Contes du soleil et de la pluie/63

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CONTES DU SOLEIL ET DE LA PLUIE

L’INEXPLICABLE

Séparateur

Après cinq années d’amour sans espoir, voici que j’épouse la baronne d’Anglois. J’avoue que mon bonheur m’étonne moi-même. Car enfin… Et puis, tant d’obstacles me séparaient d’elle ! Mais tout cela est si mystérieux… Jamais je ne comprendrai… jamais je ne saurai…

Il y a un an, le mari de Charlotte, le baron d’Anglois, qui habitait le château de la Varaine, situé à quatre lieues du mien, fut trouvé dans son lit, mort, rappé de deux coups de couteau.

Je n’oublierai pas l’émotion que me causa cette nouvelle affreuse. Bien qu’il fût marié à celle que j’aimais, et que je le haïsse de toute la jalousie d’un amoureux rebuté, je me défendais mal contre sa bonne humeur, sa gaieté franche et sympathique. L’avant-veille encore il était venu me chercher en automobile et m’avait reconduit le soir.

Je suivis l’enquête de très près. On établit d’abord sans peine que le criminel devait connaître les habitudes du baron, heure de son coucher, la négligence avec laquelle il fermait les volets de sa chambre. Le mobile du crime restait obscur. Ni le portefeuille n’avait été volé, ni le secrétaire forcé. S’agissait-il de vengeance ?

Cette nuit-là il pleuvait. On chercha sur la terre mouillée, au-dessous du balcon que l’assassin avait dû franchir, des traces de pas. Ce furent des traces de roues que l’on découvrit, les traces absolument distinctes de deux roues de bicyclette. Oui, l’homme était venu à bicyclette, s’était jeté résolument au travers des plates-bandes qui longent le rez-de-chaussée, et là, sans descendre, afin que l’empreinte de ses chaussures ne pût être relevée, il avait appuyé sa machine contre le mur, s’était hissé sur la selle, et avait réussi de la sorte à saisir les barreaux inférieurs du balcon.

Donc, de ce côté, aucun doute. D’’ailleurs on retrouva, en remuant le sol, une de ces petites capsules de métal que l’on visse aux valves des pneumatiques, et, plus loin, sur l’herbe, une clef anglaise.

À noter aussi que l’enveloppe était recouverte d’une bande striée antidérapante, système Gravane.

Avec de tels éléments l’enquête semblait facile. Pourtant elle n’aboutit à aucun résultat. Les traces de la bicyclette, à l’aller comme au retour, se perdaient à quelque distance du parc. On recensa dans un rayon de dix lieues tous les possesseurs de machine. On en interrogea un certain nombre. Recherches inutiles. L’affaire fut classée.

De mon côté j’attendais. La bienséance m’interdisait de reparaître au château avant quelque temps. Je savais la baronne profondément affectée par la mort tragique de son mari. Ce n’était point l’heure de l’importuner de mon amour.

Or, à ma grande surprise, ce fut elle qui me relança. Le dixième mois, je reçus une lettre où elle me reprochait mon indifférence à son égard et me pressait de venir au château.

Je n’y allai pas. Et, en vérité, je ne saurais dire pourquoi, car mes sentiments n’avaient point changé.

Une seconde lettre m’arriva, plus aimable encore : « Je vous attends demain mardi sans faute », me disait-elle.

Le lendemain, après le déjeuner, je résolus de me rendre à son invitation. Et c’est alors qu’il se passa ce fait bizarre :

Le cheval que j’avais coutume de monter étant malade, j’appelai Armande, une vieille bonne qui m’a vu naître, et dont le dévouement est sans limites.

— Que diable est devenue ma bicyclette ? Voici des mois que je ne m’en suis pas servi.

Armande parut stupéfaite, Elle me regarda longuement, puis répondit d’un ton sec :

— Je ne sais pas.

Je passai mes mains sur mon front. Il fait brûlant. Je souffrais beaucoup.

Puis, d’un trait, sans hésiter, je franchis les deux étages qui me séparaient des combles, suivis un long couloir, et ouvris la porte d’une petite mansarde dont je portais sur moi l’énorme clef. Là, derrière un entassement d’objets et de meubles brisés, gisait une bicyclette.

Je la descendis dans la cour et la nettoyai, car elle était couverte de boue séchée. Puis je gonflai le pneumatique de devant. El comme je me disposais à ajuster le record de la pompe à l’autre roue, un cri m’échappa : la petite capsule de la valve manquait.

— Eh bien, quoi ? pensai-je, cela ne prouve rien. Ah ! ce serait autre chose si la clef anglaise manquait aussi.

J’ouvris fiévreusement la sacoche. Il n’y avait pas de clef anglaise.

Mes jambes fléchirent. Je dus m’asseoir sur un banc, et je fermai les yeux dans la crainte de voir ce que je ne voulais pas voir, la marque du pneumatique, et je la vis cependant, je vis parmi les rayures de l’enveloppe ce nom : Gravane.

Ainsi donc, cette bicyclette était celle dont on s’était servi. Mais qui s’en était servi ? Aucun de mes domestiques ne savait monter… D’ailleurs, quel intérêt ? Et puis, personne ne connaissait l’endroit où elle était cachée depuis le jour…

Mais, au fait, comment le savais-je, moi ? Et par quel étrange, par quel mystérieux phénomène la clef de cette mansarde se trouvait-elle en ma possession ?

J’interrogeai Armande. Elle m’examina comme la première fois, mais avec un regard triste et plein de pitié.

— Monsieur, elle est dans votre poche depuis… depuis le jour…

Et précipitamment elle s’écria :

— Mais personne ne le sait que moi, Monsieur… j’ai vu rentrer monsieur par hasard ce matin-là… et je jure que je n’ai rien dit… j’aime trop Monsieur…

Ainsi, d’après cette femme, le coupable c’était…

Je me mis à pleurer désespérément. Toute la journée je pleurai. Tant de preuves s’accumulaient qu’il ne me semblait pas possible d’échapper à une accusation aussi formidable. Il est vrai qu’on ne songeait pas à m’accuser… ou du moins les autres ne songeaient pas… Mais moi… est-ce que, dans les ténèbres de mon cerveau, toute une suite d’événements n’était pas en train de s’enchaîner avec la plus effroyable logique ?

Car enfin, admettons que cette nuit-là j’aie subi une crise de folie, que j’aie agi en état d’inconscience…… ou bien encore… au fait, tout enfant, n’étais-je pas sujet à des accès de somnambulisme ?… D’ailleurs, il y a bien des gens qui me jugent un peu bizarre, d’aucuns même détraqué.

Alors, qui sait ? J’aimais cette femme d’une telle passion ! je haïssais cet homme d’une telle haine ! Rien d’impossible à ce que j’aie combiné ce crime… à ce que je l’aie exécuté… à ce que je l’aie oublié…

Oublié ? En suis-je bien sûr ? Tant de cauchemars, depuis, ont agité mes nuits, cauchemars où la même vision revenait sans cesse un balcon que j’escalade… un homme qui dort… ma main qui se lève et qui frappe… Ah ! l’exécrable vision !

Je tombai malade.

Ce fut Charlotte qui me soigna, une Charlotte toute nouvelle, douce, affectueuse. Enfin je pus lui parler de mon amour à cœur ouvert. Elle l’accueillit avec bonne grâce. Elle aussi m’aimait, je le sentis.

Bien entendu, je ne fis aucune allusion à cette histoire stupide de mansarde et de bicyclette. Ce n’est pas à dire que je n’y pense plus… Non, j’y pense même beaucoup trop. Mais quoi ! ce sont là de ces petites obsessions auxquelles sont sujets les mieux équilibrés d’entre nous. Lorsque Charlotte sera ma femme — dans quelques jours — je me reprendrai tout à fait.

Une seule chose m’étonne : pourquoi Charlotte me regarde-t-elle parfois avec ces yeux étranges ? Pourquoi cette tendresse subite chez celle qui me montrait jadis plutôt de l’aversion ?

Elle me dit souvent :

— Vous m’aimez, n’est-ce pas ? Mais vous m’aimez par dessus tout ? Vous êtes capable de n’importe quelle action pour me conquérir ? pour me garder ?… Ah ! comme c’est bon d’être aimée ainsi !

Et elle se jette dans mes bras en frissonnant. Et je sens, contre ma poitrine, son petit cœur qui bat, son petit cœur pervers de femme…

Maurice LEBLANC.