Contes du soleil et de la pluie/57

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

LE DRAME

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Tous les soirs, en ces premiers jours d’automne qui nous réunissaient dans le grand salon du château, nous demandions à notre voisin, M. de Beautrelet, de nous conter quelqu’une de ces affaires criminelles auxquelles il fut mêlé jadis comme juge d’instruction. Il les contait merveilleusement, sans longueur, sans habileté apparente, en petites phrases sèches qui nous faisaient frissonner.

Ce soir-là, nous dûmes le prier plus longtemps. Peut-être trouvait-il un peu indiscret le tribut quotidien qu’on lui imposait. À la fin, cependant, ces dames y mirent une telle insistance qu’il lui fallut s’exécuter. Et il dit :

— J’hésitais, par égard pour vos nerfs, mesdames, car le crime auquel je pense en ce moment est certes la chose la plus horrible et la plus mystérieuse qu’il m’ait été donné de voir au cours de ma longue carrière. Mais, puisque vous l’exigez…

Il réfléchit, puis commença :

— Tout d’abord, je dois dire que l’affaire date de deux années seulement. Le mois précédent j’avais donné ma démission. Ce n’est donc pas comme magistrat que j’y fus mêlé, mais comme simple témoin, presque comme acteur. J’assistai à la chose, je la vis… je la vois encore…

C’était en juillet, dans un des coins les plus perdus de la France — et c’est là sans doute pourquoi ce crime extraordinaire ne fit pas plus de bruit. Je passais l’été chez un de mes amis, célibataire, riche, et dont le plaisir est de recevoir dans son très beau château des Cévennes les meilleures familles des villes avoisinantes. Or, après que plusieurs séries d’invités eurent défilé devant moi, il arriva une certaine Mme Andrey, dont la beauté déjà mûre était célèbre dans le pays. Ses deux filles, Henriette et Suzanne, l’accompagnaient, ainsi qu’un jeune homme, Maxime Bermont, le fiancé de l’une d’elles. Mais le fiancé de laquelle je n’aurais su le dire, tant il montrait auprès des deux sœurs une égale assiduité.

— Maxime Bermont vint en automobile. Mon ami avait la sienne. On fit de grandes excursions. C’est au cours de l’une de ces excursions… Mais soyons précis…

On partit ce matin-là à neuf heures et l’on déjeuna vers midi. Le repas fut très gai. Mon ami à beaucoup d’esprit, de l’esprit un peu bruyant et qui fait rire. Les deux sœurs s’amusaient comme des folles. Leur fiancé était tendre et plein d’entrain. Je dois dire cependant qu’il y eut entre elles et lui, vers la fin, une petite pique, pas très grave, mais assez pour que la mère se levât, prit à part le jeune homme, et tentât de rétablir la paix. Il ne sembla pas s’y prêter de bonne grâce. J’entendis qu’elle disait :

— Je le veux, vous comprenez, n’est-ce pas, Maxime, je veux qu’il en soit ainsi… sans quoi…

Que voulait-elle ? Et le jeune homme céda-t-il ? Je serais disposé à croire que non, car, lorsqu’il fut question du retour, vers trois heures, aucune de ces dames ne voulut l’accompagner, alors que, le matin, Mme Andrey et sa fille Henriette avaient effectué le trajet dans son automobile. Mon ami et moi, déjà installés, nous vîmes la discussion, qui nous parut même assez vive. Enfin, ces trois dames nous rejoignirent et, sans un mot, montèrent dans le large tonneau de notre voiture.

On partit. Maxime, seul avec son mécanicien, nous suivait à quelque distance.

Que dire de ce retour ? Rien, car en vérité il ne se passa rien, rien du moins qui mérite d’être cité. Ceci, tout au plus : vingt ou vingt-cinq minutes après le départ, Mme Andrey, incommodée par le vent et la poussière, demanda qu’on descendit la seconde glace, derrière nous. Puis, avec l’aide de ses deux filles, elle ajusta les rideaux autour de la voiture, de telle sorte que nous fûmes entièrement séparés de nos compagnes. Je note ce détail. Mais à quoi bon ! suffit-il à expliquer ?…

Nous allions très vite. Je suppose, sans pouvoir l’affirmer, que Maxime nous suivait de près, puisque sa voiture était, comme la nôtre, une vingt-quatre chevaux. Pas une fois je ne me retournai. D’ailleurs, les rideaux m’eussent empêché de le voir, Mais, par quel étrange hasard ne me suis-je point retourné pour voir ces dames ?

Donc, je ne puis rien dire. Des champs, des arbres, une grande route blanche, et cela pendant deux heures, voilà tous mes souvenirs. Et il m’est encore impossible de croire qu’il se soit passé quelque chose… surtout cela…

C’est à l’arrivée seulement Je sautai de la voiture. Mon ami me dit :

— Ouvre la portière, veux-tu ?

Je fis le tour, et soudain je poussai un cri : il y avait du sang qui coulait sur le vernis de la caisse, sur le marchepied, des filets de sang qui coulaient parmi la poussière et tombaient sur la route, D’un coup j’ouvris.

Je ne ferai pas de phrases, n’est-ce pas ? La chose brutale, toute simple, telle qu’elle m’apparut.. À droite et à gauche, deux cadavres, ceux d’Henriette et de Suzanne, et en quel état ! baignés de sang, mutilés, le visage méconnaissable et comme écrasé par quelque instrument formidable.

Au milieu, leur mère, à genoux, de buste ployé en deux. Nous voulûmes la relever. Vision horrible ! la tête était presque entièrement détachée du tronc, oui, coupée nettement et proprement, comme si la chose avait été faite par un opérateur exercé, sur une table de dissection.

Et tout cela avait eu lieu derrière nous, contre nous, en notre présence ! Et aucun bruit, aucun mouvement, rien ne nous avait avertis du drame terrifiant qu’il était matériellement impossible que nous n’eussions pas vu, impossible que nous n’eussions pas entendu. ET pourtant…

Vraiment, l’on aurait dit — ce fut l’expression dont se servit par la suite mon ami — on aurait dit la mise en scène adroitement préparée d’un prestidigitateur : tout s’effectue derrière le rideau et à proximité du public, et quand le rideau se relève, on constate des disparitions, des changements, la délivrance de telle personne enfermée dans une armoire, l’emprisonnement de telle autre. C’était à la fois sinistre et absurde, macabre et presque risible, œuvre de quelque fou furieux, à laquelle on eût pu croire que les victimes s’étaient prêtées de bonne grâce, en souriant, et comme on s’offre à faire partie d’un tableau vivant destiné à charmer ou à terrifier les spectateurs.

Nous nous regardâmes, épouvantés. Les domestiques, des gens du château arrivaient et poussaient des cris d’effroi. Mon ami murmura :

— Maxime Bermont…

De fait, lui seul, étant donné la vitesse égale de son automobile, aurait pu… Mais non, cela n’était pas admissible. Pour qu’un acte se produise, il faut qu’un certain nombre de circonstances se trouvent réunies qui le rendent réalisable.

Or, l’hypothèse qui nous venait à l’esprit involontairement était si dénuée de toute vraisemblance que nous n’aurions même pas su la formuler.

Et cependant que faisait Maxime ? Où était-il ? Mon ami me dit :

— Vite, repars, mon chauffeur va te conduire. Peut-être trouveras-tu en route quelque indice…

Je repris le chemin que nous avions suivi. Au bout de vingt minutes, après un tournant, nous arrêtâmes subitement.

Sur le bord de la route, contre le talus, il y avait une automobile renversée, brisée, tordue. À côté deux corps gisaient.

Je descendis, C’étaient Maxime et son mécanicien. Ils étaient morts. L’homme ne présentait aucune blessure apparente. Mais Maxime — et c’est là ce qui achève de donner à l’aventure toute son horreur tragique — Maxime avait été frappé entre les deux épaules de trois coups de couteau.

L’enquête fut longue. Avec mon collègue, le juge d’instruction, nous la poursuivîmes patiemment et minutieusement. En vain. Des recherches sur le passé des victimes ne nous en apprirent pas davantage. Tout au plus ce potin : Maxime Bermont aurait été, deux ans auparavant, l’ami très intime de Mme Andrey, la mère d’Henriette et de Suzanne. Voilà tout. Et pourtant je vous jure que je n’ai pas épargné ni mon temps, ni mes forces, ni mon intelligence. Mais, que voulez-vous, il y a de ces choses dont il semble que la destinée est de rester pour nous un inviolable secret. Celle-ci est au nombre de ces choses.

M. de Beautrelet se leva.

— Eh bien ? lui dit-on.

— Eh bien, quoi ?

— Mais la Suite ? la vérité sur le drame ?

— La vérité ? Mais je l’ignore. Vous me demandez une histoire de crime : je vous en raconte une. Je ne puis pourtant pas vous donner le mot d’une énigme que je n’ai pu déchiffrer.

Il nous salua et sortit,

Nous nous regardions, assez décontenancés. S’était-il moqué de nous ? Avait-il imaginé ce récit de toutes pièces, pour nous mystifier et nous punir avec esprit de notre insistance quotidienne ?

Maurice LEBLANC.