Contes du soleil et de la pluie/50

La bibliothèque libre.


UN HOMME FORT

Séparateur

C’est dix minutes après m’être mis au lit et avoir éteint l’électricité, que j’eus l’impression de n’être point seul dans ma chambre. Quelqu’un était là, là, à six pas de moi, devant mes yeux grands ouverts et qui fouillaient vainement l’ombre impénétrable de la nuit.

Aucun bruit ne révélait cette présence. Mais je savais. Mon intuition était plus forte, plus clairvoyante qu’une certitude. Oui, quelque chose d’insolite se passait. Le silence n’était pas naturel. Il était trop profond, trop absolu, comme si une volonté supérieure en eût accru l’intensité formidable et que tous les froissements d’étoffe, tous les craquements de parquet s’y fussent perdus.

Mais l’homme avançait, cela ne faisait pas le moindre doute. Caché jusqu’ici derrière les rideaux de la fenêtre, il les avait écartés, Dieu sait avec quelles précautions ! et il avançait vers mon lit. J’estimai qu’il devait être à quatre pas de moi, le bras levé probablement et la main armée d’un couteau.

Et soudain je sentis que la sueur coulait tout le long de mon corps.

Je suis d’une force peu commune. À la salle de boxe on me redoute. Les exercices les plus violents me sont familiers. Un soir, près des fortifications, je me suis défendu aisément contre trois agresseurs. Pourtant, là, devant ce péril invisible, inconnu, devant ce péril qui n’existait peut-être pas, je me mis à trembler comme le dernier des lâches.

Mais il existait, n’est-ce pas ? l’homme approchait, prêt à frapper. Il allait frapper. Et voilà que je m’aperçus, phénomène déconcertant, que l’une de mes mains avait glissé jusque sur le marbre de la table de nuit où se trouvait mon revolver, et que l’autre montait par un mouvement imperceptible vers le bouton électrique. Et voilà que j’étais presque à genoux sur mon lit, et cela sans qu’une seule des ondes immobiles du silence eût été troublée, et cela malgré ma peur, malgré ma peur horrible.

Et je l’atteignis, mon revolver. Oui, je le tenais, et, parce qu’il était indispensable qu’il en fût ainsi la main qui le tenait s’arrêta de trembler. Mais l’autre, l’autre qui creusait l’ombre pour cheminer vers la muraille, ah ! la malheureuse la pauvre feuille frissonnante !  ;

Et mon cœur ! il m’ébranlait la poitrine, comme un battant de cloche. L’homme devait l’entendre. Ah ! quelle souffrance !

Et tout à coup je sentis… Mes doigts touchaient.. Mes doigts qui ne tremblaient plus pouvaient faire jaillir la lumière… Cela ne dépendait que d’eux… Je tournai…

L’homme était là, en face de moi, le bras levé.

Aveuglé par la lumière, comme heurté, il eut un petit mouvement de recul, poussa un faible gémissement, et son couteau tomba.

Et il eut peur. Oui, j’affirme qu’il eut peur. Ah ! certes, pas plus que moi, c’eût été impossible. Moi, j’avais été pris de peur, comme on est pris de froid, et rien au monde, aucun secours ne m’eût délivré de cette peur… rien que la disparition de l’homme. Mais il avait peur, lui aussi, sans quoi, qu’est-ce qui l’empêchait de se jeter sur moi, ou mieux de s’enfuir ?

Mais il ne bougeait pas, et nous restions là à nous regarder comme deux fous, les yeux hagards. C’était un être chétif, à la figure verdâtre, les paupières bordées de sang, le front bas et stupide.

Et moi, j’étais vigoureux, j’étais armé, je le tenais au bout de mon revolver, je n’avais qu’à presser la gâchette, Et cependant… cependant, non, je ne pouvais pas… Pour accomplir un tel acte, il eût fallu, me semblait-il, une énergie surhumaine. Et j’avais tout au plus la force de ne pas laisser échapper mon revolver. Si je remuais un doigt, si je risquais le moindre geste, l’arme tombait, j’étais perdu.

Et la peur grandissait en moi. Et mon pauvre cœur se cognait aux parois de ma poitrine, comme un oiseau éperdu. Mon Dieu, quelle torture ! Un cœur qui bat de la sorte finit par se rompre. Allais-je mourir ? Ce que l’homme rirait ! Ah ! mon Cerveau éclatait…

Et je sentis que cela ne pouvait durer. Il fallait se lever et bondir sur lui. Je fis un effort. I] recula, ses jambes fléchirent. Et il arriva cette chose extraordinaire, c’est que moi, l’athlète, le héros des salles de tir, enfin vaincu par l’effroi inexplicable que m’inspirait ce poltron, trahi par mes nerfs, suant la peur, je balbutiai :

— Là… derrière vous… les clefs qui sont sur la table… ouvrez le secrétaire… dans le tiroir à droite il y a des billets, de l’or… c’est pour vous… mais partez… partez vite…

Il me regarda un instant sans comprendre, puis se mit à rire, d’un rire imbécile qui me fit mal. Puis il prit les clefs, ouvrit le secrétaire, emplit ses poches avidement et s’en alla.

Je tombai évanoui…

Maurice LEBLANC.