à la gorge et le terrasser ! Avec quelle joie il lui montrerait la supériorité de ses muscles et de sa force d’athlète !

Il se sentait vraiment des idées de meurtre. Tuer lui apparaissait comme une nécessité inéluctable. Tous ses instincts lui ordonnaient de tuer. Il les tuerait tous deux. Cette femme ne serait plus qu’un souvenir dans sa vie, un souvenir de vengeance et de haine satisfaite.

Mais parviendrait-il à les rejoindre ? L’intervalle avait encore augmenté pendant le temps qu’il lui avait fallu pour entrer en pleine action.

— Quelle distance entre cette voiture et nous ? demanda-t-il à son mécanicien.

— Quinze cents mètres, peut-être.

— Quelle marque ?

— Monsieur sait bien, c’est la nouvelle voiture de M. Lubérac.

Ainsi, cet homme avait vu, lui aussi. EL il savait sans doute la chose. Mais qui ne la savait pas parmi les gens de l’office ? Ses doigts se crispèrent au volant. Il répéta :

— Quelle marque ?

— Une Mortier, 24-chevaux.

Comment ne s’était-il pas rappelé ? Quinze jours auparavant, ils avaient eu une discussion assez vive sur les mérites respectifs de leurs voitures. Lui, Védreuil, vantait sa 24-chevaux Rollebois. ricanait, orgueilleux de sa Mortier.

Mais, d’ailleurs, l’année précédente, sur la route de Trouville, tous deux conduisant des 12-chevaux de ces deux maisons, Lubérac ne l’avait-il point dépassé, et facilement dépassé ? Et n’était-ce pas, en ce sport comme en d’autres, une sorte de rivalité qui s’était établie entre eux, et où Lubérac avait eu, comme en tout, l’avantage ?

Védreuil mâchonna rageusement :

— Nous les tenons, n’est-ce pas ?

L’homme répondit :

— C’est à voir.

Une demi-heure s’écoula. Védreuil se taisait, les yeux fixés sur l’horizon. Visiblement la distance restait la même. Et cependant l’homme affirma :

— On gagne. S’il n’y a pas d’accroc nous les tenons.

— Mille francs pour vous en ce cas, et pas de bêtises, hein ? l’œil aux graisseurs… l’œil partout…

Et ce fut la poursuite éperdue, haletante, tragique. Le hasard de la route suivie n’offrit aux fugitifs aucun embranchement propice, aucun chemin de traverse où ils pussent s’engager à l’insu de Védreuil. Après chaque tournant il les voyait surgir à nouveau, et, chaque fois, il avait la perception très nette qu’il avait encore gagné un peu de terrain.

Un moment même — que s’était-il passé là-bas ? — bondissant à la cime d’une montée, il les aperçut en haut de l’autre montée, et cinq cents mètres au plus les séparaient. Et puis, à son tour, Par la fantaisie déconcertante des forces qui travaillent dans le mystère des machines, il faiblit un instant. Puis il se rattrappa, puis il maintint la distance, puis le diminua, la diminua…

Chasse folle et passionnante ! On aurait dit deux bêtes lancées dans l’espace, deux de ces bêtes ennemies qu’une haine atavique a toujours opposées l’une à l’autre au travers des siècles. Il semblait à Védreuil qu’un fil magique les liait toutes deux, et que ce fil, en se contractant, tendait à se rapprocher, tirant l’une en avant et l’aidant, retenant l’autre en entravant son essor.

Qui, c’était cela, il en avait l’impression physique : la bête fugitive était prise au lasso qu’il tenait à sa main et dont, à intervalles réguliers, il enroulait autour de son bras une nouvelle longueur, patiemment conquise.

— Je les ai, je les ai ! se disait-il avec ivresse, je les mène en laisse ! ils sont à moi ! ils ne peuvent m’échapper !

Maintenant il distinguait aisément, leurs moindres gestes. Le mécanicien était accroupi devant, aux pieds de Suzanne. Toutes les minutes, celle-ci se retournait, et Lubérac aussi, d’un coup d’œil rapide, mesurait la distance.

Comme ils devaient souffrir ! Quel drame en eux ! Quelle angoisse de bête à bout de souffle, qui sent l’haleine des chiens, qui sent leur morsure proche !

Trois cents mètres, peut-être… Deux cents… L’issue était fatale. Chaque tour de roue prenait consciencieusement la part de millimètres qui lui était dévolue. Rien à faire. Le point mathématique de la rencontre existait sur la route, à tant de kilomètres, marqué par tel arbre, par tel caillou.

Des éclats de rire secouaient Védreuil. Il lui semblait planer dans l’air, beaucoup au-dessus des deux misérables, comme un aigle qui va fondre sur sa proie.

Cent mètres… cinquante mètres… Le rire de Védreuil s’éteignit. À mesure qu’il approchait, une anxiété affreuse, horrible, lui serrait le cœur. Si quelque défaillance de sa voiture allait le trahir au moment où il touchait à son but ? Cette idée l’épouvantait, comme une menace de mort, de mort prochaine, immédiate, Mon Dieu, comme ils riraient à leur tour, les autres !

Désespérément il s’efforçait d’imposer sa volonté aux rouages capricieux, aux libres puissances du moteur, aux petites combinaisons minutieuses du carburateur, des bougies… « Je veux, je veux », murmurait-il avec une tension douloureuse de tous ses nerfs et de tous ses muscles.

Et soudain il poussa un cri de victoire, Lubérac ralentissait.

Une minute après la 24-chevaux Mortier appuyait sur le côté droit de la route et s’arrêtait.

Immobile, le regard fixe devant lui, Védreuil la dépassa et rangea également sa voiture sur le côté de la route, cent pas plus loin.

Il descendit, examine complaisamment sa Rollebois, comme un homme de cheval le coursier qui l’a conduit au triomphe, et, sans se hâter, d’un pas ferme, il retourna vers les vaincus,

Ils l’attendaient à quelque distance de leur voiture, Lubérac prêt à soutenir le choc, Suzanne derrière lui, assise sur le talus et courbée.

Lubérac allait parler. D’un geste Védreuil lui imposa silence. Il marcha droit à sa femme et lui dit :

— C’est bien vous, n’est-ce pas ?

Elle releva la tête et montra sa figure décomposée, livide. Il reprit :

— Je tenais à vous voir d’abord… à être bien sûr.

Il fit quelques pas dans un sens, quelques pas dans un autre. Son cœur battait tranquillement, selon son rythme ordinaire. Lui-même était étonné de son calme. Nul instinct de vengeance ne l’agitait.

Se venger, quand on est vainqueur et mille fois vainqueur ! quand on tient son ennemi là, sous ses yeux, humilié et terrassé ! Sauter à la gorge de son rival ? Mais c’était chose faite : il avait bondi sur lui à travers les plaines et les vallées, et l’autre se débattait sous son étreinte. Non, en vérité, sa haine était parfaitement assouvie. Il ne ressentait que de l’orgueil, mais un orgueil formidable, inconnu, un orgueil de conquérant qui galope sur le champ de bataille après la victoire.

Lubérac prononça quelques mots. Il lui coupa la parole. Un duel ! Mais il avait eu lieu, le duel ! il avait eu lieu entre la 24-chevaux Mortier et la 24-chevaux Rollebois. Que voulait-on de plus ? La rencontre n’était-elle pas décisive ?

Un instant les deux hommes se contemplèrent sous le déguisement étrange de leurs épaisses fourrures. Plutôt qu’un amant et qu’un mari outragé, c’étaient là, en présence, deux chauffeurs qui venaient de lutter et dont l’un a battu nettement l’autre.

Du moins il fut impossible à Védreuil d’éprouver un autre sentiment. Et il le formula de la manière la plus précise :

— Vous avez voulu faire faire à Madame une petite promenade en automobile. Moi, j’ai voulu simplement vous rejoindre pour vous dire de continuer cette promenade à votre aise, longtemps, toute la vie si ça vous plaisait. Et je vous ai rejoint. Je ne demandais pas autre chose.

Il s’inclina devant sa femme et lui dit : « Bon voyage, madame… » d’un ton ironique, comme s’il la plaignait d’avoir pour compagnon de route un si mauvais champion.

Et il partit joyeusement, allègrement, en homme qui va poursuivre son chemin à l’allure qui lui agrée et sans souci des rivaux qu’il écrase dans son triomphe.

Maurice LEBLANC.